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07/05/2022

Pierre Alary et Sorj Chalandon, Retour à Killybegs, éd. Rue de Sèvres, 13 février 2019, 160 p., 20 €

 


Présentation de l’éditeur. « Toute ma vie j’avais recherché les traîtres, et voilà que le pire de tous était caché dans mon ventre. Tyrone Meehan figure mythique de l’IRA et traître à la cause nationaliste irlandaise pendant une vingtaine d’années a été dénoncé par les Anglais. Maintenant que tout est découvert, ils vont parler à ma place. L’IRA, les Britanniques, ma famille, mes proches, des journalistes que je n’ai même jamais rencontrés. Certains oseront vous expliquer pourquoi et comment j’en suis venu à trahir. Des livres seront peut-être écrits sur moi, et j’enrage. N’écoutez rien de ce qu’ils prétendront. Ne vous fiez pas à mes ennemis, encore moins à mes amis. Détournez-vous de ceux qui diront m’avoir connu. Personne n’a jamais été dans mon ventre, personne. Si je parle aujourd’hui, c’est parce que je suis le seul à pouvoir dire la vérité. Parce qu’après moi, j’espère le silence. Tyrone Meehan raconte sa vie gâchée, la violence familiale, sa confusion jusqu’à sa trahison. Retour à Killybegs respire la passion et le désespoir d’un homme qui, un jour, n’a pas eu le choix et s’est enfoncé dans la nuit et dans la honte ».

 

On a rendu compte de la bande dessinée réalisée par Pierre Alary à partir du roman de Sorj Chalandon : Mon Traître. Antoine, un journaliste français (et double de Sorj Chalandon), racontait sa rencontre avec Tyrone Meehan, l’un des chefs de l’IRA, dont il apprend plus tard la trahison. On sait que le roman a été inspiré par une situation réelle, Tyrone Meehan étant en réalité Denis Donaldson, effectivement assassiné par son organisation.

Dans l’ouvrage éponyme publié chez Grasset en 2011, Sorj Chalandon a approfondi dans Retour à Lillybegs les raisons qui expliquent le retournement de Meehan. On y voit son engagement politique et militaire, mais aussi son questionnement à l’égard de l’action terroriste de l’IRA suite à de nombreux événements douloureux : la perte de ses amis ; son arrestation et ses conditions de détention ; l’emprisonnement de son fils ; la grève de la faim et la mort de militants dont Bobby Sands, etc. On y voit surtout les manœuvres des services britanniques, attisant les divisions. Cela rappelle des pratiques telles que la « bleuite », pendant la guerre d’indépendance algérienne : l’armée française avait réussi à diffuser des rumeurs de trahison dans les rangs des nationalistes. Des exécutions sommaires en ont décimé les rangs, à commencer par les cadres les plus impliqués. C’est exactement ce qui se passe avec Tyrone Meehan, qui pense agir pour faire advenir la paix en Irlande du Nord, mais finit par être manipulé par les Britanniques. Avec ce poison qui s’est diffusé dans les rangs de l’IRA et dans sa propre famille, il ne put jamais réussir à expliquer ce qu’il en était réellement : pris au piège, il était devenu un traître, et la seule issue consistait en son exécution.

C’est toute cette descente aux enfers que Pierre Alary et Sorj Chalandon nous donnent à voir, après montré le héros nationaliste que Tyrone Meehan était devenu et qui faisait l’admiration de tous : la désillusion et la haine ne pouvaient pas trouver de meilleur combustible pour s’embraser. « Le salaud, c’est parfois un gars formidable qui renonce », annonçait la jaquette de Mon Traître. S’il est quelque chose à quoi Tyrone Meehan a dû renoncer, c’est aux siens : c’était déjà une exécution, sociale ; les balles de l’IRA n’ont donc atteint qu’un homme déjà mort. Denis Donaldson fut abattu le le 4 avril 2006 ; ici, Tyrone Meehan connaît le même sort un an plus tard, le 14 avril 2007. On ne sait qui furent les auteurs de cet assassinat ; l’album indique « qu’un groupe républicain opposé au processus de paix a revendiqué son exécution pour cause de trahison ».

