Propos de l'éditeur. La Belle Époque prend l'eau et les cadavres flottent…
Hiver 1910. La Seine submerge la capitale. Sous les eaux, Paris a des airs de Venise. Mais tout remonte à la surface : passions, rats, vieux démons… Et un corps de femme démembré, mutilé et impossible à identifier.
Ange Leca, jeune journaliste rebelle, dépendant à l’alcool et
opiomane abstinent, décide de mener son enquête. Mais celle-ci va
l’entraîner beaucoup plus loin qu’il ne l’imaginait et ébranler ses
dernières certitudes. Et il n’est pas certain qu’Emma, sa nouvelle
addiction, l’aide à garder la tête froide... ».
« Grand Angle » nous propose encore un bel album, bien dans l'esprit de cette collection, qui séduit d'emblée par la qualité des dessins et des couleurs. La couverture nous en offre d'ailleurs un premier aperçu.
Le vitryate Victor Lepointre a déjà publié deux albums. Le premier avait été publié en 2017 : La Guerre des loups, qui retraçait les combats d'un bataillon de chasseurs alpins, en 1915, pour la possession de la crête du massif vosgien du Linge (Haut-Rhin). Le deuxième, Après l'orage (avril 2021), prenait le même cadre historique, en se concentrant sur 1914 et la région de Vitry-le-François (étonnant, non ?). On y suit un jeune officier très enthousiaste qui, blessé lors de la bataille de la Marne, cherche à survivre aux traumatismes qu'il vient d'éprouver. Victor Lepointre se trouve donc dans un contexte qu'il connaît bien. Cela se ressent par la multitude de détails et le degré de précision de son dessin, qui traduisent l'importance et le sérieux du travail documentaire qu'il a effectué. L'intérieur des ateliers de confection Paquin en est un exemple, où l'on voit s'activer des dizaines de couturières. On y trouvera peut-être l'une des biaiseuses que chantait Marie-Paule Belle il y a une quarantaine d'années, chanson créée par Mademoiselle Allems en 1912. Et les détails du paysage des calanques de Piana (et son rocher en forme de cœur) ! Les couleurs deviennent alors plus vives, plus éclatantes, et opèrent un contraste intéressant avec la grisaille de Paris sous les eaux. Pourtant, par un effet d'inversion, cette grisaille se trouve alors à l'intérieur d'Ange Leca.
Le trait de Victor Lepointre évoque une certaine parenté avec des dessinateurs comme Christian Lacroix (c'est-à-dire Christian Lax), auteur notamment de L'Aigle sans orteil (Dupuis, 2005), de L'Écureuil du Vel'd'Hiv (Futuropolis, 2012).
Le scénario est aussi très bien construit. Comme l'indique la présentation de l'éditeur, le journaliste Ange Leca fait une enquête à propos d'un corps mutilé. On l'a retrouvé dans une valise, emportée par la crue de l'hiver 1910. L'histoire se double par les relations qu'il entretient avec Emma, épouse du patron de son journal. On devine que les deux intrigues vont se rejoindre à un moment donné, mais le suspense est très bien entretenu jusqu'à son dénouement. Bref, la qualité du dessin et du récit contribuent à maintenir l'attention du lecteur jusqu'au bout. En revanche — mais c'est un problème récurent dans nombre de bandes dessinées —, quel agacement d'être confronté à des anachronismes de langage. Ainsi, en page 13 (puis en page 14), Ange Leca confie à son ami Octave qu'il tient un scoop, alors que les anglicismes sont très peu utilisés. Il aurait très probablement parlé d'une information très intéressante, exclusive, sensationnelle. Le CNRTL relève que l'un des premiers emplois connus de ce terme en France remonte seulement à 1957. Il n'y a cependant pas lieu d'épiloguer davantage : ce genre d'erreur est fort heureusement limité. Mais cela vient gâcher (même très ponctuellement : j'y insiste) le cours du récit pour les initiés, et, surtout, introduire dans l'esprit des béotiens l'idée qu'on pouvait s'exprimer de cette façon à cette époque.
Néanmoins, il faut insister sur le plaisir qu'il y a à lire cet album, à se laisser séduire par son rythme et ses dessins. Un dossier documentaire vient le clore, qui montre que les auteurs se sont inspirés de personnages bien réels : l'excentrique Raoul de Vaux ; le chef de la Sûreté, Marie-François Goron… On trouvera des informations complémentaires sur les crues de 1910, bien sûr, mais aussi sur le cabaret « L'Enfer », alors sis boulevard de Clichy.