23/02/2023

Matz (sc.), Jörg Mailliet (ill.), Sandra Desmazières (coul.), La Disparition de Josef Mengele, d'après le roman d'Olivier Guez, Les Arènes, coll. « BD », 6 oct. 2022, 192 p., 24,90 €. ISBN : 979 103 750 7143


Présentation de l'éditeur. « Découvrez l’adaptation en bande dessinée du roman d’Olivier Guez (Prix Renaudot 2017) sur la fuite et la traque de Joseph Mengele, médecin tortionnaire d’Auschwitz, surnommé l’Ange de la Mort.

1949 : Josef Mengele débarque à Buenos Aires. Caché sous divers pseudonymes, l’ancien médecin tortionnaire à Auschwitz croit pouvoir s’inventer une nouvelle vie. L’Argentine de Perón est bienveillante, le monde entier veut oublier les crimes nazis. Mais la traque reprend et il doit s’enfuir au Paraguay puis au Brésil. Son errance ne connaîtra plus de répit… jusqu’à sa mort mystérieuse sur une plage en 1979.

« C’est l’histoire d’un scorpion. Mais à chaque fois que vous retournez une pierre, il y a une mygale, un crotale, un cobra : les amis du scorpion. »
— Olivier Guez ».

 

En août 2017, Olivier Guez publiait La Disparition de Josef Mengele (éd. Grasset), qu'on adapté . Le parcours du criminel de guerre (et d'autres nazis qui ont pu échapper à la justice) a inspiré un certain nombre d’œuvres de fiction. Le personnage créé par Philip Kerr, Berhardt Günther, le croise ainsi au début des années cinquante dans l'Argentine de Perón, dans le roman Une Douce Flamme (A Quiet Flam, Quercus publishing, 2008 ; tr. fr de Philippe Bonnet, éd. du Masque, 2010). Les tribulations de Josef Mengele en Amérique latine peuvent en effet être lues comme un roman policier : celles d'un exilé volontaire qui cherche à se faire oublier, puis à échapper à la traque menée contre lui après qu'on l'ait repéré.

Aussi, la bande dessinée s'appuie-t-elle sur le parcours réel de Mengele, sans que les auteurs (Olivier Guez en premier lieu) aient eu besoin d'ajouter grand chose. Pourtant, on aurait tort de se limiter à ce premier constat, trop superficiel. Le dessin de Jörg Mailliet et les couleurs froides de Sandra Desmazières accentuent le côté sombre du personnage principal et de de nombreux autres. Les visages sont grimaçants, torturés, les yeux plissés, exorbités. On obtient un tableau proche de la paranoïa, voire même de la démence. Cela permet de voir Mengele tour à tour en proie à la peur, comme un animal chassé, halluciné (p. 131 et suiv., p. 175), poursuivi par ses propres démons (p. 113 et suiv.). Jamais il ne renie le dessein du IIIe Reich, ce qui a été accompli et qui aurait pu l'être. L'un des points les plus sensibles est constitué, à mon sens, par la rencontre avec son fils Rolf, en 1977 (p. 163 et suiv.). Ce dernier cherche à savoir ce qu'a fait son père à Auschwitz, mais la discussion tourne à la confrontation. On voit également un Mengele rongé par le sentiment de sa déchéance, lui qui est désormais ravalé au rang d'ouvrier agricole. Inutile de dire que l'atmosphère restituée est très pesante.

Par contraste, les témoins survivants encore qui participent au procès par contumace symbolique qui se tient à Yad Vashem, en 1985, sont peints dans une pleine humanité. Les visages doux sortent de l'arrière-plan noir : celui qui est leur passé et qui tapisse leurs cauchemars récurrents.

L'ouvrage permet aussi de percevoir les réseaux qui ont permis aux fuyards nazis de s'échapper, ceux qui se constituent pour les protéger. En même temps, on voit les faux-semblants et les hésitations des services ouest-allemands, au moins pendant deux décennies qui suivent la fin de la guerre mondiale. On n'oublie pas l'honorable famille Mengele, assise sur son entreprise de machines agricoles assez prospère : la « Karl Mengele und Söhne », fondée à Günzburg (Bavière). Mais on sent des hésitations sur la conduite à tenir : aider Josef ; faire semblant  de croire à sa disparition pure et simple, l'ignorer, ou le renier ? En 2009, la création de la fondation « Familie Dieter Mengele Sozialstiftung » tente de tourner le dos au passé. De même la commune de Günzburg veut-elle faire oublier qu'elle a vu naître l'Ange de la mort d'Auschwitz. On y trouve pourtant toujours une rue portant le nom du son père, la Karl-Mengele-Strasse, en l'honneur de celui qui en fut bourgmestre après 1945. Il est vrai qu'il y a également un monument commémorant les victimes du fils. On peut y lire une citation du résistant déporté Jean Amery : « personne ne peut échapper à l'histoire de son peuple ». Voilà qui désigne assez bien le point contre lequel finissent par se heurter la famille Mengele, Günzburg, et, au-delà, l'ancienne RFA.

