31/08/2023

Jean-Yves Le Naour (sc.), Iñaki Holgado et Marko (ill.), Aretha Battistutta (coul.), Le réseau Comète. La ligne d'évasion des pilotes alliés, Bamboo, coll. « Grand Angle », 56 p., 31 mai 2023. ISBN 978 2 8189 9395 8


Présentation de l'éditeur.
« Des centaines de résistants de « l’armée des ombres », discrets, silencieux, un « ordre de la nuit » fait de petites mains, qui hébergent, qui convoient, qui ravitaillent et sans lesquels rien n’aurait été possible.

Des centaines de résistants de « l’armée des ombres », discrets, silencieux, organisent le plus grand réseau d’évasion de la Seconde Guerre mondiale. Son but : conduire des aviateurs de Belgique jusqu’au Pays-Basque, en évitant les patrouilles allemandes, les gendarmes de Vichy et les garde-frontières franquistes.
Voici l’histoire d’une montagne indomptable, d’une comète qui traversait la France en déchirant la nuit de l’occupation, l’histoire d’hommes et de femmes rebelles dont la liberté guidait les pas, un « ordre de la nuit » sans lequel rien n’aurait été possible ».
 
 
 
 
Parmi les réseaux d'évasion qui s'organisèrent pendant l'Occupation, Comète est probablement l'un de ceux qui ont acquis une notoriété importante, à défaut d'être bien connu. Dès la campagne de France, bon nombre d'évadés ont pu être aidés, quelle que soit leur nationalité, en trouvant un refuge, de quoi se nourrir, des vêtements civils, voire même des faux papiers d'identité. Peu à peu, de véritables filières se mirent en place pour aider à leur déplacement, à l'échelle d'un département, d'une région, voire même à l'échelle internationale. Le Royaume-Uni comprit l'intérêt de ces organisations, capables de rapatrier les membres des équipages abattus : leur formation, la nature de leur spécialité, et leur nombre relativement assez limité, furent des arguments qui convainquirent les autorités britanniques. Comète était l'une d'elles.
C'est la Bruxelloise Andrée de Jongh (née en 1916) qui en est à l'origine. Comme beaucoup, elle a été influencée par l'exemple de ceux qui résistèrent à l'occupation allemande de la Belgique. Il s'agit notamment d'Edith Cavell, infirmière britannique membre du MI6, fusillée en octobre 1915 pour avoir organisé l'évasion de soldats alliés vers les Pays-Bas. Dessinatrice publicitaire, Andrée de Jongh exerce en 1940 comme infirmière. Avec son père, elle aide des soldats alliés à échapper à la captivité. À partir de l'été 1941, elle organise des convoiements vers l'Espagne, participant personnellement à la plupart d'entre eux. La ligne d'évasion prend le nom de Comète (The Comet Line), reconnue par le MI9 qui le finance. Andrée de Jongh cherche cependant à préserver l'autonomie de l'organisation, qui intéresse également les services secrets belges. Elle est arrêtée au Pays basque en janvier 1943, et déportée sous le statut NN (Nacht und Nebel), mais pu être rapatriée en 1945. Son père lui avait succédé à la tête du réseau, mais il est arrêté rapidement en juin 1943 et fusillé au Mont-Valérien. Entre août 1941 et juin 1944, Comète prend en charge près de sept cents Alliés, dont la moitié parvient en Espagne grâce à l'action de deux milliers de personnes, dont un grand nombre de femmes. Elles représentent d'ailleurs le tiers des 155 agents fusillés ou morts en prison ou en déportation.

L'album se concentre principalement sur les activités de Comète au Pays basque. Cela résulte du choix des auteurs, qui ont pris comme angle d'entrée le témoignage de Christiane Saldias, qui fut membre du réseau. Cela donne un récit plus vivant, avec un personnage central que l'on suit et auquel on peut s'identifier. En revanche, le risque est de basculer dans le panégyrique, sous couvert d'hommage. Andrée de Joncq apparaît ainsi dans une dimension héroïsante, transcendée par son énergie, mais dont on perçoit mal les fragilités. Heureusement, ce trait ne caractérise pas l'ensemble de l'album. Les auteurs ont pris soin d'évoquer la place importante des femmes en insistant sur la modestie de leurs actions, mais aussi les maladresses et l'inconscience de certains évadés,  les trahisons de voisins... Avec la complaisance, voire même la complicité de douaniers, de contrôleurs, on parvient à un récit qui s'équilibre. Il y réussit d'autant mieux qu'il est soutenu par le dessin d'Holgado et Marko, réhaussé par les couleurs d'Aretha Battistutta. Une scène (entre autres) peut l'illustrer, qui montre la colonne des évadés dans les Pyrénées, alors que l'aube pointe à l'horizon. Le même paysage a d'ailleurs servi en couverture, mais avec un autre angle de vue et l'ombre inquiétante de deux soldats allemands.
Enfin, on appréciera le dossier documentaire qui clôt l'album, qui permettra d'aller un peu plus loin que la bande dessinée.

10/07/2023

Tristan Josse (ill.), Greg Lofé (coul.), Kid Toussaint (sc.), De l'autre côté du Mur, Bamboo éd., coll. « Grand Angle », 26 avril 2023, 64 pages, 16,90 €. ISBN : 978 281 898 9081


 Présentation de l'éditeur.
« Bâtissez un mur et l’Homme passera à sa guise…

1961. Conrad vit de contrebande dans toute l’Europe au mépris du rideau de fer. Julius est un passeur et fait de fréquents allers-retours entre Berlin-Est et Berlin-Ouest. Ludwig a quitté l’Est le premier jour qui a suivi l’édification du mur… puis il est revenu… puis il est reparti. Quant à Hanna, elle passe elle aussi d’Est en Ouest comme bon lui semble, empruntant des déguisements et des faux papiers de plus en plus audacieux.
Alors que les autorités renforcent les dispositifs de défense du mur, les quatre « passe-murailles » solitaires sont réunis pour une mission bien précise : organiser une évasion d’envergure d’habitants de Berlin-Est ».


Comme l'indique déjà la présentation faite par l'éditeur, De l'autre côté du Mur s'appuie sur quatre personnages principaux qui, chacun de leur côté et pour des motifs divers, s'évertuent à considérer que l'ancienne capitale reste une et indivisible. Les vicissitudes des relations internationales n'ont guère de prise sur eux, sinon d'être une source de revenus, de prestige ou d'aventure. Voire les trois à la fois. Le Berlin des années 1960 est un terrain idéal pour la réalisation de leurs exploits, surtout ses sous-sols. Comme on l'a lu précédemment, un tournant s'opère quand on leur propose de donner à leurs activités prennent une ampleur qu'ils n'envisageaient pas au départ : « vous allez organiser la plus grande évasion de ressortissants de RDA vers la liberté ». Celle-ci doit avoir lieu le 13 août, date anniversaire de l'édification du Mur.