On trouvera ainsi bon nombre de réponses aux interrogations qui posaient clairement Mon Traître, et à d’autres dont on ne prend conscience qu’à la lecture de Retour à Killybegs. Il est donc indispensable de reprendre la lecture du premier pour bien apprécier ces deux volumes. On retrouve toutes les qualités qui avaient déjà été soulignées : un récit très prenant, qui s’inspire de la réalité historique mais aussi de ce qu’a pu observer Sorj Chalandon, servi par une illustration d’une rare qualité.

02/05/2022

Jean-Yves Guengant, Nous ferons la grève générale. Jules Le Gall, les anarchistes et l’anarcho-syndicalisme à Brest et en Bretagne, éditions Goater, coll. « Mémoires immédiates », 14 mars 2019, 256 p., 18 €



Présentation de l’éditeur. « Dans la Bretagne de la première moitié du XXe siècle, les Anarchistes ont pu créer à Brest et Lorient de véritables enclaves libertaires. Jules Le Gall (1881 – 1944), militant ouvrier à l’arsenal de Brest, puis libraire, en devient la figure la plus connue. Il s’attire de violentes attaques de ses adversaires, qui le surnomment le « camelot » de l’Anarchie. Fondant le groupe libertaire brestois, il veut créer une Maison du Peuple, qui saura allier la force de la revendication à la beauté de la culture. Le théâtre devient un moyen de divertir et d’éduquer le peuple.

Après la guerre, pacifiste convaincu et militant internationaliste, il se bat pour le droit d’asile pour les anarchistes espagnols et italiens. Son grand combat sera la création d’un comité de défense des anarchistes américains, Sacco et Vanzetti. Il accueille également Nestor Makhno à Brest en 1927.

La guerre d’Espagne sera son dernier combat, le prélude à un conflit généralisé, qu’une seconde fois, les militants révolutionnaires n’auront pas pu empêcher.

Dénoncé en 1941 auprès des Allemands comme anarchiste et franc-maçon, il sera arrêté, et décède au camp de Buchenwald en juin 1944. « Oublié » dans l’euphorie de la victoire et effacé de la mémoire ouvrière.

Son histoire est une histoire de solidarité et d’amitié. Autour de lui, un cercle d’amis prend vie : Victor Pengam, le syndicaliste, promoteur du cinéma militant et des « pupilles » de la CGT, René Lochu, et ses amis de la Maison du Peuple.

Jean-Yves GUENGANT a publié des ouvrages et des articles consacrés aux mouvements utopistes en Bretagne. Son dernier ouvrage : « Pour un nouveau monde – les utopistes bretons au XIXe siècle », Apogée, 2015.
Il vit à Brest.

Le livre est fortement illustré de documents d’époque, d’affiches et de photographies ».

 

Dans le présent ouvrage, Jean-Yves Guengant retrace le parcours de Jules Le Gall, ouvrier à l’arsenal de Brest, antimilitariste et anarcho-syndicaliste. D’un dévouement extrême aux causes qu’il défend, le personnage prend une ampleur importante dans la première décennie du XXe siècle, aux côtés d’autres militants comme Victor Pengam. En 1903, ceux-là créent un groupe de la Jeunesse syndicaliste, destinée à former les jeunes ouvriers. Jules Le Gall contribue à l’extension du syndicaliste dans le Finistère, notamment au sein des ouvrières des conserveries de Douarnenez. Il œuvre notamment à la grève générale de février-mars 1904, qui montre la puissance du mouvement social à Brest. Mais compte tenu de l’extrême indigence des conditions de vie des ouvriers mais aussi de l’intransigeance de la préfecture maritime et des élites locales, les rapports sociaux sont très tendus. Ceux qui sont identifiés comme les meneurs sont l’objet d’arrestations et de poursuites judiciaires. Comme Victor Pengam, Jules Le Gall est interpellé à plusieurs reprises, notamment en août 1907, cette fois pour des motifs graves : incitation au meurtre, au vol, au pillage, et à la grève générale. Condamné, il est rapidement libéré, mais il perd son emploi à l’arsenal. À partir de ce moment, Jules Le Gall devient gérant d’une librairie coopérative : cela décide de son orientation vers l’action politique, et il travaille à la propagande libertaire, tout en restant fidèle aux principes qu’il n’a cessé de défendre. En 1910, il se présente aux élections législatives, ce qui peut surprendre de la part d’un anarchiste ; mais c’est en qualité de candidat abstentionniste, et dans le cadre d’une campagne anti-parlementaire.