Le récit est découpé en trois parties, chacune associée à un animal. On commence par Le Pacha, illustré par un scorpion, soit Mengele lui-même vu comme tel par Olivier Guez (voir la présentation de l'éditeur, ci-dessus). Suit Le Rat (p. 80), en regard d'une araignée. Un scolopendre vient enfin marquer l'épilogue : Le Fantôme (p. 181). Tout conduit au suicide de Mengele, en 1979.

On ne saurait trop recommander de lire La Disparition de Josef Mengele, notamment au public des lecteurs les plus jeunes. Mais la bande dessinée s'adresse aux autres, y compris les lecteurs du roman d'Olivier Guez, qui pourront alors le redécouvrir d'une autre façon.

Jérôme Ropert (sc.), Tom Graffin (sc.), Victor Lepointre (ill.), Ange Leca, éd. Bamboo, coll. « Grand Angle », 1er mars 2023, 72 pages, 15,90 €. ISBN 978 2 8189 9629 4


 Propos de l'éditeur. La Belle Époque prend l'eau et les cadavres flottent… 

Hiver 1910. La Seine submerge la capitale. Sous les eaux, Paris a des airs de Venise. Mais tout remonte à la surface : passions, rats, vieux démons… Et un corps de femme démembré, mutilé et impossible à identifier.

Ange Leca, jeune journaliste rebelle, dépendant à l’alcool et opiomane abstinent, décide de mener son enquête. Mais celle-ci va l’entraîner beaucoup plus loin qu’il ne l’imaginait et ébranler ses dernières certitudes. Et il n’est pas certain qu’Emma, sa nouvelle addiction, l’aide à garder la tête froide... ».
 
 
 
« Grand Angle » nous propose encore un bel album, bien dans l'esprit de cette collection, qui séduit d'emblée par la qualité des dessins et des couleurs. La couverture nous en offre d'ailleurs un premier aperçu.
 
Le vitryate Victor Lepointre a déjà publié deux albums. Le premier avait été publié en 2017 : La Guerre des loups, qui retraçait les combats d'un bataillon de chasseurs alpins, en 1915, pour la possession de la crête du massif vosgien du Linge (Haut-Rhin). Le deuxième, Après l'orage (avril 2021), prenait le même cadre historique, en se concentrant sur 1914 et la région de Vitry-le-François (étonnant, non ?). On y suit un jeune officier très enthousiaste qui, blessé lors de la bataille de la Marne, cherche à survivre aux traumatismes qu'il vient d'éprouver. Victor Lepointre se trouve donc dans un contexte qu'il connaît bien. Cela se ressent par la multitude de détails et le degré de précision de son dessin, qui traduisent l'importance et le sérieux du travail documentaire qu'il a effectué. L'intérieur des ateliers de confection Paquin en est un exemple, où l'on voit s'activer des dizaines de couturières. On y trouvera peut-être l'une des biaiseuses que chantait Marie-Paule Belle il y a une quarantaine d'années, chanson créée par Mademoiselle Allems en 1912. Et les détails du paysage des calanques de Piana (et son rocher en forme de cœur) ! Les couleurs deviennent alors plus vives, plus éclatantes, et opèrent un contraste intéressant avec la grisaille de Paris sous les eaux. Pourtant, par un effet d'inversion, cette grisaille se trouve alors à l'intérieur d'Ange Leca. 
Le trait de Victor Lepointre évoque une certaine parenté avec des dessinateurs comme Christian Lacroix (c'est-à-dire Christian Lax), auteur notamment de L'Aigle sans orteil (Dupuis, 2005), de L'Écureuil du Vel'd'Hiv (Futuropolis, 2012).
 