Pour peu qu'on n'ait pas encore lu le texte de la quatrième de couverture (et même si on l'a fait…), l'illustration choisie pour la première laisse présager une évocation sombre et inquiétante. Un homme se tient face au Mur, surmonté de barbelés. Au-delà, on perçoit les lumières chatoyantes de la partie occidentale de Berlin, contrastant avec le gris des matériaux. La main de l'homme tient fermement une tenaille, ce qui renvoie à une impression de résolution : il défie le Mur et ses défenses, qu'il s'apprête à franchir. Le danger est là : des impacts de balles ont entamé les briques, qu'éclaire un projecteur.

L'album s'ouvre par une discrète évocation de l'évasion de Conrad Schumann, le 15 août 1961. Des photographies de Peter Leibing ont immortalisé son bond par-dessus un rouleau de barbelés, contribuant à faire du jeune garde-frontière est-allemand l'incarnation de tout un peuple épris de liberté, d'autant plus qu'il est un membre de l'appareil de répression. Cependant, les auteurs ne tardent pas à prendre le lecteur à contre-pied : l'atmosphère lourde cède rapidement la place à l'humour et à la dérision. En page 8, par exemple, une pile de magazines Bamboo (sans doute un hasard…), propres à susciter la concupiscence, est découverte dans un coffre de voiture. Le dynamisme du récit est très bien soutenu par le trait vif de Tristant Josse.

À ce compte-là, on ne peut s'empêcher de penser à des films comme La Grande Évasion (John Sturges, The Great Escape, 1963) ou à son pendant franchouillard La Grande Vadrouille (Claude Zidi, 1966) ; on laissera sous leur poussière de bien pires pitreries. De l'autre côté du Mur se tient entre les deux premières réalisations. Du premier film, les auteurs ont gardé l'ingéniosité et l'aplomb des quatre personnages principaux (la moto de Steve McQueen se transformant au passage en scooter, façon de montrer que les moyens financiers de la bande dessinée sont bien moindres que ceux du cinéma) ; du seconde tient la ridiculisation des services de sécurité de la RDA (sans planeur, mais toujours sans hélice : c'est là qu'est l'os, hélas…). 

Mais c'est surtout le premier aspect qui domine, notamment par les ruses employées par les passeurs, non sans quelques passages dramatiques. La dernière page accentue le trait par un retour aux données réelles. Il est rappelé que s'il y eut environ 200 000 tentatives de franchissement du Mur en une trentaine d'années, un peu plus des trois-quarts échouèrent et environ 250 personnes périrent. Encore ne s'agit-il que d'une portion de la séparation entre l'Est et l'Ouest, qui ne prend pas en compte les centaines de kilomètres du Rideau de fer. C'est là qu'on regrette qu'il n'y ait pas, comme dans beaucoup d'albums de Grand Angle qui s'appuient sur l'Histoire, un petit dossier documentaire.

15/06/2023

Lucien Willemin, Halte au gaspillage automobile. Prenez soin de vous, achetez d'occasion !, éditions d'En-Bas, avril 2023, 50 p., 7 €. ISBN : 9782829006609



 Présentation de l'éditeur. « Pourquoi garder sa vieille voiture pollue moins que d’en acheter une neuve ?

Comment nos programmes politiques actuels poussent au gaspillage automobile ?

Quel impact le gaspillage automobile a-t-il sur nos vies, notre santé, nos enfants ?

En lisant ce petit livre, vous le comprendrez !

La focalisation climatique pousse au gaspillage automobile.
Changer régulièrement de voiture pour économiser de l’énergie et ainsi réduire les émissions de CO2 est une politique réductrice et fâcheuse pour nos vies.
Car elle nous encourage à augmenter notre consommation de matériel et par là même à gaspiller des véhicules.
Or, le gaspillage n’est bon ni pour le climat, ni pour la biodiversité, ni pour le vivant.

Ce livre est accompagné d’un appel à une intervention gouvernementale pour un changement de cap en matière de politique automobile afin que cesse ce gaspillage. Appel soutenu par des personnalités réputées actives dans les domaines du climat, de l’environnement, de l’économie et des droits humains. Le gouvernement Suisse sera interpellé.

L’auteur nous livre ici une réflexion hors norme. A lire absolument ! ».


Pour mieux comprendre les enjeux qui nous concernent, il est essentiel de ne pas négliger d'ouvrir son regard à d'autres pays. Lucien Willemin est un auteur suisse. Il a travaillé dans les secteurs horlogers et immobiliers, activités qu'il a quittées pour réfléchir aux questions environnementales. Cela a donné lieu à la publication de trois livres : En voiture Simone ! ; Fonce Alphonse ! ; Tu parles Charles! (G d’encre). Comme le présent Halte au gaspillage automobile, il s'agit de formats très courts, dont le but est précisé sur le site de Lucien Willemin : « des interpellations citoyennes, des « remue-méninges » constructifs sur des questions de société fondamentales et actuelles qui nous concernent tous. Ces publications lanceront sans doute le débat public avec l’espoir que les réflexions suscitées soient reprises par les politiciens pour leur donner vie. […] Offrir à ceux qui le désirent la possibilité par une lecture facile sollicitant peu de temps de mieux comprendre la question environnementale et leurs permettre de passer aisément du stade de suiveur à celui d’acteur ». 

Pour compléter sa démarche, Lucien Willemin a fondé La Chaussure Rouge, un réseau qui fédère les personnes qui souhaitent changer leur mode de vie, voire même s'engager pour développer cette dynamique. La couverture de Halte au gaspillage automobile est d'ailleurs frappée du logotype  de La Chaussure rouge et de son slogan : « Prendre soin de la vie ! ». 

En quoi cet ouvrage peut-il aider à « prendre soin de la vie » ? La thèse de Lucien Willemin tient à la place exorbitante prise par les véhicules automobiles dans nos sociétés.

Pour cela, Lucien Willemin part du scandale de la firme Volkswagen qui, en 2015, avait voulu masquer la pollution réelle de ses moteurs. Cela entraîne la destruction de 300 000 voitures, et, par conséquent, la fabrication de nouvelles. Voilà l'exemple même du « gaspillage automobile ».

Le réchauffement climatique, l'augmentation du coût de l'énergie ont amené les autorités politiques, dans leur cadre national, à prendre des mesures pour réduire les rejets liés au transport automobile. Pourtant, les émissions de gaz carbonique n'ont pas cessé de croître. 