Après la première guerre mondiale, Jules Le Gall entre au Grand Orient de France, tout en continuant à militer comme libertaire. Il anime un comité en faveur de Sacco et Vanzetti. Le groupe libertaire brestois accueille également l’anarchiste ukrainien Nestor Makhno à l’été 1927. Jules Le Gall prend part à la lutte anti-fasciste ; son groupe envoie des vêtements et des vivres en Catalogne, et organise le recueil des orphelins de guerre. L’occupation de Brest commence le 19 juin 1940. Jules Le Gall est interrogé en décembre par la police allemande sur ses activités au sein de la franc-maçonnerie. En juillet 1941, il est arrêté pour les mêmes faits. Interné à Nantes, il est transféré à Nantes puis au camp de Royallieu. Il est finalement déporté en janvier 1944 au KL de Buchenwald, où il meurt le 13 juin suivant.

En dépit d’erreurs typographiques assez vénielles (des majuscules non justifiées ; des signes de ponctuation mal placés, etc.), le principal intérêt de l’ouvrage de Jean-Yves Gueugant tient à la qualité de ses sources, aussi bien bibliographiques qu’archivistiques. Il contribue à la réintroduction de Jules Le Gall dans la mémoire du mouvement social. Au travers de ce personnage, on perçoit les difficultés du monde ouvrier dans la défense de ses intérêts, et, finalement, des profondes limites du système démocratique. On comprend particulièrement bien qu’il n’est pas de progrès social sans lutte : rien n’est concédé ; tout est à protéger. À se promener dans les rues de Brest, on pourrait se laisser prendre par leur quiétude qui camoufle ce qu’a été son passé ouvrier, ce qui vaut pour n’importe quel autre endroit. On se rappelle à ce propos l’excellente bande dessinée de Kris et Davodeau, consacrée aux conditions dans lesquelles l’ouvrier et ancien résistant Édouard Mazé est mort le 17 avril 1950 : Un Homme est mort (Futuropolis, 2006)1.

L’autre intérêt de cet ouvrage tient à l’abondance de la documentation reproduite, très diverse : en plus des encarts, elle pourra servir aux enseignants qui voudront travailler sur le mouvement ouvrier, même si, malheureusement, les programmes ne s’y prêtent guère. On peut cependant regretter que ces reproductions n’aient pas été mieux exploitées, sous la forme d’une analyse critique par exemple, même brève, ce qui aurait été très appréciée. En revanche, ont été particulièrement remarquées les annexes, qui complètent encore la documentation par de larges extraits de discours, d’articles, etc. On a également un lexique, qui ne se contente pas d’apporter des définitions mais de les placer dans le contexte des luttes sociales brestoises, une chronologie assez fournie, ainsi qu’un très utile index des personnes.



1. Cette bande dessinée a inspiré le long métrage d’animation de Olivier Cossu, 2017.

18/09/2019

Stéphane Heurteau, Long Kesh. Bobby Sands et l’enfer irlandais, éd. du Long Bec, 18 sept. 2019, 160 p., 20 €. ISBN 978-2-37938-030-3


Présentation de l’éditeur. « Un roman graphique poignant, consacré à la détention et la mort de Bobby Sands, grande figure de l’IRA, incarcéré dans la prison de Long Kesh. Entre récit historique, polar et reportage… ».