Le scénario est aussi très bien construit. Comme l'indique la présentation de l'éditeur, le journaliste Ange Leca fait une enquête à propos d'un corps mutilé. On l'a retrouvé dans une valise, emportée par la crue de l'hiver 1910. L'histoire se double par les relations qu'il entretient avec Emma, épouse du patron de son journal. On devine que les deux intrigues vont se rejoindre à un moment donné, mais le suspense est très bien entretenu jusqu'à son dénouement. Bref, la qualité du dessin et du récit contribuent à maintenir l'attention du lecteur jusqu'au bout. En revanche — mais c'est un problème récurent dans nombre de bandes dessinées —, quel agacement d'être confronté à des anachronismes de langage. Ainsi, en page 13 (puis en page 14), Ange Leca confie à son ami Octave qu'il tient un scoop, alors que les anglicismes sont très peu utilisés. Il aurait très probablement parlé d'une information très intéressante, exclusive, sensationnelle. Le CNRTL relève que l'un des premiers emplois connus de ce terme en France remonte seulement à 1957. Il n'y a cependant pas lieu d'épiloguer davantage : ce genre d'erreur est fort heureusement limité. Mais cela vient gâcher (même très ponctuellement : j'y insiste) le cours du récit pour les initiés, et, surtout, introduire dans l'esprit des béotiens l'idée qu'on pouvait s'exprimer de cette façon à cette époque.
 
Néanmoins, il faut insister sur le plaisir qu'il y a à lire cet album, à se laisser séduire par son rythme et ses dessins. Un dossier documentaire vient le clore, qui montre que les auteurs se sont inspirés de personnages bien réels : l'excentrique Raoul de Vaux ; le chef de la Sûreté, Marie-François Goron… On trouvera des informations complémentaires sur les crues de 1910, bien sûr, mais aussi sur le cabaret « L'Enfer », alors sis boulevard de Clichy.

15/01/2023

Fabrice Erre, Réseau-boulot-dodo, Fluide glacial, 5 mai 2022, 56 pages, 12,90 €. ISBN : 979 1 0382 0389 1



Présentation de l'éditeur. « Tel un sociologue Fabrice Erre se fait l’observateur de notre quotidien d’Homme moderne.
Déverrouiller son téléphone. Swiper. Partir au boulot. Se prendre une fusée sur la tête.
Rentrer. Dormir. Recommencer.
Notre vie est souvent rythmée par un quotidien bien millimétré, la routine s'installe dans nos vies. Quoi de mieux alors que les réseaux sociaux pour s'évader et communiquer.
Fabrice Erre s’attaque aux train-train quotidiens modernes, avec son humour cartoonesque qui touche pile là où ça fait mal. Il pointe du doigt l’importance et l’impact qu’ont les réseaux sociaux et Internet dans nos vies, les dérives et surtout les fous rire qui s'en suivent ». 



Réseau - Boulot - Dodo : l'album drôle qui fait rire, en vrai !
 
C'est toujours un plaisir que de découvrir un nouveau titre de Fabrice Erre. Des personnages caricaturaux, mais près de la réalité — ben… nous, quoi… — ; de petits détails  dans le cadre de la vignette, qui, quand on a découvert cette pratique graphique, amènent à lire et relire la BD ; des situations loufoques… 
 
La couverture résume à elle seule ce que l'on trouvera dans les pages intérieures. On est au milieu de ruines antiques — un Parthénon à la mode Erre — : les statues ont un pouce en l'air, quelle que soit leur attitude (le discobole qui se concentre sur son tir, tout en pensant à tendre le pouce…) ; une autre, sorte de Colosse de Rhodes qui aurait échappé aux destructions, vient de perdre sa main droite —  au pouce redressé, comme il se doit —, qui 'est écrasé sur un touriste — dont le pouce est courbé. La scène est photographiée par d'autres touristes, qui brandissent leur smartphone, concentrés sur la main du pseudo-Colosse, mais complètement absents aux ruines qu'ils traversent comme s'il n'était qu'un décor : leur cliché ne doit témoigner que de leur présence dans un lieu prestigieux (on a droit au selfie d'une touriste, preuve de la preuve : j'étais là !). Le malheureux écrasé par la main qui a chu, tente, lui, d'attraper son smartphone dans un dernier geste désespéré — et désespérant —, afin d'immortaliser son drame.
 