Que faire ? Généraliser les vignettes Crit'Air, donc interdire certains véhicules de circulation ? Opter pour des moteurs électriques ou à hydrogène ? Cela reviendrait à exclure la partie la moins aisée de la population, et à considérer que les aides prévues soient des subventions déguisées à l'industrie automobile. Lucien Willemin y voit une nouvelle source de gaspillage : on se débarrasse de voitures qui peuvent encore rouler ; on en produit de nouvelles ; on consomme donc de nouvelles ressources, etc. L'argument sanitaire est un leurre, selon lui, car on néglige les rejets de particules provoqués par l'abrasion des pneus et des freins, et le brassage de celles qui sont déjà présentes sur la chaussée, ce qui constitue la majorité des émanations des véhicules, alors que les pots d'échappement ne peuvent être incriminés que pour 12 % du total. Ajoutons une évidence : ces mesures publiques impliquent des sources financières publiques, donc l'argent de tout un chacun.

La fabrication d'une nouvelle voiture suppose un développement de la déforestation, pour accéder aux matières premières (minerais…). Des ressources (énergie, eau…) sont indispensables pour produire les matériaux, les transporter, les assembler, sans négliger les particules chimiques nocives qui vont se retrouver dans l'air, l'eau, les sols. Dans les deux cas, ce sont d'importantes atteintes au vivant, à la biodiversité, que ne compensent pas les avantages liés à l'usage d'un véhicule considéré comme « propre » (moins d'émissions de gaz carbonique). On y ajoutera le coût humain, victimes d'accidents et des conséquences indirectes (pollution).

La solution serait-elle donc de garder l'ancien ? Lucien Willemin estime que la pollution chimique a des effets irrémédiables qui ne peuvent pas être compensés. Il faut donc éviter de limiter sa réflexion au seul réchauffement climatique : les mesures prises pour baisser la consommation d'énergie se traduisent par une consommation matérielle accrue. 

Pour répondre au triple défi (dérèglement climatique ; pollution chimique ; baisse de la biodiversité), il pense que la solution réside dans une baisse de la consommation et une meilleure utilisation de qu'on acquiert. Cela suppose de réparer, et aller jusqu'à complète usure. Évidemment, il y a lieu d'encourager l'amélioration des qualités des véhicules (consommation, émissions, rendement…).

Autrement dit — selon sa formule — : « plus de moins  ». Une évidence est de combattre le surplus de véhicules, dont le nombre croît dans des proportions qui n'ont rien de commun avec la démographie.

La voie n'est donc pas dans la technique ou la recherche de nouvelles sources d'énergie : les ressources continueront à s'épuiser. Elle n'est pas davantage dans l'exportation des voitures usagées dans des régions économiquement moins favorisées : avec elles, on exporte la pollution et les dangers sanitaires que l'on veut s'éviter, en toute bonne conscience. Malgré ses avantages évidents (limiter la consommation) qu'il ne faut pas repousser, le recyclage comporte des limites : il suppose de transporter les véhicules, les pièces, de l'énergie, des produits divers, donc de la pollution.

Lucien Willemin esquisse enfin un programme politique pour limiter au maximum le gaspillage automobile. En plus des mesures déjà indiquées, il ajoute une révision des normes techniques, de la fiscalité, des infrastructures de circulation, des transports, etc. Ajoutons que les automobiles sont en réalité immobiles la plupart du temps, accrochées qu'elles sont dans un garage, à une place de stationnement, alors que, paradoxalement, leur emprise spatiale est considérable. Leur mise en commun, leur partage, la location sont à envisager, ce qui revient à en remettre en cause la propriété privée.

L'initiative de Lucien Willemin se concrétise en Suisse. Deux cents garages ont signé une interpellation des instances fédérales pour mieux valoriser les véhicules d'occasion, ce qui, pour eux, est gage de travail et d'économies financières (une voiture d'occasion non utilisée reste une charge).

Halte au gaspillage automobile est écrit dans un style assez direct, plaisant, qui répond bien à la mission de la collection : interpeller les lecteurs et les inciter à agir. De plus, l'auteur s'appuie sur une documentation précise dont il indique les références, ce qui permettra d'approfondir sa réflexion personnelle. Enfin, si nul n'est tenu de souscrire à chacune des propositions faites, le fait qu'elles soient posées doit conduire à les interroger de façon critique.


Lucien Willemin m'a apporté la précision suivante, le 17 juin 2023. « Une motion parlementaire vient d'être déposée au Conseil des États par un sénateur de droite pour comptabiliser les voitures non-immatriculées en Suisse.  Les 4,7 millions de voitures ornant les statistiques officielles ne concerne que les véhicules immatriculés. On ne sait donc pas combien de voitures compte le parc automobile helvétique (dito en France)
Voici le lien pour découvrir le texte déposé : https://www.parlament.ch/fr/ratsbetrieb/suche-curia-vista/geschaeft?AffairId=20233677 ».

11/05/2023

Philippe Boursier, Clémence Guimont (coord.), Écologies. Le vivant et le social, La Découverte, coll. « Hors collection Sciences humaines », 12 janvier 2023, 624 p., 28 €. ISBN : 9782348076886.

Présentation de l'éditeur. « Les crises écologiques multiples frappent avec une intensité croissante les écosystèmes, les groupes humains et non humains. Sous la pression du temps qu'elles gaspillent et des intérêts dominants qui les orientent, les sociétés mettent en péril leur propre survie et l'habitabilité de la planète. Il est donc impératif d'assumer le défi d'un grand virage écologique émancipateur.
Se croisent ici, avec rigueur et clarté, des approches issues des sciences sociales et des sciences de la nature, pour éclairer les processus qui précipitent les dévastations du vivant et exacerbent les inégalités. Sont aussi explorées les manières désirables et réalistes de prévenir, d'atténuer, d'empêcher les désastres mais aussi de vivre mieux.
Ce livre porte la voix des écologies qui œuvrent à une véritable critique des dominations et du statu quo. Deux approches sont articulées : l'une, intersectionnelle et anticapitaliste, ancrée dans la dynamique des mobilisations sociales ; l'autre, plus attentive aux liens que les sociétés humaines tissent avec le vivant non humain. Écoféminismes, extractivisme, racisme environnemental, politiques publiques, finance verte, cause animale ou droits de la nature sont autant de sujets décisifs abordés avec lucidité.
Près de 70 contributions thématiques de scientifiques, de philosophes, de journalistes et d'activistes, très accessibles et documentées, accompagnées de lexiques et ressources bibliographiques, pour saisir l'ampleur des défis auxquels se confrontent les écologies contemporaines ».


