Pour ignorer ce principe de base, faute de culture historique, par manque d’intérêt ou tout simplement de temps1 , trop de journalistes développent une analyse trop superficielle sur les faits qu’ils rapportent. La « crise » dite des « gilets jaunes »
(avec ou sans les guillemets, avec ou sans majuscules initiales) en est
l’illustration la plus révélatrice du moment. Sa complexité mérite
mieux que les amalgames et raccourcis que les médias dominants n’ont
cessé de colporter, faute d’avoir les moyens de la saisir. Pour autant,
le phénomène n’est pas encore achevé que la recherche scientifique s’y
intéresse déjà, avec les infinies réserves que la faible distance
chronologique à l’objet étudié imposent en pareil cas, et parce qu’il
n’a fini de se transformer et de produire toutes ses conséquences. C’est
précisément le but que s’est assigné AOC, depuis un an, en soumettant
l’actualité à des chercheurs sans attendre : « il n’y a pas un temps
pour le journalisme et un temps pour la recherche », comme le rappelle
Sylvain Bourmeau (p. 9).
Ici, ce sont vingt-quatre scientifiques qui ont été sollicités pour délivrer leur analyse2 , qu’ils soient sociologues, philosophes, etc., et bien sûr historiens ou géographes. La richesse de leur production ne peut être restituée en quelques lignes : on ne peut qu’engager à lire les articles, d’autant qu’ils sont assez courts (six à huit pages, en général), mais très bien informés et très accessibles. On se contentera de donner quelques éléments très (trop) synthétiques qui viennent en contrepoint de ce que la presse a cru voir3 .
On oppose souvent
les espaces ruraux, supposés pauvres, aux espaces urbains, qui
concentrent population et richesses. Or, les deux -tiers des ménages les
plus pauvres vivent dans les aires urbaines. De plus, les nombreuses
interdépendances territoriales ont été révélées par le mouvement qui
s’est développé depuis novembre, grâce à la voiture rendue nécessaire
pour pouvoir accéder aux différents espaces. À
ce compte, on estime généralement que ce sont les habitants des
couronnes périurbains qui ont fourni les premiers contingents des
« gilets jaunes ». De fait, la périurbanisation4
a entraîné un allongement des distances entre résidence et lieux de
travail et de consommation, restés en ville, encouragée par des
municipalités soucieuses de développement (démographique et économique).
Or, ce schéma simpliste ignore le fait que les dynamiques qui sont à
l’origine des emplois est plus important dans les espaces périurbains
que les centres des villes. Au contraire, ces espaces sont perçus
négativement : on met en avant les contraintes5
(qui concernent notamment les transports), l’inadéquation avec les
impératifs environnementaux, sans parler de l’uniformisation des
paysages, rongés par des lotissements de pavillons individuels6 .
Cette perception conduit au sentiment d’espaces périurbains qui
seraient abandonnés, par rapport aux centres des villes, bien mieux
pourvus en transports en commun modernes (tramways…) et en services de
toute nature.
La relation
médiatique fait apparaître que le mouvement est porté par les couches
inférieures des classes moyennes et les classes populaires. Il s’agit
plus précisément de membres de professions intermédiaires, dont,
pourtant, le revenu et le pouvoir d’achat sont relativement stables,
sans atteindre une marge de confort suffisante pour les protéger en cas
de difficultés conjoncturelles. Mais cette sensibilité crée un sentiment
d’injustice au regard des efforts exigés par les politiques
néo-libérales, que ces catégories sociales supporteraient
essentiellement, et celui d’une érosion du pouvoir d’achat, révélé par
les hausses ponctuelles du prix des carburants (en oubliant les
baisses). Pour autant, les « gilets jaunes » tendent à se distinguer des
« assistés », bénéficiaires des aides sociales, tout en exigeant une
meilleure distribution des richesses. On retrouve ici l’un des effets du
discours libéral qui vise à un émiettement de la société en une somme
d’individus, responsables de leur destin et de leurs conditions
sociales : être pauvre serait ainsi le résultat d’une volonté
personnelle (ou plutôt un manque de volonté), voire même d’un désir de
vivre en parasite aux dépends des autres.
D’autres contributions s’attachent aux références historiques brandies par les « gilets jaunes », notamment la Révolution française (d’une façon indistincte)7 . Mais on lira avec autant d’intérêt les articles portant sur l’analyse politique du mouvement (abusivement assimilé à l’extrême droite ou à l’extrême gauche), sur la perception du pouvoir exécutif et des actions engagées, sur celle du pouvoir et des élites par les « gilets jaunes », etc. Une mention particulière doit cependant être accordée à la contribution de Bruno Latour, qui place ce mouvement dans une perspective dépassant le cadre national, à savoir celle de la nécessaire transition écologique8 . Il montre en effet que le mouvement est l’occasion d’éclairer en quoi consiste cette transition : pour produire quelle civilisation ? À ses yeux, il révèle l’incohérence entre d’une part l’état réel de la planète et, d’autre part, les modes de vie et l’idée de progrès qui persistent à être promus. Or, qui s’en remettre ? L’État est impuissant, pris dans les logiques de développement territorial qu’il a construites. Pour Bruno Latour, il faut s’inspirer de l’exemple de ceux qui ont déjà opté pour un mode de vie tout à fait alternatif, reposant sur une autre vision du territoire, qui dépasse complètement le maillage administratif actuel, réellement utilisé par les citoyens. Ce sont eux seuls qui sont en mesure d’évaluer leurs propres besoins, d’estimer sur quelles ressources ils peuvent compter, et de faire le tri entre leurs souhaits et ce qui est possible. S’il doit y avoir une consultation nationale, elle ne doit pas être une injonction étatique. Elle doit reposer au contraire sur des groupements (militants, associations, scientifiques, etc.), dont la légitimité ne peut être mise en doute, dont le travail de réflexion doit être soutenu. Le but est de dresser une « cartographie des controverses ».
On n’oubliera pas, enfin, la nouvelle d’Éric Chauvier (« Bikini rouge sur fond jaune », p. 195) qui retrace la trajectoire d’une fille sur une trentaine d’années, jusqu’à un rond-point, en décembre 2018.
Notes
2. Chacune de ces analyses est à chaque fois datée, ce qui prévient l’étonnement de ne pas voir tel ou tel fait, qui, s’étant produit ultérieurement, n’aura donc pas pu être pris en compte. On regrette cependant l’absence de sources qui permettraient d’aller plus loin. On se référera toutefois aux principaux travaux des auteurs que l’on jugera les plus intéressants.
3. Lire en particulier Yves Citton, « Abécédaire de quelques idées reçues sur les « gilets jaunes » » (p. 37 et suiv.).
4. Voir la contribution de Michel Lussault, « La condition périurbaine » (p.171 et suiv.).
5. On lira notamment la contribution du géographe Samuel Dupraz, « La France contrainte des « gilets jaunes » » (p. 75 et suiv.).
6. Michel Lussault rappelle la couverture du magazine Télérama avait consacré à « La France moche » en février 2010 (p. 178).
7. Guillaume Mazeau, « Les « gilets jaunes » et la Révolution française : quand le peuple reprend l’histoire » (p. 107).
8. Bruno Latour, « Du bon usage de la consultation nationale » (p. 189).