Il est difficile de décrire le contenu de l'album, qui tourne évidemment autour du numérique, des réseaux sociaux, et de leur emprise sur la vie quotidienne des personnages. Fabrice Erre tourne leur usage (et les utilisateurs) en dérision, en les plaçant dans des situations complètement absurdes : un troll qui débarque à la table d'un couple huppé, dans un restaurant très chic ; un premier rendez-vous sentimental qui dégénère ; la malédiction de l'iPhone 12… On ne négligera pas les planches avec un seul dessin — ça doit avoir un nom, ces trucs-là —  : un prisonnier photographié de face (brute épaisse) et de profil (façon selfie), etc.
Réseau - Boulot - Dodo n'est pas pour autant un travail moralisateur. Si on veut vraiment des enseignements pour la vie, pourquoi pas. Mais chaque histoire est d'abord conçue comme un prétexte à rire : ce serait dommage de passer à côté.

07/12/2022

Philippe Pelaez (sc.) et Gilles Aris (ill.), L'Écluse, 64 p., éd. Bamboo, coll. « Grand Angle », 10 août 2022, 15,90 €. ISBN : 978 2818 978 238



Présentation de l'éditeur. « Il est des eaux moins paisibles qu’elles en ont l’air

Trois noyées en moins d’un an…
C’est beaucoup pour la petite écluse dont s’occupe Octave.
Dans le village, les rumeurs vont bon train et le jeune éclusier un peu attardé au visage déformé a tout du suspect idéal. L’émoi est tel que deux policiers de la ville viennent enquêter pour tirer cette affaire au clair, mais aussi pour faire face à la fureur des habitants bien décidés à rendre la justice eux-mêmes.
Les eaux de la rivière sont paresseuses, mais dans ses méandres, la cruauté et la méchanceté ne sont jamais très loin ».


D'un côté Octave, difforme, muet et souffre-douleur. De l'autre, Fanette, en jeune fille qui cherche à le protéger. Et enfin Alban, en petite terreur qui règne sur le village. On a ici les ingrédients qui font immanquablement penser aux personnages de Notre-Dame de Paris : Quasimodo, Esmeralda, Claude Frollo… On y est d'autant plus incité que la couverture de l'album montre Octave sauvant Fanette, référence explicite à ce que l'on a pu lire dans le roman de Victor Hugo.
D'autres références viennent pourtant en tête, notamment dans le cinéma : Panique (1946), de Julien Duvivier, que Patrice Leconte reprend en 1989 sous le titre M. Hire, les deux étant l'adaptation du roman de Georges Simenon,
Les Fiançailles de monsieur Hire (1933). On pense aussi à Fury, de Fritz Lang (1936), etc. Le thème de l'injustice n'a cessé d'inspirer, sur le terreau des jalousies, des mesquineries villageoises, des petits pouvoirs que les uns s'arrogent sur de plus faibles, et de la vindicte populaire attisée par les forts en gueule. Les auteurs de L'Écluse y ont ajouté d'autres thèmes, que ce soit celui des discriminations, du poids des histoires intra-familiales, etc. Le lecteur ne se perd pas avec cette multiplicité d'approches, et c'est d'ailleurs l'un des mérites de l'album que d'y avoir réussi.

Si l'on reprend l'évocation que l'on a faite de
Notre-Dame-de-Paris, il faut dire qu'on n'a pas affaire à une banale réplique, ce qui n'aurait pas beaucoup d'intérêt. Les premières différences, comme on s'en doute, tiennent à l'espace et à la période.

L'action se déroule en effet dans un petit village du Quercy, Douelle (arrondissement de Cahors), qui s'est développé dans un méandre du Lot. Il ne semble pas, sauf erreur, qu'il y ni canal, ni écluse, par conséquent. C'est en tout cas ce village dont Jean Fourastié a retracé l'évolution entre 1945 et 1975, étude qui lui a permis de concevoir l'idée des Trente Glorieuses[Jean Fourastié,
Les Trente Glorieuses ou la révolution invisible de 1946 à 1975, Fayard, 1979). Mais les auteurs n'y ont pas fait référence.  On peut les remercier d'avoir limité les clichés sur le Sud-Ouest. Si « con » apparaît comme un signe de ponctuation vocal, les tentatives de restituer le parler local en restent là. Cette subtilité laisse au lecteur toute latitude pour imaginer que l'intrigue peut finalement se placer n'importe où en France. On est ainsi, et très heureusement, bien loin des lourdes pagnolades de Claude Berry (1986).
 