Le nombre des contributions, rappelé dans la présentation de l'éditeur, pourrait suffire à justifier le pluriel donné au mot « écologie » dans le titre de l'ouvrage. Mais c'est évidemment la pluralité des angles d'approche proposés (agronomie, philosophie, sciences politiques…) qui a plus de chances d'emporter la conviction du lecteur. À cette fin, on pourra prendre connaissance de la table des matières, ci-dessous.  

Quatre parties organisent cette somme de plus de six cents pages. La première, « Comptes à rebours », établit un constat de la situation. La deuxième s'interroge sur les causes qui l'expliquent : « D'où proviennent les catastrophes ? ».  Avec la troisième, « Des écologies émancipatrices », les auteurs abordent la question de la « nature » et de l'écologie, sous le rapport des différentes formes d'émancipation à l'œuvre. Par la suite, ils font le lien entre la situation actuelle et l'héritage de la colonisation (« Écologies décoloniales »). Enfin, la dernière (« S'en sortir ») , et la plus volumineuse, ouvre la porte à l'optimisme : il est possible de faire quelque chose pour combattre la catastrophe ; elle n'est donc pas inéluctable.

On ne peut raisonnablement pas faire un compte rendu de chaque contribution. Cependant, l'une des réflexions qui surgissent à la lecture des premières pages — et qui sous-tend l'ensemble de l'ouvrage —, est l'intuition de Murray Bookchin, qu'il a largement développée par la suite, selon quoi il y a un lien très fort entre les luttes sociales et les luttes écologiques. Et ce lien est constitué par la domination, concrétisée par l'exploitation des ressources, vivantes ou non, y compris l'humain lui-même. Autrement dit, que les hommes agissent sur les écosystèmes, et ils agissent sur eux-mêmes. De la même façon, l'évolution des écosystèmes entraîne des conséquences sur les sociétés humaines, que ce soient la diminution de la biodiversité, les atteintes au vivant et au non-vivant, le dérèglement climatique.

Les plus vulnérables sont évidemment les premières à les subir, à quelle échelle que ce soit. Ce sont les populations des pays économiquement les plus faibles, dont la situation doit beaucoup à l'exploitation coloniale, qui survit sous d'autres traits depuis les prises d'indépendance. Dans les sociétés prétendument développées, ce sont les couches sociales les plus fragiles qui vivent déjà dans des conditions précaires. Et partout, ce sont toutes les victimes de la domination, quelle qu'en soit l'expression : les femmes, les salariés, etc. Le mot « domination », là encore, mérite un pluriel, même si le capitalisme est le premier mis en cause (qu'il soit « vert » ne change pas grand chose à l'affaire). Et, finalement, c'est l'ensemble de la population (y compris les dominants) qui est exposée. Zoé Rollin rappelle la croissance des formes de cancer depuis le développement des industries pétro-chimiques, qui touchent les agriculteurs eux-mêmes

Ce qui signifie donc qu'une coordination des luttes, sociales et écologiques, doit émerger et est en train de le faire : la fin du monde et les fins de mois vont de pair. De récents épisodes, en France (mais pas seulement), l'ont montré, qui éclairent de plus en plus de monde : les consciences s'éveillent, malgré les biais des médias. La manifestation qui a eu lieu à Sainte-Soline a clairement montré l'accaparement d'une ressource essentielle à tous, pour le seul profit d'une petite poignée d'exploitants agricoles au service de l'agro-industrie. Elle a montré également la collusion entre le pouvoir politique et le pouvoir économique, dont la protection des intérêts a été assurée par les moyens militaires des forces dites « de l'ordre ». On a ainsi vu que l'enjeu était celui de la domination par une minorité capitalistique de l'eau, de la terre, donc de biens communs, ce qui s'est traduit par un combat brutal contre ceux qui la dénonçait. 

Devient donc de plus en plus perceptible et plus en plus sensible, dans l'opinion publique, une mutation déjà amorcée, à savoir celle de la perception de l'écologie. Des défenseurs des petites fleurs et des animaux, bien sympathiques dès lors qu'ils ne remuent pas trop, des contempteurs du nucléaire et des pollutions (moins bien considérés, notamment à cause du chantage à l'emploi…), rassemblés au sein de l'écologie au singulier, on envisage de plus en plus l'urgence du pluriel. Il y a une écologie environnementale ; il y a une écologie sociale; il y a un éco-féminisme ; il y a une écologie qui rejoint l'anti-colonialisme… On parle, pour préserver l'idée d'une cohérence de tous ces combats, d'une écologie intersectionnelle. Concrètement, cela se traduit par un accès de plus en plus large des individus à la sobriété (voir l'article de Barbara Nicoloso), les « petits gestes », le développement de l'alimentation végétale, d'une consommation biologique, des circuits courts… À quoi la communication gouvernementale ne manque pas de se référer et d'inciter, tentant de masquer ou son impuissance, ou son manque de volonté politique, ou son cynisme, ou, plus certainement, tout cela à la fois. 

On comprend, bien évidemment, que pour « S'en sortir », un élargissement de l'angle d'attaque est indispensable. La technologie, défendue sous couvert d'indépendance nationale, est une illusion, tant elle exige toujours davantage de ressources, importées en grande partie, en consolidant les rapports de domination. Les initiatives individuelles apparaissent bien vaines, même si elles illustrent que l'état d'esprit est en train de changer, ce qui n'est pas négligeable. La solution exige surtout de considérer l'ensemble du système, et donc une action globale.

 

 

Table des matières

Écologies. Le vivant et le social, par Philippe Boursier et Clémence Guimont
Témoigner de l'urgence d'agir : une ouverture par Jean Jouzel, par Jean Jouzel
 

Comptes à rebours
Les catastrophes sont partout
No limit ? Par François Graner et le Collectif Passerelle
Le temps joue contre nous, par Roland Lehoucq et le Collectif Passerelle
Planète bleue ? Par Jérôme Weiss
Trop d'eau, pas assez d'eau...Se mouiller collectivement pour faire face, par Geremy Panthou, Basile Hector et Christophe Peugeot
Sans risques, le nucléaire ? Par Bernard Laponche
Des trous dans la planète
Biodiversité : l'essence de la crise précède son existence, par Vincent Devictor
Océans naufragés, par Catherine Le Gall
" Espèces invasives " : une catégorie envahissante ? Par Philippe Chailan, Séverine Harnois et Philippe Boursier
Humains face au désastre
Demain, des guerres de l'eau ? Par Mathias Delori
Les jours d'après seront crises " sanitaires ", par Camille Besombes
Rongés : la fabrique sociale et écologique des cancers, par Zoé Rollin
La santé des travailleurs est-elle soluble dans la santé environnementale ? Par Annie Thébaud-Mony
Quels mondes s'effondrent ?
Basculements ? Par Jérôme Baschet
Peut-on encore éviter l'effondrement ? Par Luc Semal
 

D'où proviennent les catastrophes ?
Qui est coupable ?

