20/05/2022

Jean-Blaise Djian Pierre-Roland Saint-Dizier (sc.), Vincent (ill.), Liberty Bessie, T. 1, « Un pilote de l’Alabama », Glénat, coll. « 24x52 (Vents d'Ouest) », 2 mai 2019, 56 p., 14,50 €

  

Présentation de l’éditeur. « Un rêve. Un destin à écrire. Le ciel pour théâtre.

Tuskegee, Alabama, fin des années quarante. Bessie Bates est passionnée d’aviation. Tous les jours, depuis trois ans, elle se rend à l’aérodrome dans l’espoir de passer son brevet de pilote. Sauf que Bessie est une femme, et elle est noire. Et dans l’Amérique ségrégationniste, difficile pour elle de faire valoir sa capacité à piloter son propre appareil…Alors quand elle reçoit un jour par la poste la plaque de son père, héros de guerre disparu en vol en Europe, elle décide de tout mettre en œuvre pour retrouver sa trace. Première escale : Paris, où elle est embauchée comme copilote par une compagnie de fret. Aux côtés de Lulu, vétéran bourru, Bessie gagne des heures de vol, de l’assurance et de l’expérience. Le ciel sera dès lors le théâtre de son destin…

Découvrez le destin de Liberty Bessie : la reine du ciel ! Une saga d’aviation au parfum d’histoire, mais surtout d’aventure, librement inspirée des faits d’arme des « Tuskegee Airmen », groupe de pilotes afro-américains originaires de Tuskegee et qui se distingua lors de la Seconde Guerre mondiale ».

 

À lire la présentation, on craint la bluette… Et on se laisse pourtant prendre au récit, qui est bien mené. Les illustrations de Vincent n’y sont d’ailleurs pas pour rien. Son coup de crayon est très précis, très minutieux, bien servi par les couleurs : la couverture reflète tout à fait ce qu’on trouve dans l’album. On est admiratif devant les dessins des avions, avec tous les détails de leurs caractéristiques : North American P-51 Mustang et  B-25 Mitchell, Focke-Wulf Fw 190,  Douglas DC-3, Boeing Stearman et B-17 Flying Fortress, Dewoitine D.338, Stampe SV-4, Lockheed Constellation, etc.  On y trouve même un HM-14 « Pou du ciel » (p. 52), détoilé et dépourvu de son plan supérieur. Et tout laisse à penser que les auteurs sont très familiers avec l’aéronautique, puisqu’ils en maîtrisent parfaitement le vocabulaire : on parle de « filets d’air », de « navigation », de « vent du 270 », de « pré-vol », de « trim de profondeur », etc. Tout cela ne s’invente pas. D’un point de vue lexical et pour ce qui est de la documentation technique, on attribue un satisfecit avec beaucoup d’enthousiasme. Le souci du détail va jusqu’aux publicités murales, comme Peugeot, Dubonnet, etc., aux voitures, etc.

Au-delà des tribulations de Bessie Bates (personnage très librement  inspiré de l'aviatrice américaine Bessie Coleman, 1892-1926), les auteurs donnent à voir la ségrégation : les places réservées aux coloured dans les bus, les installations des Tuskegee Airmen placées à l’écart des terrains d’aviation. Car l’histoire tourne autour de ces pilotes assez peu communs, puisque noirs américains : les Tuskegee Airmen. Cette unité, commandée par Benjamin Oliver Davis*, fut intégrée au 332e groupe de chasseurs. Équipée en octobre 1944 (au moment où le récit débute) de P-51 très caractéristiques, car leur empennage, la casserole de l’hélice et les saumons sont peints en rouge, d’où leur surnom de Red Tails. Leur mission est de protéger les B-25 et B-17 du 477e groupe de bombardement qui opère en Méditerranée. Dans l’album, l’un des Tuskegee Airmen est abattu au retour d’une mission au-dessus de l’Italie. C’est Farell Bates, qui pilote un P-51 baptisée « Liberty Bessie », pour la cause qu’il défend et pour sa fille.