 

Les luttes qui ont marqué l’histoire de l’Irlande au XXe siècle constituent un thème dont la bande dessinée s’est emparée. On avait d’ailleurs rendu compte dans la Cliothèque de l’adaptation du roman de Sorj Chalandon, Mon Traître. Pourtant, si l’Irlande fait partie de l’Union européenne, son passé récent est assez mal connu : n’apparaissant jamais dans les programmes d’histoire-géographie en France, il a rejoint néanmoins l’imaginaire révolutionnaire avec toute la subjectivité que cela représente. Aussi, chaque nouvelle publication est l’occasion de s’interroger sur cet objet particulier.

Long Kesh n’échappe à ce principe, d’autant qu’il s’inscrit dans la réalité : celle du combat de Booby Sands et de ses compagnons de l’IRA contre l’oppression britannique. Ce qui frappe d’abord le lecteur, c’est le dessin. Les couleurs sombres dominent des lignes sobres, d’où émergent les visages des protagonistes. Stéphane Heurteau excelle à rendre les expressions, dans leur dureté notamment, et « l’enfer irlandais » qui s’est constitué dans cette prison de Long Kesh, nom donné au centre pénitentiaire de Maze (Irlande du Nord). Il excelle également à restituer la violence qui s’est exercée sur les prisonniers politiques. L’auteur montre également les stratagèmes que ces derniers utilisent pour communiquer entre eux et avec l’extérieur, et la lutte qu’ils entament : le refus de porter les vêtements de prisonniers, mais de simples couvertures trouées en guise ponchos ; la destruction du mobilier ; le refus d’utiliser leur droit de visite mensuelle ; l’organisation d’une tentative d’évasion ; la grève de l’hygiène (les excréments étalés sur les murs des cellules, avec les conséquences qu’on imagine), etc.

Le paroxysme est constitué par la grève de la faim entamée progressivement par douze prisonniers, dans un premier temps, pour que le mouvement dure plus longtemps. On apprend d’ailleurs que des femmes enfermées dans la prison d’Armagh s’y joignent également. On suit en particulier Bobby Sands, en proie aux turpitudes de certains gardiens, qui continuent à lui donner un plateau de nourriture (souillée) chaque jour. On voit à cette occasion que cette lutte interne se double d’actions à l’extérieur. En plus de la médiatisation des actions, des exécutions visent des gardiens, parmi les plus féroces. Des prisonniers sont présentés aux élections par le Sinn Fein : Booby Sands est ainsi élu député, tout en étant empêché d’aller au parlement. Pendant ce temps, les grévistes de la faim commencent à subir les conséquences de l’absence d’alimentation : la cécité les gagne au fur et à mesure que leurs forces déclinent. Booby Sands meurt le 5 mai 1981, au terme de soixante-six jours de grève. En même temps que la très forte émotion que sa mort provoque, des émeutes éclatent en Irlande du Nord. Le gouvernement britannique reste pourtant insensible au sort des autres grévistes : neuf autres prisonniers meurent bientôt entre mai et août 1981, après quarante-six ou soixante-treize jours de lutte.

L’auteur précise qu’une tentative d’évasion réussit : trente-huit prisonniers s’échappent en 1982. Huit ans après les accords d’avril 1998, Long Kesh est détruite.

Au dessin dont on a déjà souligné les qualités s’ajoutent des dialogues épurés, ce qui contribue à donner une force incroyable à l’album très réussi. C’est peu de dire qu’on ne sort pas indifférent de sa lecture, tant la tension est maintenue de bout en bout.

10/01/2018

Pierre Alary, Mon Traître (d’apr. le roman de Sorj Chalandon), éd. Rue de Sèvres, 10 janvier 2018, 144 p., 20 €. ISBN 978-2-36981-474-0


Présentation de l'éditeur.  « Le salaud, c'est parfois un gars formidable qui renonce.