La population : un coupable (trop) idéal de la crise écologique, par Hugo Lassalle
Les animaux, des viandes ? Par Émilie Dardenne
Criminels climatiques, par Mickaël Correia
Existe-t-il vraiment des alternatives aux pesticides ? Par Alexis Aulagnier
Consommateurs et consommatrices d'énergie, deux fois coupables ? Par Joseph Cacciari
Capitalismes sans issue
La finance " verte " pour sauver la planète (financière) ? Par Lucie Pinson
L'air : une marchandise, un marché ? Par Antonin Pottier
L'urgence de sortir de l'agriculture industrielle, par Hélène Tordjman
Pourquoi l'impunité industrielle ? Par Thomas Le Roux
Les gouvernants en action ?
Les COP, beaucoup de blabla, mais pas que, par Sandrine Mathy
Dernière station avant l'apocalypse ? L'économie relancée contre l'humanité, par Clément Sénéchal
Changement climatique : l'État (ir)responsable, par Marine Fleury
Les lobbies font-ils la loi ? Par Guillaume Courty
Quels obstacles pour l'action publique de l'environnement ? Par Clémence Guimont
Les villes et le climat : (im)puissance publique ? Par Cégolène Frisque 


Des écologies émancipatrices
Naturelle la "nature " ?

De quelle nature est la société ? Par Philippe Chailan et Philippe Boursier
La Nature, constructions historiques et techniques, par Jérôme Lamy
Biodiversité, ingénierie écologique et domination de la nature, par Clémence Guimont
Le commun est-il si commun ? Nature et conflits de classe, par Gabriel Mahéo
Causes animales, luttes sociales : une histoire partagée ? Par Roméo Bondon
L'écologie, c'est classe - et genre ?
Le commun des mortels : quelle écologie inclusive ? Par Philippe Chailan et Philippe Boursier
Aires d'accueil des gens du voyage : un racisme environnemental ? Par William Acker
Inégalités environnementales, par Valérie Deldrève
Le patriarcat contre la planète ? Débats écoféministes, par Jeanne Burgart Goutal
Peut-on concilier une recherche d'émancipation féministe et un mode de vie plus écolo ? Par Constance Rimlinger
Les imaginaires écologistes au prisme de l'intersectionnalité ? Par Stéphane Lavignotte
 

Écologies décoloniales
Exploitations, colonialismes et crimes écologiques, par Marie Thiann-Bo Morel
Fantasmes d'une nature vierge et colonialisme vert, par Guillaume Blanc
Chlordécone, un crime d'État impuni ? Par Patrick Le Moal et Philippe Pierre-Charles
Exploitations extractivistes ? Par Assia Boutaleb et Thomas Brisson
 

S'en sortir
Grandes luttes ou petits gestes ?

Écologiser la démocratie, par Clémence Guimont et Tin-Ifsan Floch
Le climat : au bonheur des juges ? Par Marine Fleury
Peut-on s'engager par sa consommation ? Par Sophie Dubuisson-Quellier
Les indigènes à l'avant-garde du combat en Amérique latine, par Michael Löwy
Irréductibles. Les zones autonomes comme conquête écologique, par Sylvaine Bulle
Écologies populaires
Sobriété = égalité ? Par Barbara Nicoloso
Plus d'écologie = moins d'emplois ? Par Laurent Éloi
Des graines et des émeutes : pourquoi reprendre des terres
en ville, par Jade Lindgaard
Liberté de circuler, droit de respirer. Pour une écologie Populaire, par Fatima Ouassak
La démocratie sociale au secours du vivant, par Philippe Boursier
Éléments de politique publique écologique
Gratuité des transports, pourquoi pas ? Par Marianne Fischman
Faire passer les enfants avant les voitures : comment changer le visage d'une ville avec un plan de circulation ? Par Sébastien Marrec, Florian Le Villain et Guy Baudelle
Transition ou bifurcation ?
Énergétique ou écologique ? Par Cégolène Frisque
Quelle planification écologique ? Par Hannah Bensussan
Une sécurité sociale écologique ? Par Marianne Fischman
Les communs, de l'invisibilité à de nouveaux horizons, par Gilles Allaire
D'autres mondes sont possibles
L'agroécologie peut-elle nous sauver ? par Marc Dufumier
Vider les villes ? par Guillaume Faburel
High-tech ou low-tech ? Par Philippe Bihouix
Une électricité 100 % renouvelable, est-ce ruineux ? Par Philippe Quirion
S'extraire de l'extractivisme ? Par Doris Buu-Sao
Le mouvement des droits de la nature : pour une jurisprudence du Vivant, par Marine Calmet
Ouverture
La part sauvage des communs ? Une enquête écologique au Marais Wiels, par par Léna Balaud, Antoine Chopot et Allan Wei
Et maintenant ? Par Philippe Boursier et Clémence Guimont
Remerciements.

28/03/2023

Philippe Pelaez (sc.), Cédrick Le Bihan (ill., coul.), Dans l'Ombre, co-éd. J.-C. Lattès/Bamboo, coll. « Grand Angle », 5 avril 2023, 88 p., 18,90 €, .ISBN : 978 2 8189 9482 5


Présentation de l'éditeur. « Une campagne présidentielle, ça se prépare. Le Patron était prêt. Moi aussi. J’allais le faire gagner.
 
Après la victoire de son « patron » à la primaire, le premier conseiller d’un homme politique s’engage avec ferveur dans la campagne présidentielle. Ayant sacrifié sa vie pour ce moment et ce combat, il croyait tout connaître de son rôle, jusqu’aux compromis et aux renoncements.
Mais rien ne pouvait le préparer à ces mois de campagne, aux trahisons dont seuls sont capables ceux qui convoitent à tout prix le pouvoir. Lorsqu’il doit faire face aux soupçons de fraude qui entachent la victoire aux primaires, il en vient à questionner pour la première fois l’honnêteté de son candidat et par là même le sens de cette vie militante ».
 