Quatre ans plus tard, à Tuskegee (puisque c’est le nom d’une ville de l’Alabama), Bessie fait tout pour passer son brevet de pilotage sur ce qui me paraît être un Lockheed Model 12A (sauf erreur de ma part), qui effraierait plus d’un débutant. Mais elle se heurte à la ségrégation raciale d’alors et à l’absence de perspective d’emploi dans l’aviation civile. Elle reçoit un jour un paquet du gouvernement dans lequel se trouve la plaque matricule de son père, envoyée de France. Elle embarque à bord d’un magnifique Constellation de la Lockeed pour Le Bourget, à la fois pour retrouver la trace paternelle et pour voler, enfin. Bessie est employée chez Auxiette frères et devient co-pilote sur un DC-3 pour des missions de transport de matériel assez douteuses avec l’Espagne (contrebande d’œuvres d’art, etc.). Elle finit par apprendre que la plaque a été retrouvée près de Tripoli, en Libye, dans l’épave d’un Caproni. Quittant précipitamment Auxiette Frères, elle s’envole pour Alger, atterrit à proximité ; elle découvre un hydravion (que je n’ai pas réussi à identifier) dans un hangar presque abandonné.

Bref, un très bon album dont on attend le second volume (qui est paru en 2020, mais n'a pu être recensé…).

 

Note

* En 1954, Benjamin Oliver Davis devient le premier général noir américain dans l’armée de l’air des États-Unis, son père ayant été le tout premier dans l’armée de terre

 

Amity Shlaes, Paul Rivoche (ill.), Claire Martinet (tr. fr.), The Forgotten Man. Nouvelle Histoire de la Grande Dépression, Steinkis, 14 février 2018, 320 p., 22 €. ISBN : 9782368461754


Présentation de l'éditeur. «
L’adaptation d’un ouvrage économique de référence sur la Grande Dépression [Robert Crais, The Forgotten Man : A New History of the Great Depression, traduit en français par Hubert Tézenas, et publié notamment en poche chez Pocket, 2007, sous le titre : L'Homme sans passé], traduit en allemand, en italien, en chinois, en coréen et en japonais, The Forgotten Man : A New History of the Great Depression est utilisé comme support pédagogique dans les écoles et universités américaines.

1929. Les États-Unis plongent dans une crise sans précédent. L’Amérique sombre et ressemble à l’Angleterre de Dickens… Prenant à rebours l’historiographie classique qui fait la part belle au New Deal, l’angle d’Amity Shlaes est celui de la petite histoire, de l’anecdote et du détail. Elle décrypte l’envers du New Deal et propose une analyse à hauteur d’homme. Captivant, original, révisant complètement notre point de vue sur la Grande Dépression, The Forgotten Man est un ouvrage de référence et un outil pour analyser notre époque contemporaine ».

 

 

Les éditions Steinkis ont fait un pari ambitieux en publiant une version française de The Forgotten Man, pour ce qui est du graphisme et du fonds.

Précisons tout de suite qu’Amity Shlaes a une formation d’économiste. Sa sensibilité la place du côté des libertariens, qui font de la liberté individuelle la valeur sur laquelle doit être fondée une société. En conséquence, l’État doit être réduit à sa plus simple expression. En résumant peut-être de façon excessive, on a là une forme de libéralisme exacerbée.

Amity Shlaes fait aussi partie de la Fondation présidentielle Calvin Coolidge (qui a précédé Franklin D. Roosevelt à la Maison blanche), ce qui est un autre élément important pour comprendre The Forgotten Man.

Il s’agit d’une adaptation graphique de l’ouvrage éponyme paru en juin 2007, traduit dans plusieurs langues. L’objectif est, comme le sous-titre le suggère fortement, de faire pièce à l’interprétation habituelle du New Deal1. Faut-il le croire quand il prétend être une « nouvelle Histoire de la Grande Dépression » ? On sait que les avancées sociales et économiques obtenues à partir de 1933 ont été combattues dès cette époque, notamment par l’école de Chicago et Milton Friedman. Partisan de la politique de Roosevelt (et porte-parole du Trésor), il en est devenu l’un des contempteurs les plus virulents ; son ouvrage Capitalisme et liberté (paru en 1962) a fait date, et reste une référence essentielle. Ajoutons l’opposition de Friedrich Hayek au keynésianisme1 , qui a aspiré le New Deal. Bref, en matière de nouveauté, on ne voit pas bien ce qu’Amity Shlaes apporte. Cette impression est renforcée par le choix de l’illustrateur, Paul Rivoche. Ses dessins sont en noir, et le trait rappelle les comics des années quarante, notamment ceux qui traitaient des super-héros. Cela permet toutefois au lecteur d’être plongé dans un univers graphique qui ne lui est guère familier, un brin désuet.