L'époque diffère également et embrasse le troisième quart du XXe siècle. On part de la Libération de la région jusqu'au début des années soixante. Au cours de cette quinzaine d'années, les relations au sein du village sont imprégnées par ce qui s'est passé sous l'Occupation. Octave apparaît comme une synthèse vivante de cette atmosphère.

Le dessin décontenance un peu. La physionomie des personnages présente en effet un tracé assez anguleux, assez nerveux, comme on en trouvait sous le crayon de Jean Tabary, avec ses Totoche ou Corinne et Jeannot. Dans L'Écluse, on a l'impression que cette façon de les restituer est destinée à mettre certains protagonistes sur un pied d'égalité avec les infirmités d'Octave : le monstre n'est pas celui que l'on pourrait croire.
 
On note cependant des maladresses, avec quelques rares anachronismes ou bizarreries. Les mêmes gendarmes portent au côté un bâton de gardien de la paix, alors qu'ils en sont dépourvus dans les autres vignettes, et que, surtout, cet outil ne fait pas partie de leur équipement quotidien (sauf dans une régulation du trafic). Ils peuvent porter des cheveux exagérément longs (p. 55-56). On a aussi un drapeau nazi qui a bizarrement été placé sur la façade de l'église du village (p. 5). Sur la même page, un militaire libérateur est accoutré en soldat français de la Première Guerre mondiale. On a un modèle assez rare de 2cv (p. 24), qui présente une malle bombée à l'arrière : quelques entreprises s'y étaient essayées avant que Citroën sorte la 2CV AZLP en 1957.

Il n'empêche que les qualités de l'album l'emportent très largement, tant du point de vue du scénario (notamment pour l'épilogue, dont on ne dira évidemment rien) que du dessin.

21/11/2022

Jean-Yves Le Naour (sc.) et Emmanuel Cassier (ill. et coul.), L' Affaire Markovic, 88 pages, coll. « Grand Angle », éditions Bamboo, 31 août 2022. ISBN : 978 2818 988 695



Présentation de l'éditeur. « Le scandale politique qui a fait vaciller la Ve République
En 1968, Charles de Gaulle est un président vieillissant qui semble de plus en plus déconnecté du peuple. Dans l’ombre, la guerre de succession a déjà commencé. Le 1er octobre, le corps de Stefan Markovic, un Yougoslave travaillant pour Alain Delon, est retrouvé dans une décharge. À partir de cette sordide histoire criminelle s’échafaude un incroyable complot politique destiné à mêler le nom des Pompidou à l’affaire. Une histoire de guerre de succession, de coup bas, d’affaire de mœurs inventée de toute pièce dans le but d’empêcher Pompidou d’accéder à la présidence, par tous les moyens, même les plus sales ».
 
 
 
Cinquante ans après, l'affaire Marković n'est probablement plus guère dans l'esprit de beaucoup. D'autres l'ont aussi recouverte, notamment la disparition du ministre Robert Boulin, en octobre 1979, avec des points communs : scandales politiques touchant des personnalités politiques en vue et le sommet des institutions ; résolutions définitives qui n'ont jamais été acquises ; alarme d'opinion publique sensible, etc. Les principaux ingrédients sont là pour répondre à la définition du mot scandale : « Ce qui paraît incompréhensible et qui, par conséquent, pose problème à la conscience », mais aussi « grave affaire à caractère immoral où sont impliquées des personnes que l'on considérait comme honorables, dignes de confiance ».
 
Cette affaire Marković n'est cependant ni la première de la Ve République, ni la dernière. On renverra notamment à l'album réalisé par Bruno Collombat et Étienne Davodeau, Cher Pays de notre enfance. Enquête sur les années de plomb de la Ve République (Futuropolis, 2015), dont on a rendu compte sur ce même site. Il y était question du Service d'action civique (SAC), organisme occulte placé au service du pouvoir gaulliste, lié au « milieu » de la délinquance (comme celle qui nous occupe ici). Ces faits permettent de nuancer l'accroche de la présentation de l'éditeur : cette affaire n'a guère fait vaciller la V<sup>e</sup> République (qui a survécu, depuis). Mais elle a été l'un des coins enfoncés dans la crédibilité du corps politique, et notamment du pouvoir, et l'un des éléments qui ont contribué à la perte de confiance des citoyens dans la réalité de la démocratie.
 