 
Dans l'Ombre est l'adaptation en bande dessinée d'un roman de Gilles Boyer et Édouard Philippe, paru en 2011 (éd. J.-C. Lattès, coll. « Romans contemporains »). Ces deux auteurs ont souvent travaillé ensemble. Ils avaient publié L'Heure de vérité (Flammarion, 2007), où il était question des remous politiques suscités par la disparition d'un député du Morbihan et ancien ministre, Alexandre Caligny, favori de son camp à une importante élection. Ils ont récidivé en 2022 avec Impressions et lignes claires (éd. J.-C. Lattès).
 
Qui sont ces auteurs, en dehors des activités professionnelles qu'il ont pu avoir ou ont encore ?  Gilles Boyer a fait partir des structures de direction du RPR. Directeur de campagne d'Alain Juppé en 2016, il est trésorier lors de la mémorable campagne de Fr. Fillon jusqu'au 2 mars 2017. Il est élu au Parlement européen en 2019, et entre dans le groupe libéral Renew Europe.
Édouard Philippe (non, il ne s'agit pas d'un pseudonyme…) appartient à la même formation politique. Élu maire du Havre en 2010, il devient député de la Seine-Maritime deux ans plus tard. On sait qu'il a été nommé à Matignon de mai 2017 à juillet 2020 ; Gilles Boyer faisait partie de son cabinet.
 
Du côté de la BD elle-même, on connaît Philippe Pelaez. Il avait écrit le scénario du très bon album Puisqu'il faut des hommes. Joseph (avec Victor Lorenzo Pinel aux crayons) publié dans la collection « Grand Angle » en 2020, et dont on avait rendu compte ici même. Toujours dans la même collection et paru en août 2022, on avait aussi bien apprécié L'Écluse auquel avait participé Gilles Aris. Pour Dans l'Ombre, Philippe Pelaez est associé à Cédrick Le Bihan. Il ne semble pas que l'adaptation du roman ait été faite avec ses auteurs originels, même s'ils ont très probablement fait valoir quelques principes. 
 
La première difficulté était de passer de quatre cent trente-deux pages à quatre-vingt-huit. Cela implique d'opérer une sélection rigoureuse dans le corps du roman, tout en préservant l'intrigue, le rythme du récit, mais aussi ce qui caractérise les personnages et les enjeux liés au contexte choisi. Manifestement, ces contraintes n'ont guère entravé Philippe Pelaez. On est pris dès la première case, et on ne résout à lâcher l'album qu'à la dernière page. 
 
De quoi s'agit-il ? Le récit est donné par le plus proche collaborateur d'un candidat à des élections importantes, qu'on suppose présidentielles. Il se qualifie lui-même d'apparatchik (dont la définition nous est rappelée, p. 4). La formation politique n'est pas identifiée (mais on ne voit pas bien comment les auteurs auraient pu faire abstraction de leur expérience au sein de l'UMP…) ; la plupart des personnages ne sont d'ailleurs désignés que par un surnom : le narrateur reste donc l'apparatchik, et il sert le patron. Ce procédé permet de transposer l'histoire dans des contextes différents : chacun est libre d'y plaquer ses propres représentations.
 
Les primaires viennent de se dérouler, dont le « patron » (aucun nom n'est donné aux deux principaux protagonistes, ni à membres de leur équipe : ) sort vainqueur. Il bat d'une courte tête sa concurrente, Marie-France Trémeau : on sent que ces résultats très serrés vont contribuer à alourdir l'atmosphère au sein du parti. Une équipe de campagne est constituée, au sein de laquelle figure un jeune : Louis Caligny, fils du député et ministre dont il était question dans L'Heure de vérité
Dès la page 12, on apprend que les résultats des primaires auraient été falsifiés. De plus, un sénateur qui aurait pu donner quelques éclaircissements est retrouvé mort. La confiance de l'apparatchik en son patron est ébranlée : aurait-il gagné en trichant ? Comme dans la plupart des séries policières (au moins françaises), on sait que le coupable désigné en premier lieu en cache un autre. Mais rien ne permet d'écarter définitivement ce soupçon, relancé ponctuellement par des éléments équivoques, et qui empoisonne les relations au sein de la formation politique. De fait, telle qu'elle nous est donnée à voir, la campagne se déroule presque sans candidat adverse : le principal compétiteur, Vital, est évoqué à quelques reprises. Les auteurs mettent donc l'accent sur les rancœurs, les ambitions des uns et des autres, les alliances de circonstances, la perfidie, ce qui laisse libre cours (ou peu s'en faut…) aux intrigues de couloir et aux rumeurs plus ou moins habilement fabriquées. Ils n'oublient pas de nous exposer aux menaces, à la pression psychologique à quoi s'ajoute la violence physique. 

Les obstacles sur la route du patron sont donc parmi ceux qui devraient le soutenir : cela constitue le deuxième intérêt qui rive le lecteur à l'album, tandis que des messages téléphoniques anonymes (pleine page) viennent rythmer le récit. On ne peut évidemment rien dire du dénouement, très intéressant. 
 
En plus d'être très bien mené, l'album expose ce qui sous-tend l'objet des partis politiques, à savoir la conquête du pouvoir. On avait déjà pu en apercevoir quelques aspects ailleurs, notamment, sur des films aux registres différents : L'Exercice de l'État (Pierre Scholler, 2011) ; The Ides of March (Les Marches du pouvoir, 2011) de George Clooney ; All the President's Men (Les Hommes du président, 1972) d'Alan Pakula ; Cadaveri eccellenti (Francesco Rosi, Cadavres exquis, 1976 ; Z, de Costa-Gavras (1969), etc. Il est cependant intéressant de noter que les auteurs ne donnent aucun élément sur l'idéologie et les convictions défendues : aucun débat, aucune réflexion. La politique, dans son acception véritable, est complètement écrasée sous les manigances stratégiques ; le sens de l'intérêt commun disparaît derrière les ambitions personnelles. 
Voilà qui ne contribuera guère à atténuer le discrédit que l'univers « politique » laisse dans l'opinion publique.

27/03/2023

Dominique Mermoux (sc. et ill.), Édouard Cortès (sc.), Par la Force des arbres, éd. Rue de Sèvres, 15 mars 2023, 120 p., 20 €. ISBN : 9782810202324


 Propos de l'éditeur. «
Comment retrouver de l'air quand le quotidien et son rythme infernal nous étouffe ?
Édouard Cortès a choisi, pour se libérer du « monde d'en bas », d'aller vers celui « du haut » : au bord du gouffre, il va quitter femme et enfants pendant plusieurs mois pour vivre dans une cabane de sa propre construction, nichée dans un arbre en pleine forêt. Loin des réseaux sociaux et du tumulte de la société, il trouve une échappatoire dans le silence et la contemplation solitaire, et redécouvre des sensations essentielles au bien-être de chacun. Après avoir retranscrit son histoire en roman, il laisse à Dominique Mermoux le soin d'adapter avec justesse et sensibilité cet étonnant récit de vie ».