L’histoire est menée par Wendell Willlkie, qui donne son interprétation des années trente à une éditrice qui est aussi une éditorialiste (au New York Times) en vue, Irita Bradford Van Doren, dont il est très proche. Démocrate, il soutient activement la candidature de Roosevelt. Devenu président d’une importante compagnie de production électrique en 1933, ses intérêts sont bousculés par la mise en œuvre de la Tennessee Valley Authority, société publique constituée par le gouvernement fédéral pour développer la production de la même énergie, mais à un prix de consommation moindre. Wendell Willkie devient alors opposant au New Deal, passe au parti républicain, à tel point qu’il est désigné pour le représenter lors des élections présidentielles de 1939.

Dès lors, on voit sur quels sentiments s’appuie son interprétation des faits. Il décrit la société américaine aux mains d’un État omniprésent, dont la puissance ne cesse de se renforcer. L’argument d’une soviétisation est évidemment amené, s’appuyant notamment sur le voyage en URSS de conseillers du nouveau président, en 1927 : Paul Douglas, Rexford Guy Tugwell, Start Chase. Willkie fait ainsi de la coopérative agricole Casa Grande (Arizona) le symbole de ce que les États-Unis sont en train de devenir, avec ses paysans dépossédés, sans ambition, travaillant à peine dans un cadre collectif inadapté. Cette dénonciation de l’omnipotence de l’État, insoucieux des conséquences de son administration calamiteuse, est à l’image de ce qu’on peut lire dans Atlas Shrugged 2 , le roman d’une autre libertarienne, Ayn Rand.

Le récit est chronologique. Les auteurs ont pris soin de rappeler à chaque fois l’évolution du taux de chômage et de l’indice Dow Jones, pour bien marquer l’échec patent du New Deal. Ils font de cette politique une suite de mesures sans cohérence les unes par rapport, Roosevelt se laissant porter par ses conseillers et par ses lubies. Lui-même n’apparaît que comme une ombre, un fantôme malfaisant qui a fait main basse sur le pays. Au contraire, son prédécesseur républicain, Calvin Coolidge, est montré comme l’auteur des initiatives qui ont été ultérieurement couronnées de succès. En somme, la voie était déjà tracée par ce républicain qui n’a pas démérité, mais que l’électorat a délaissé au profit d’un démagogue qui a su trouver les mots pour l’emporter. Rien n’est dit, cependant, des réélections de Roosevelt jusqu’en 1944, alors que le titre du livre semble suggérer qu’il n’a rien fait pour ce Forgotten Man, expression vague désignant symbolisant les «obscurs et les sans-grade» chers à un populiste français, que les classes moyennes menacées de déclassement.

On voit clairement le parti pris idéologique de l’ouvrage. L’avant-propos indique qu’«il est enseigné dans les écoles et universités américaines» : on frémit à l’idée qu’il soit utilisé sans un solide appareil critique. Toutefois, si l’on doit accorder un mérite à ce livre, c’est effectivement d’apporter un contre-point à la version du New Deal. Il délaisse cependant des éléments importants de la politique de l’administration de Roosevelt, notamment le Social Security Act, l’extension des libertés syndicales, les initiatives visant à protéger les travailleurs et les agriculteurs, etc. Ces éléments doivent être réintroduits pour avoir une vision plus objectives des choses. On y ajoutera le travail de l’historien Howard Zinn pour faire bonne mesure.

Enfin, cette hésitation à en recommander la lecture à des élèves repose repose également sur le caractère très dense de l’histoire, qui requiert une bonne connaissance du contexte (ce qui permettra de conserver un indispensable recul critique). La multiplicité des personnages, que le dessin ne permet pas toujours de bien distinguer, vient renforcer ces préventions.

 

Notes

1. Fr. Hayek, Droit, législation et liberté, PUF, coll. « Quadrige », 2007.
2. Paru en 1957, l’ouvrage a été traduit en français sous le titre La Grève, 2011 et 2017 (éd. Les Belles Lettres ; tr. fr. : Sophie Bastide-Foltz). L’auteur montre ce que devient un pays dominé par l’État, et ce qui se passerait si la meilleure partie de la société, à commencer par les patrons, en venait à quitter leurs fonctions.

 

Kelly Nyks, Peter D. Hutchinson, Jared P. Scott, Malcolm Francis (compositeur), avec la participation de Noam Chomsky, Requiem pour le rêve américain, Les Mutins de Pangée, sept. 2018, 71', 10 €


 Présentation de l’éditeur. « COMPRENDRE CE QUI NOUS ARRIVE. 