Mais on y voit aussi l'importance du rôle de la presse. Les auteurs ont créé le Pierre Lefebvre, journaliste au Figaro, pour en faire le personnage central de l'histoire. On suit son enquête, qui prend racine assez fortuitement lors de la découverte du corps de Stevan Marković dans une décharge publique d'Élancourt. Peu à peu, il élargit son investigation à des cercles qui n'ont a priori pas de relations entre eux : des émigrants yougoslaves ; la police ; des services secrets ; le banditisme avec François Marcantoni ; les milieux politiques avec l'ancien député Pierre Lemarchand ; jusqu'à Alain Delon, comme employeur de Stevan Marković, etc. Le tout évoque le principe des poupées gigognes, abritant chacun une affaire particulière. Cela aboutit à mettre en cause l'ancien Premier ministre Georges Pompidou, par le biais de sa femme qui aurait participé à des soirées réprouvées par la morale, organisées par Marković

Peu à peu se dessinent les difficultés relationnelles entre Pompidou et de Gaulle, qui auraient leurs racines dans la gestion du mouvement de mai 1968. Les auteurs présentent le premier comme ambitionnant de succéder au second, ce qui fait grincer quelques dents (celles des compétiteurs à venir) : ce qu'il fit très rapidement en annonçant sa candidature potentielle avant le référendum du 27 avril 1969. Il fait aussi preuve d'un dynamisme peu commun dans la tourmente qui le vise, au lieu d'en être accablé. Le président de la République est, lui, dépeint en vieillard entouré de courtisans peu scrupuleux, multipliant les erreurs d'appréciations et courant vers un échec politique inéluctable et une sortie peu glorieuse. L'atmosphère est clairement celle d'une fin de règne…
 
On le voit, les faits repris par les auteurs le sont avec une certaine liberté, qu'autorise d'autant plus le fait que leur éclaircissement n'est toujours pas fait. Mais au-delà du scandale que cette affaire a alors provoqué, l'album met en avant la nature d'une démocratie. Elle apparaît solide par ses institutions, par la protection offerte par la liberté de la presse. Mais elle se révèle à la fois fragile, par les intrigues qui se nouent au sein du pouvoir, et les rumeurs colportées par la même presse. 

Le développement progressif de l'intrigue permet de tenir le lecteur en haleine dès le départ, avec un regard qui se déplace au gré des différents protagonistes. Le scenario est aussi très bien soutenu par l'efficacité du dessin d'Emmanuel Cassier. Le style a priori classique, rappelant Edgard Félix Pierre Jacobs (Edgar P. Jacobs), permet de mieux se replacer dans le contexte de la fin des années soixante, d'autant que les détails ont été soignés : les vêtements, les coiffures, la cigarette omniprésente… Le choix des différents angles de vue retenus et leur enchaînement renforcent la dynamique de l'histoire. Un petit dossier final rassemble enfin des éléments sur cette affaire et ses suites.

08/11/2022

Martine Gasparov (sc.), Emilie Boudet (ill.), Toute la philo en BD, co-éd. La Boîte à Bulles-Belin Éducation, 26 janv. 2022, 64 pages, 9,95 €


L'Art

« Qu’est-ce que l’art ?
Tout le monde peut-il être un artiste ?
Une œuvre d’art peut-elle être immorale ? ».

ISBN 979-10-358-2097-8



 

 

 

La Vérité


« Peut-on distinguer facilement le vrai du faux ?
Comment être assuré de connaître la vérité ?
Le mensonge est-il toujours condamnable ? ».

ISBN 979-10-358-2100-5 

 

 

 

 

 

La Technique

« La technique est-elle une spécificité humaine ?

Le perfectionnement des techniques est-il un facteur de progrès pour l’humanité ?

Les technologies modernes sont-elles libératrices ? ».

ISBN 979-10-358-2164-7 

 

 

La Nature

« Peut-on distinguer la nature de l'artificiel ?
La nature humaine existe-t-elle ?
Avons-nous des devoirs envers la nature ? ».