 
Édouard Cortès a parcouru l'Eurasie, notamment avec sa compagne, Mathilde et même de leurs trois enfants, sans oublier leur âne Octave. Une quête spirituelle les a ainsi conduits, à pied, vers Rome, Saint-Jacques-de-Compostelle et même Jérusalem. Auparavant, Édouard Cortès avait rejoint Kaboul puis Saïgon à bord d'une 2 CV. Il avait aussi traversé le Caucase à pied, sur la piste de l'Arche de Noé, du côté du mont Ararat. Ces expéditions ont donné lieu à des ouvrages que l'on pourra retrouver assez facilement.
 
En octobre 2020, les éditions des Équateurs publiaient Par la Force des arbres (176 pages). Deux ans auparavant, Édouard Cortès traversait une dépression sévère, après l'échec des sept années qu'il a consacrées à l'agriculture et à l'élevage. Il aborde alors la quarantaine, et sent le besoin d'une rupture pour retrouver une espérance face à la mort qui le guettait, un sens à sa propre vie. Il se décide à passer un printemps entre les branches d'un chêne, dans une cabane qu'il a construite, avec la seule compagnie de son âne et de quelques livres. Seulement visité par sa famille et quelques amis, c'est dans le silence relatif de la forêt qu'il a souhaité lire, rêver, observer, réfléchir, et surtout trouver de quoi s'apaiser. Dans ce refuge, il rejoint à la fois ses rêves d'enfant, mais aussi un certain nombre de prédécesseurs. On pense bien évidemment au Walden ou la vie dans les bois (1854) de Henry David Thoreau (occasion de retrouver le compte rendu qu'on avait fait de la bande dessinée de Cédric Taling, Thoreau et moi, en avril 2019). Ernst Jünger avait rédigé un essai sur une expérience de repli similaire : Traité du Rebelle, ou le recours aux forêts (Der Waldgänger, 1951), que l'on pourra peut-être d'occasion, puisque la dernière publication remonte maintenant à 1986 (en Points Seuil). Différentes religions et courants philosophiques ont aussi cultivé cette volonté de s'éloigner du monde, d'y renoncer, pour se purifier par l'ascèse sous de multiples formes : c'est le cas des anachorètes.
Édouard Cortès éprouve un désir analogue, mais cette fois par un voyage sur place : son chêne lui sert de refuge face aux agressions quotidiennes. Il lui est aussi un moyen de retrouver le sentiment d'être une partie de la nature : c'était aussi ce que décrivait Alessandro Pignocchi, sur les pas de Philippe Descola, dans son Petit Traité d'écologie sauvage et La Cosmologie du futur, dont on a aussi rendu compte dans ce site. L'une de ses premières préoccupations est d'ailleurs de rompre avec les réseaux de communication numériques, et donc avec des milliers d' « amis ». À la virtualité des relations, Édouard Cortès souhaite lui substituer un retour à la réalité, à la sincérité.   
L'auteur fait de sa cabane non seulement un refuge méditatif, mais il découvre aussi un lieu d'observation privilégié : « un avant-poste sur la beauté du monde ». La faune et la flore qui l'entourent et les étoiles qui le surplombent l'invitent à une introspection, façon de retrouver sa propre beauté.
 
C'est toute cette renaissance que Dominique Mermoux nous donne à voir et à lire, en relatant avec subtilité cette expérience singulière (au sens propre et figuré) dans un très bel album, empreint de poésie et de beaucoup de délicatesse. On y trouve de splendides planches consacrées aux pics épeiche, aux cerfs, aux geais, aux fourmis et aux pucerons…

15/03/2023

Julien Hervieux (sc.), Virginie Augustin (ill.), Le Petit Théâtre des opérations. Toujours prêtes !, Fluide Glacial, 56 p., 8 mars 2023, 15,90 €. ISBN 979 1 0382 0470 6


Propos de l'éditeur. «
Découvrez le spin-off de la série du Petit théâtre des opérations, qui met à l'honneur le destin de femmes d'exception oubliées des deux Guerres mondiales.

Saviez-vous que les Allemands avaient affronté un régiment de sorcières durant la Seconde Guerre mondiale ? Ou que l'armée serbe en 1914 comptait dans ses rangs "Milun", la Mulan locale, qui faisait régner la terreur à coups de grenades ? Et quid de Marie Marvingt, qui a été tour à tour soldat, infirmière, et qui pilotait encore un hélicoptère à réaction à 86 ans ? Ça ne vous dit rien, ou si peu ?
 
Avec Toujours Prêtes ! de Virginie Augustin et Julien Hervieux, vous allez pouvoir corriger cela, et bien plus encore. Car si l'on parle souvent des femmes de pouvoir et des militantes qui ont fait la Grande Histoire, les combattantes qui sont allées au feu, elles, restent toujours dans l'ombre.
 
Avec ce tome spécial du Petit Théâtre des Opérations, série dédiée aux histoires méconnues des deux guerres mondiales, les auteur·e·s mettent un coup de projecteur sur des destins oubliés, des injustices absurdes et surtout... sur des femmes qui, quand l'Histoire a frappé à leur porte, ont répondu d'une seule voix : Toujours Prêtes ! ».
 

La série du Petit Théâtre des opérations se poursuit (voir les comptes rendus de lecture des trois premiers tomes sur ce site). Le quatrième volume semble d'ailleurs le premier d'une nouvelle volée d'albums, consacrés cette fois aux femmes dans les deux guerres mondiales. Et pour l'occasion, la dessinatrice Virginie Augustin a remplacé Monsieur Le Chien aux crayons, stylos et feutres (la publication de l'album un 8 mars est purement fortuite). Julien Hervieux (oui : l'Odieux Connard…) reste aux manettes du scénario. Bien évidemment, le style graphique a changé : il s'agissait pas de faire une imitation des précédents volumes. Mais le scénario demeure ce qu'il était. L'histoire des deux guerres est vue en prenant l'angle d'un personnage particulier, le tout sur un ton humoristique (on est chez Fluide, enfin…). Huit femmes en guerre sont présentées dans l'album. En voici une présentation rapide.