Avec la force d’une analyse toujours très argumentée et documentée, le célèbre linguiste américain Noam Chomsky s’exprime sur les mécanismes de concentration des richesses, avec une lucidité contagieuse. Il expose clairement les principes qui nous ont amenés à des inégalités sans précédent, retraçant un demi-siècle de politiques conçues pour favoriser les plus riches. Une boite à outils pour comprendre le Pouvoir et gagner beaucoup de temps ».


Le sous-titre de ce nouveau DVD édité par Les Mutins (disponible également en VOD et en téléchargement sur leur site) est plus révélateur du contenu du film que le titre ne le laisse paraître. Bien sûr, il est question des États-Unis, mais on peut tirer de l’entretien avec Noam Chomsky des enseignements valables pour la France et bien d’autres pays.  On se reportera à l’ouvrage qui reprend le propos du film : Noam Chomsky, Requiem pour le rêve américain [Requiem For The American Dream], Flammarion, coll. « Climats. Essais », 27 sept. 2017, 144 p., 14 €.

On ne fera pas l’injure de rappeler qui est Noam Chomsky, éminent linguiste américain au MIT, et militant de très longue date. Pour ceux qui n’en savent rien, ou pas grand chose, et ceux qui voudraient en savoir davantage, on se reportera à ses écrits mais aussi aux productions des Mutins. Le présent film donne d’ailleurs quelques-unes de ses interventions publiques dans les années 1960. Autrement dit, son expérience (avec son lot d’erreurs) donne suffisamment de crédit à l’analyse qu’il délivre ici, qui rejoint en cela bien d’autres auteurs.

Le film est très didactique, s’organisant sur la base de dix principes, qui conduisent à comprendre « les principes de la concentration de la richesse et du pouvoir ». En se basant sur l’exemple des États-Unis, Noam Chomsky démontre en quoi les concepteurs du projet politique américain a, dès l’origine, cherché à limiter fortement la démocratie : en se méfiant du peuple, le pouvoir ne devait revenir qu’aux meilleurs, seuls aptes à comprendre et à agir dans l’intérêt de tous, d’où le choix d’un système basé sur la représentation par des élus, et non par les citoyens eux-mêmes. L’alliance entre le pouvoir politique et la richesse a de même tout de suite été conclue, engageant un cercle vicieux : pour être élu, il faut avoir de l’argent ; en se tournant vers les entreprises, l’élu ne pourra pas faire moins que les favoriser, etc.

Il a fallu attendre les années soixante pour voir s’organiser des franges de la population qui étaient jusque là passives, et voir progresser les « droits des minorités, ceux des femmes, la défense de l’environnement, le combat contre la violence, l’empathie pour les autres ». Mais s’est ensuivi une forte réaction consécutive des possédants et des conservateurs pour ne pas perdre leurs positions. Le mémorandum de Lewis Powell (août 1971) a alerté sur les dangers de cette situation : le monde des affaires risquait de perdre le contrôle de la société, notamment de la jeunesse qu’il faut reprendre en main (par le biais d’un contrôle des universités et des écoles) et de l’opinion publique (par la télévision et toutes les formes de communication). Pour Powell, l’« homme oublié » qu’est l’entreprise (voir la recension du très libéral The Fortoggen Man, publiée ici) exige qu’on lui redonne toute sa place et toute son influence, en utilisant tous les moyens : information, tribunaux, lobbies, etc. Il a donc été fait appel aux entreprises (les plus importantes) pour contrer et attaquer l’approfondissement de la démocratie. L’une des armes a été constituée par la Commission trilatérale, rassemblant des dirigeants et des intellectuels occidentaux (dont le sociologue français Michel Crozier, Samuel Huntington, etc.), qui a notamment publié The Crisis of Democracy (1975), qui s’émeut d’un « excès de démocratie » et des droits concédés aux « intérêts spéciaux » (entendez la majorité de la population, mais considérée comme autant de groupes sociaux qui ont obtenu une amélioration de leur sort). L’endoctrinement des jeunes est particulièrement jugé préoccupant : ils doivent être contenus.

