Benoît Collombat, journaliste à France Inter depuis 1994, avait exploré la violence politique sous la Ve République, avec Étienne Davodeau. Cela avait donné l'excellent Cher Pays de mon enfance. Enquête sur les années de plomb de la Ve République (Futuropolis, 2015), qui a donné lieu à une recension dans ce site même. Cette fois, le journaliste a travaillé avec un autre dessinateur, Damien Cuvillier, sur un autre type de violence : la violence économique. Plus discrète, elle s'étale dans le temps depuis près de cinquante ans maintenant, ce qui fait que les victimes ne sont pas remarquées. L'album montre comment l'idée a émergé, et comment l'enquête s'est déroulée, prenant notamment appui sur l'expérience de la mère de Damien Cuvillier, radiée des listes de Pôle Emploi. Au-delà de ces cas individuels, au mieux trop souvent perçus comme les victimes malheureuses des circonstances, sinon comme responsables de leur destinée, au pire — on se rappelle le conseil cynique donné par un Macron désinvolte à un chômeur venu à l'Élysée, lui enjoignant de traverser la rue pour pouvoir travailler —, les auteurs entendent montrer que le chômage de masse qui s'est rapidement développé dans les années 1970 ne doit rien à la fatalité. Leur thèse repose aussi sur le fait que les différentes politiques économiques et sociales menées, en dépit des alternances (avec le « tournant » de 1983-1984, qui se dessinait sans fard déjà dès le discours de Mauroy devant l'Assemblée, le 8 juillet 1981) et des cohabitations, ne tiennent en réalité qu'au respect des normes de l'idéologie néo-libérale. Comme le montre François Denord, économiste, l'État est désormais au service du marché, lequel lui dicte la politique à suivre — on en a aujourd'hui une nouvelle illustration, avec l'industrie automobile pleurnichant après 17 milliards d'euros pour assurer sa compétitivité mondiale, pour, bien entendu sauvegarder l'emploi (pur chantage…). Au nom de ces principes, il a abdiqué de son pouvoir sur l'économie dès les années 1960 pour assurer la stabilité monétaire (celle du franc comme celle de l'euro aujourd'hui, avec les fameux critères dits de Maastricht) grâce à la rigueur budgétaire et à la lutte contre l'inflation, gages de la prospérité économique… mais pas pour tout le monde. Et dans cette configuration privilégiant les « grands équilibres », l'emploi que l'on prétend défendre, le cœur sur la main, n'est même pas considéré comme une variable d'ajustement : il ressort des pertes plutôt que des profits. En réalité, comme l'explique Ken Loach dans la préface, c'est un moyen commode de faire pression sur les salariés afin de briser leurs velléités et les syndicats : la quête du profit, camouflée derrière les courbes de la croissance économique, ne souffre aucun obstacle, surtout dans le contexte d'une économie mondialisée. Il s'agit de rogner sur les normes sociales pour assurer la meilleure compétitivité.
La violence économique est notamment exprimée par les chiffres, commode façon de masquer la désespérance de chaque individu. On voit Pompidou complètement abasourdi par le fait que le nombre de chômeurs dépasse les quatre cents mille. On en recensait 2,4 millions à la fin de 2020, selon l'INSEE, ce qui avait permis aux dirigeants de ce pays de s'auto-congratuler en voyant que le chômage était revenu à 8 % de la population active, après une baisse de 340 000. Résultat grandiose évidemment attribué aux effets de la politique mise en place, mais surtout à la reprise de la consommation, ce qui n'avait alors été que peu souligné… Ce qui l'était encore moins, c'était que le chômage n'est pas le seul signe de la violence économique : il ne résume en rien la pauvreté. En 2018, toujours selon l'INSEE, la grande pauvreté touchait près de deux millions de personnes, et on sait que la crise du COVID a approfondi ce phénomène, et les inégalités sociales par la même occasion : des riches toujours plus riches ; des pauvres toujours plus pauvres. L'emploi est-il condamné ? On a célébré à gorges déployées « ceux de la première ligne » envers qui toute la société avait une dette, durant le premier confinement, jurant que le monde « d'après » ne ressemblerait pas à celui « d'avant » : la fable n'a pas tenu bien longtemps. Pourtant, l'album montre que tous les économistes — pour ne citer que ce corps — ne respectent la vision orthodoxe développée à longueur d'éditoriaux dans les médias dominants. Des réponses alternatives existent. Mais en attendant, la contestation ne cesse de gonfler devant la surdité du pouvoir politique ; la seule réponse consiste en un renforcement de la répression policière, des mesures sécuritaires et attentatoires aux libertés fondamentales. En guise de conclusion, le journaliste de Médiapart, Romaric Godin, en appelle à l'État pour qu'il crée les emplois que le secteur privé rechigne à réaliser.
Les auteurs auraient pu sombrer dans un essai très technique pour asseoir leur démonstration rigoureuse. Au contraire, ils montrent la progression de leur enquête, nourrie par des entretiens avec des économistes, bien sûr, mais aussi des sociologues, des hommes politiques (quelques uns…), etc. On a ainsi un va-et-vient entre les propos des protagonistes de cette période (ceux qui ont toutefois accepté de témoigner) et une analyse scientifique. La documentation accumulée doit empêcher le lecteur hâtif de s'en tenir au titre, en estimant qu'il y a un complot : au contraire, rien n'est caché pour celui qui veut voir. Le Choix du chômage contribuera à éclairer la nuit des aveugles, grâce à un effort de vulgarisation qui met cet album très copieux et très fourni (288 pages, tout de même) à la portée de n'importe qui. Cela rappelle le côté didactique d'un autre ouvrage paru également chez Futuropolis (décidément…) en 2012 : La Survie de l'espèce, de Paul Jorion et Grégory Maklès. Le côté absurde et la dérision en moins. Quoi que… Ici, la réalité se suffit amplement à elle-même.