ISBN 979-10-358-2159-3 







01/06/2022

Colin Robineau, Devenir révolutionnaire. Sociologie de l’engagement autonome, La Découverte, coll. « Sciences humaines », 7 avril 2022, 218 p., 20 €. ISBN : 9782348066719


Propos de l'éditeur. « Composé de quelques milliers de personnes en France, le milieu autonome rassemble des groupes aux pratiques diverses et aux influences idéologiques hétérogènes, dont les « zadistes » et le « black-bloc » ne sont que les fractions les plus médiatisées. Parfois désigné sous les catégories d’« ultragauche » ou de « mouvance anarcho-autonome », fédéré autour d’une critique anticapitaliste et antiétatique, ce microcosme politique reste, en dépit d’une visibilité accrue dans les mouvements sociaux, difficilement accessible. Qui sont ces activistes ? Que pensent-ils ? Comment se sont constituées leurs dispositions à l’action contestataire ? Quels sont leurs parcours et leurs motivations ?

À partir d’une vingtaine de récits de vie, cet ouvrage invite le lecteur à se plonger dans un jeu de piste qui, depuis la petite enfance des militants jusqu’à aujourd’hui, cherche à comprendre la genèse de leurs révoltes, les formes de leur socialisation politique et les ressorts de leurs engagements, pour répondre à une question à la fois simple et ambitieuse : comment devient-on révolutionnaire ?

Se dessinent ainsi, au fil des pages, des propriétés, des expériences et des trajectoires communes qui donnent à voir, loin des fantasmes que suscite le lexique de la radicalité, la fabrique des militants autonomes. Car on ne conteste l’ordre social ni par hasard ni sous le coup d’une illumination politique. Ici comme ailleurs, les individus agissent autant qu’ils sont agis. Et c’est précisément ce qui les pousse à agir dont ce livre entend rendre compte ». 

 

Colin Robineau est sociologue, chercheur associé au laboratoire Carism (Centre d'Analyse et de Recherche Interdisciplinaires sur les Médias) de l’université Paris II et enseignant à l’université de La Réunion. Sa thèse de doctorat en Sciences de l’information et de la communication, préparée sous la direction de Valérie Devillard, était intitulée : La politisation en terrain militant « radical ». Ethnographie d’un squat d’activités de l’Est parisien. Elle a été soutenue en novembre 2017. Il a notamment publié deux articles (entre autres) liés à ses recherches et donc directement au sujet du présent ouvrage :

  • « S’engager corps et âme. Socialisations secondaires et modes de production du militant "autonome" », Agora débats/jeunesses, n° 80, 2018, p. 53-69.
  • « Constituer un contre-public en marge des médias : négociations, circulations et normativités d’un discours ‘révolutionnaire’ au sein d’une cantine de quartier », Études de communication, n° 47, 2016, p. 131-148.
  • Pour examiner ce qui conduit à un engagement révolutionnaire, Colin Robineau s'est intéressé au mouvement autonome, qui s'est développé en France à la fin des années soixante-dix (mais aussi en Italie et en Allemagne) notamment à la faveur de la lutte contre le nucléaire. Mais il a repris de la vigueur par la suite, notamment lors des manifestations de 2006 contre le CPE (pas conseiller principal d'éducation, mais contrat première embauche) et encore aujourd'hui, notamment dans certaines ZAD. Nuançons tout de suite le singulier utilisé : il y a autant de formes dans le mouvement autonome qu'il y a de groupes. L'étude de Colin Robineau suit l'un d'entre eux et ne prétend donc pas à recouvrir l'extrême diversité. L'intérêt de son travail tient cependant à l'étroitesse du corpus, qui permet une étude très fine de dix-huit militants et une exploration de dix-huit cas particuliers.

    Comme cela a été le cas pour les Black Blocs (voir le compte rendu sur ce même site du livre de Francis Dupuis-Déri : Les Black Blocs. La liberté et l’égalité se manifestent, éd. Lux, coll. « Instinct de liberté », rééd. 2019, 344 p., 14 €), on retrouve la même difficulté des médias à qualifier et expliquer ce qu'est le mouvement autonome, et les mêmes clichés : l'ultra-gauche est un mot suffisamment vague pour le désigner, tout en attisant les peurs. Comme pour les Black Blocs, la distance prudente respectée par les autonomes n'a pas contribué à améliorer les choses. Bref, de tels groupes sont spontanément associés à une idée de violence : la marginalité (et surtout ce qui est inconnu) continue de faire peur.

    L'étude de Colin Robineau s'appuie donc sur dix-huit entretiens qu'il a menés avec des militants d'un squat parisien, La Kuizine, lors de l'observation qu'il avait faite entre 2013 et 2015 pour les besoins de sa thèse. La proximité qu'il réussi à établir lui a permis de cerner les éléments sociologiques qui conduisent à l'engagement autonome, ce processus conduisant à ce qu'il qualifie de « carrière militante ».