Marie Marvingt (1875-1963) s'est signalée par une activité sportive débordante. Elle en pratique de nombreux à un niveau très honorable, malgré les obstacles posés sur sa route : alpinisme, tir, ski, etc. Elle est ainsi la première femme à faire et terminer le Tour de France cycliste, en 1908, en dehors de la compétition bien sûr réservé aux hommes. Elle passe son brevet de pilote d'avions puis d'hélicoptères (à 88 ans…). Elle est la première aéronaute (brevetée) à réussir la traversée de la Manche en ballon (1909). Elle échoue à entrer dans un escadrille de bombardement en 1914 (malgré deux missions réussies, sans autorisation), renvoyée aux soins infirmiers. Marie Marvingt réussit tout de même à combattre dans les tranchées pendant une cinquantaine de jours, avec le 42e bataillon de chasseurs à pied, avant qu'on la démasque. Elle créée un service d'infirmières pilotes ; elle est à nouveau engagée dans l'aviation sanitaire pendant la seconde guerre mondiale. Surnommée « la fiancée du danger », elle conserve une activité physique hors du commun jusqu'à sa mort.
 
Nancy Wake (1912-2011) est une journaliste australienne qui participe très activement à la Résistance en France, ce qui lui vaut le surnom de « la souris blanche ». D'abord infirmière, elle entre au service du réseau d'évasion Pat O'Leary, puis du SOE (Special Operations Executive), chargé de soutenir les groupes résistants dans les pays occupés par les forces de l'Axe, afin d'aider à la réussite des opérations alliées (sabotage, renseignement…). C'est ainsi qu'elle est parachutée en avril 1944, pour une mission en Auvergne. Elle participe à de multiples opérations, dont l'attaque du siège du SD (la Gestapo) de Montluçon (Allier). Nancy Wake est la femme la plus décorée de la guerre.
 
Milunka Savić (1890-1973). La combattante serbe s'engage dans les guerres balkaniques sous un nom masculiné (Milun Savić). Le subterfuge tient jusqu'à sa blessure, en 1913. Elle poursuit le combat pendant la première guerre mondiale, démontrant une aptitude au tir à la grenade assez peu commune. Milunka Savić tombe dans l'oubli après 1918, jusqu'à la diffusion d'un documentaire qui lui est consacré en 2013. Son corps est aujourd'hui enterré dans l'Allée des Grands, au cimetière de Belgrade.
 
Octavie Delacour (1858-1937). Le hasard conduit cette modeste Normande à participer à un fait peu connu. En septembre 1914, après la bataille de la Marne, commence la Course à la mer : les armées cherchent à se déborder. Plusieurs expéditions allemandes motorisées s'infiltrent à l'arrière des troupes alliées, chargées d'organiser des sabotages. Le 13 septembre, l'une d'entre elles part de l'Aisne (Leuilly-sous-Coucy). Elle parvient dans le département de la Seine-Inférieure trois jours plus tard, ses membres étant pris pour des Anglais. Près de Neuf-Marché, le groupe est reconnu par Octavie Delacour, tout à fait par hasard, qui donne l'alerte. Il est difficilement arrêté le lendemain, à proximité de la Seine, après quelques escarmouches.
 
Yoshiko Kawashima (1907-1948). Princesse mandchoue, elle est élevée au Japon. Elle participe à des opérations d'espionnage pour le compte de l'armée impériale. Elle crée un groupe de cavalerie en 1932, qui combat la résistance aux troupes japonaises dans le Mandchoukouo. Yoshiko Kawashima est arrêtée en novembre 1945 par le contre-espionnage chinois, au service du gouvernement nationaliste de Tchang Kaï-chek. Jugée, elle est fusillée en 1948.
 
Marie Curie (1867-1934) est probablement la plus connue des femmes évoquées dans l'album, grâce à ses travaux en chimie et physique qui lui valurent un double prix Nobel, notamment sur des éléments nucléaires. Elle prend cependant part à la première guerre mondiale, non comme combattante, mais en mettant son expérience scientifique au service des soins médicaux. Elle conçoit une unité d'automobiles radiologiques, vite surnommées les petites Curies, qui circulent à proximité des champs de bataille pendant toute la guerre. Le dispositif permet de repérer rapidement les débris des projectiles dans le corps des blessés recueillis : les soins sont administrés avec précision et célérité.
 
Les « Sorcières de la nuit ». Le premier tome du Petit Théâtre avait déjà retenu l'une des aviatrices soviétiques, Anna Iegorova (1916-2009). Des femmes furent en effet engagées dans au moins trois unités aériennes : 586e régiment d'aviation de chasse ; 587e régiment d'aviation de bombardement ; 588e régiment d'aviation de bombardiers de nuit. C'est dans ce dernier que l'on trouve les « sorcières de la nuit », qui effectuaient leurs missions nocturnes à bord de Polikarpov Po-2, en toile et bois. Volant d'abord à basse altitude, les Po-2 remontaient à l'approche de leur cible, avant de plonger moteur éteint, ce qui créait un fort effet de surprise. Au sol n'était perçu que le sifflement de l'air sur la structure de l'avion, avant l'éclatement des bombes.
 
Marie Depage (1872-1915), issue de la haute bourgeoisie bruxelloise, est devenue infirmière au service de l'armée belge. Avec son mari Antoine, médecin et président de la Croix-Rouge belge, elle fonde en 1907 l'École belge d'infirmières diplômées, dont la direction est assurée par la Britannique Édith Cavell, qui prit part à la Résistance en Belgique. Après avoir créé une unité d'ambulances lors de la guerre balkanique de 1912, le couple transforme un hôtel de La Panne en hôpital dès 1914, ainsi que des unités chirurgicales mobiles installées au plus près des lignes. Au retour d'une tournée caritative aux États-Unis, Marie Depage embarque sur le Lusitania, coulé le 7 mai 1915 par des sous-marins allemands au large de l'Irlande. Elle donne les premiers soins aux blessés, mais meurt noyée après s'être jetée à l'eau. Un monument érigé à Uccle rend hommage à Marie Depage et Édith Cavell, fusillée le 12 octobre 1915.

Il est à noter que le Petit Théâtre fait (ou va faire) l'objet d'une exposition itinérante et de fiches pédagogiques.
 
Enfin, on pourra compléter ces évocations par la série « Les Femmes ou les « oublis » de l'Histoire », que Juliette Raynaud a commencé à publier sur son blog de Médiapart. En voici les sept premières, mais bien d'autres sont à découvrir sur son site Team Colibri :


Jean-Yves Le Naour (sc.), Iñaki Holgado et Marko (ill.), Aretha Battistutta (coul.), <i>Le réseau Comète. La ligne d'évasion des pilotes alliés</i>, Bamboo, coll. « Grand Angle », 56 p., 31 mai 2023. ISBN 978 2 8189 9395 8

Présentation de l'éditeur . « Des centaines de résistants de « l’armée des ombres », discrets, silencieux, un « ordre de la nuit » fait...