Antoine, luthier parisien se prend d’amour pour l’Irlande. Fasciné par sa culture, ses paysages et par la chaleur des gens, le jeune français rencontre Jim et Cathy qui deviendront des amis précieux. Tous font partie du mouvement républicain irlandais, et mènent des actions pour le compte de l’IRA . Un soir à Belfast, il fait la connaissance du charismatique Tyrone Meehan,  responsable de l’IRA, vétéran de tous les combats  contre la puissance britannique. Antoine ne tarde pas à embrasser la cause de ce peuple. Captivé, le jeune Français trouve en Tyrone un mentor, un ami très cher, presque un père. Puis un traître... « Mon traître », comme l’appelle Antoine, pour désigner cet homme qui fut en réalité, vingt-cinq ans durant, un agent agissant pour le compte des Anglais. Il les avait tous trahis, ses parents, ses enfants, ses camarades, ses amis et lui, chaque matin, chaque soir… ».



Pierre Alary a adapté le roman éponyme de Sorj Chalandon, paru chez Grasset et Fasquelle en 2007 (et réédité depuis au Livre de poche). De l’écrivain, je n’ai pas lu grand chose, sinon les trois ouvrages suivants : Profession du pèreLe Quatrième MurUne Promesse. Mais à chaque fois, j’ai été agréablement par le talent d’évocation de l’auteur, sa faculté à emmener le lecteur dans le sillage qu’il a défini, au gré d’une intrigue qu’il ne fait que dévoiler par petites touches, préservant tout l’intérêt de son récit.

Avec l’adaptation de Mon Traître (dont je vais m’empresser de lire le roman originel), on retrouve ces mêmes qualités. Les illustrations de Pierre Alary (que je découvre) ne sont certainement pas pour rien dans l’intense plaisir que l’on éprouve à lire la bande dessinée : les cent quarante-quatre pages sont absorbées d’une seule traite (sans jeu de mots), exactement comme l’on fait des romans de Sorj Chalandon. Les personnages, d’abord, ressemblent beaucoup à ceux qui peuplent les Blueberry, de Jacques Charlier : des visages burinés, durs, sévères, stoïques et fermes dans l’adversité. Il y a également le choix des couleurs, avec des tons fauves (des verts, des orangés, des bistres…), qui viennent accentuer la lourdeur de l’atmosphère, sans parler de la pluie, quasiment omniprésente. Les paroles échangées, enfin, sont réduites au minimum : il suffit de lire dans les yeux, et ceux de Tyrone Meehan sont terribles…

Le récit est basé sur l’histoire personnelle de Sorj Chalandon. Journaliste au journal Libération entre 1973 et 2007, il a été amené à aller en Irlande du Nord. On est alors au moment où le conflit est au plus vif. Le 1er août 2007, le gouvernement britannique mettait un terme à ses opérations militaires et à trente-huit ans de conflit. Entre temps, des épisodes sanglants avaient marqué l’Irlande du Nord. Lors du « Bloody Sunday » (dimanche 30 janvier 1972), vingt-sept personnes furent abattues par l’armée britannique. Une grève de la faim entamée en 1981 par plusieurs membres de l’IRA emprisonnés à Long Kesh, menée par Bobby Sands, se soldaient par la mort de onze d’entre eux, sans que le gouvernement Thatcher ait accepté d’ouvrir des négociations.