    Pour nous les donner à comprendre, Colin Robineau suit une voie chronologique très claire. Il cherche d'abord à reconstituer les aspects qui forment le contexte  personnel du militant, à commencer par la famille, puis les cercles relationnels qui se dessinent au cours de la scolarisation. Sur la base de cette socialisation, l'auteur voit ensuite comment on entre dans un mouvement et quelles trajectoires peuvent se dessiner.

    Parmi les principaux déclencheurs de l'engagement, la culture joue un rôle important. Les témoignages font état de l'influence de films, ceux de Ken Loach en particulier, de la lecture de journaux critiques indépendants comme Le Diplo, de livres de militants (notamment anarchistes), de penseurs comme Raoul Vaneigem, etc. Le milieu familial s'avère souvent déterminant. D'origines sociales très diverses (pas seulement les classes moyennes embourgeoisées, pour reprendre le cliché habituel) souvent mixtes (soient des milieux sociaux différents), les parents ont été influencés (à des degrés divers) par le contexte politique des années soixante à quatre-vingts, qu'ils ont connu comme enfant, adolescent ou jeune adulte. Cela a permis à leurs enfants de développer une sensibilité particulière et critique aux formes de la socialisation : l'école est ainsi perçue comme le lieu même de la reproduction sociale, qu'il faut donc rejeter. En cela, l'auteur dit qu'elle est le « terreau d'une humeur anti-institutionnelle », parfois favorisé par le rôle d'enseignants critiques dans la socialisation politique. Cela ne se traduit pas par un rejet global de la culture, notamment académique : elle est jugée au contraire comme un moyen dont il faut s'emparer pour le retourner par la suite. C'est un trait commun avec bon nombre de groupes anarchistes, très attachés à l'idée d'un développement de l'autonomie intellectuelle (et donc de la construction d'une distance au monde) grâce à l'éducation populaire et à une familiarisation avec la culture dominante. Mieux connaître et combattre l'ennemi de classe, c'est d'abord s'approprier ce qui le constitue intellectuellement.

    Cette distanciation qui s'établit progressivement prend, pour ces militants, des formes de ruptures radicales. On a évoqué leur antagonisme avec l'école (au sens large), mais il y a souvent une coupure avec le milieu familial (et un rejet du modèle de socialisation que les parents ont bâti), le refus de trouver une activité professionnelle dans une entreprise, une opposition à la loi, etc. La volonté de développer une culture académique peut alors sembler étonnante (si on a lu trop vite ce qui précède) ; elle contribue au contraire à la construction d'une certaine distinction : on se situe dans les marges de la société, mais c'est un choix réfléchi et argumenté. Un certain nombre des militants se sont ainsi engagés au moment de leurs études supérieures (notamment à Tolbiac).

    De là, une contre-culture se bâtit, qui favorise l'entre-soi en même qu'une resocialisation. Cependant, la vie commune au sein du squat (fréquenté à temps partiel ou totalement), qui a pour objectif la liberté la plus large, conduit chacun à être sous la contrainte du groupe. On retrouve ainsi les observations des historiens qui ont étudié les communautés villageoises de l'Ancien Régime : la protection qu'elles apportent plus ou moins à ses membres suppose le respect des normes sociales et un encadrement étroit. Cela montre que les groupes autonomes ont leurs règles et même des rites (pour y entrer, y demeurer, il faut faire ses preuves), et donc une organisation sociale, à rebours des stéréotypes colportés avec complaisance. C'est une véritable micro-société.

    Cette vie de réclusion volontaire implique-t-elle de n'en plus sortir ? Évidemment non : certains militants reprennent leurs études, par exemple ; l'investissement dans la brasserie de La Kuizine est aussi un moyen de sortir du squat et de se projeter dans d'autres activités. Colin Robineau note que ces militants restent marqués par leur expérience, et demeurent engagés dans les mouvements sociaux.

    Jean-Yves Le Naour (sc.), Iñaki Holgado et Marko (ill.), Aretha Battistutta (coul.), <i>Le réseau Comète. La ligne d'évasion des pilotes alliés</i>, Bamboo, coll. « Grand Angle », 56 p., 31 mai 2023. ISBN 978 2 8189 9395 8

    Présentation de l'éditeur . « Des centaines de résistants de « l’armée des ombres », discrets, silencieux, un « ordre de la nuit » fait...