Le héros du récit, Antoine, est évidemment le double de Sorj Chalandon, qui l’indique lui-même dans la préface. Cet Antoine est luthier à Paris, et il est amené à aller en Irlande en 1975. L’année précédente, il avait été sensibilisé au drame vécu par le Nord par l’un de ses clients, un professeur d’anglais anglophobe (cela existe) et néanmoins violoniste. C’est à Belfast qu’il croise Jim par hasard, et par la femme de celui-ci, Cathy, qu’il apprend l’histoire de Tyrone Meehan. Pierre Alary évoque un certain Denis (p. 27), sur qui on reviendra un peu plus loin. Dans la réalité, Tyrone Meehan est aussi un double : celui de Denis Donaldson, membre de l’IRA, avec qui Sorj Chalandon avait lié amitié à la fin des années soixante-dix.
Pierre Alary raconte la progression d’Antoine dans son engagement aux côtés de l’IRA. L’album commence néanmoins par la journée du vendredi 15 décembre 2006, quand le héros apprend dans la presse (dans un journal dont la mise en page rappelle Libération) l’existence d’« Un traître au sein de l’IRA», l’article proposant la photo de Tyrone Meehan. En même temps que l’on prend connaissance d’épisodes qui ont marqué l’engagement progressif d’Antoine, Pierre Alary présente entre chacun des extraits de l’interrogatoire du traître par le conseil de l’IRA. Le point culminant se situe à la fin de l’album, après Antoine ait appris la trahison de son ami, et qu’il voudrait en comprendre les raisons. Pour les découvrir, il faut lire un autre roman de Sorj Chalandon, Retour à Killybegs (Grasset, 2011), la ville du comté de Donegal dont est originaire Tyrone Meehan, et où s’est effectivement retiré Denis Donaldson.

La bande dessinée offre plusieurs registres de lecture. On peut l’aborder comme un récit du conflit nord-irlandais, vu du côté catholique, au travers les yeux de l’un de leurs partisans étrangers. On se trouve alors à le voir sous un angle évidemment subjectif, très manichéen, à savoir des gentils face à des méchants. Le récit met en effet l’accent sur la souffrance vécue par la population, qu’elle soit impliquée volontairement ou absolument pas, à l’image de l’enfant prénommé Denis (p. 27), l’enfant de Jim et Cathy qui a été abattu alors qu’il passait pour aller acheter du pain.

Mais on peut aussi conserver à l’esprit la phrase qui figure sur la jaquette rouge qui entoure la couverture de l’album : « Le salaud, c’est parfois un gars formidable qui renonce ». Elle est prononcée par Tyrone Meehan, après qu’il ait été relâché par l’IRA, et qu’il adresse à Antoine après celle-ci : « Personne ne naît tout à fait salaud, petit Français. Mais on en a tous un bien planqué dans notre ventre ». Y a-t-il de véritables êtres purs, de véritables héros sans peur et surtout sans reproches, à s’adresser à eux-mêmes ? Je me suis souvenu d’un roman qui avait inspiré à Jean-Pierre Chabrol par son passé de résistant FTPF : Un Homme de trop (1958), que Costa-Gavras avait mis en images en 1967. Là encore, il s’agissait d’interroger la limite entre la banalité de l’existence (qui consistait, en l’occurrence, à vivre en dehors des événements) et l’engagement au service d’une cause. Un autre film reprend un thème similaire : celui de Louis Malle, Lacombe Lucien (1974), où l’on retrouve une exploration sur ce qui peut provoquer le basculement entre le salaud et le résistant. Sorj Chalandon, et donc Pierre Alary, ajoute à cela la dimension de l’amitié : Antoine s’interroge sur la fidélité à ces liens, malgré la trahison, d’autant que Tyrone ne cesse de l’appeler « fils ». Cette amitié est-elle réelle, et l’était-elle même avant la trahison ? Liberté est laissée au lecteur de trouver la réponse, car les auteurs cultivent l’ambiguité. La dernière page (sans qu’on dévoile quoi que ce soit) va dans ce sens, quand Tyrone demande à Antoine de bien l’écouter et de ne rien dire : « Je t’aime, fils […]. Ne dis rien, s’il te plaît. Écoute. Je t’aime ».

Jean-Yves Le Naour (sc.), Iñaki Holgado et Marko (ill.), Aretha Battistutta (coul.), <i>Le réseau Comète. La ligne d'évasion des pilotes alliés</i>, Bamboo, coll. « Grand Angle », 56 p., 31 mai 2023. ISBN 978 2 8189 9395 8

Présentation de l'éditeur . « Des centaines de résistants de « l’armée des ombres », discrets, silencieux, un « ordre de la nuit » fait...