La réaction s’engage également sur le terrain économique (principe 3. « Redessiner l’économie »), en donnant un rôle plus important aux institutions financières (banques, assurances, fonds de pension…). De fait, le résultat est aujourd’hui une « financiarisation de l’économie », les gestionnaires issus des grandes écoles de commerce ayant remplacé les ingénieurs à la tête des entreprises, dont l’objet est d’abord de satisfaire les actionnaires quel que soit le type de production. C’est à ce moment-là qu’il est mis fin à la séparation entre banques d’investissement et banques commerciales. La dérégulation débouche sur une instabilité : les crises se succèdent les unes aux autres, alors que le phénomène avait disparu entre les années quarante et soixante-dix. La mondialisation des échanges et le libre-échange sans contrôle a fait le reste : le capital doit circuler, principe qui ne vaut pas pour les hommes (sauf pour les élites). Les conséquences sociales ont été désastreuses, avec une mise en concurrence des salariés, toujours plus exploités.

À cela, on a ajouté un « déplacement du fardeau » (principe 4). Dans les années fastes et stables, les bénéfices étaient fortement imposés, ce qui a permis de développer un État-providence, et en particulier les conditions sanitaires, l’éducation, etc. La reprises en main amorcée dans les années soixante-dix y a mis fin. Les entreprises ont réussi à obtenir que « les charges » financières soient allégées en leur faveur, de façon à libérer l’investissement, avec ou sans contrepartie sur l’emploi. Aujourd’hui, des firmes comme Apple ne sont imposées qu’à hauteur de 8 %. En revanche, l’impôt a été aggravé pour le reste de la population, quelle qu’en soit la forme. Les services publics se sont dégradés. L’accès à l’université s’est ainsi fermé : dans l’après-guerre, les GI’s démobilisés ont pu bénéficier de bourses d’étude ; aujourd’hui, il faut s’endetter lourdement pour étudier, ce qui place les étudiants dans une situation de précarité et de dépendance à l’égard de leurs créanciers.

Dans le même temps, on s’en en pris à la solidarité (principe 5). La méthode est simple : alourdir les contributions et amoindrir les prestations. De cette façon, on a obtenu une insatisfaction de la population, laquelle s’est tourné vers des assurances privées. À la solidarité du groupe s’est substitué un système basé sur l’individu, seul face aux risques.

On a également assisté à un renforcement des intérêts économiques (le « marché ») pour mieux contrôler les législateurs (principe 6), par l’intermédiaire des groupes de pression (les « lobbies »). Le moment a été donné par l’adoption de mesures progressistes par l’administration Nixon, en faveur des consommateurs et des salariés, et également de l’environnement ; Chomsky considère que ce républicain a été le dernier président du New Deal. À partir de là, les lobbies n’ont eu de cesse que d’obtenir une dérégulation. Au mépris des principes du libéralisme, pourtant défendu par les entreprises, le gouvernement est constamment intervenu pour renflouer les pertes des sociétés en difficulté, ce qui est une perversion du système capitaliste. Autrement dit, le contribuable a été appelé au secours de ceux qui ont pris des risques inconsidérés et garantir les profits de ceux qui cherchent à échapper à l’impôt. Bien évidemment, l’endettement excessif des particuliers n’est pas pris en charge par les pouvoirs publics : il y a donc une double mesure.

Le principe 7 concerne la manipulation des élections. On a dit que la collusion entre les élus et les groupes économiques qui finançaient leurs campagnes électorales. Un degré a été franchi dans les années 1970, quand les entreprises ont obtenu un droit d’expression équivalent à celui des particuliers. cela s’est traduit par une absence de plafond pour le financement politique, entendu comme un moyen d’expression comme un autre. Sauf qu’il s’agit alors de défendre l’intérêt particulier face à l’intérêt commun. On peut donc facilement prédire qui pourra être le prochain président : celui qui aura obtenu davantage de dons que ses concurrents. Cela s’est vérifié lors des dernières élections présidentielles. Clinton avait reçu le plus de don ; si elle n’a pas été élue, en raison de l’archaïsme du système électoral américain, elle a tout de même eu deux millions de suffrages de plus que Trump. Plus encore, on voit que de grands groupes financent les uns et les autres, certains de s’y retrouver par la suite : il s’agit d’un investissement toujours rentable. L’électorat n’est pas dupe, ce qui explique la faiblesse de la participation aux élections. Il faut y voir aussi l’effet de la « maîtrise de la populace » (principe 8). Pour cela, il a fallu s’employer dès les années 1920 à détruire le syndicalisme, force démocratique importante contre les excès des entreprises. Il a cependant pu renaître à partir de 1935, mais la contre-offensive s’est vite fait ressentir, avec la loi Taft-Hardley (1947) qui limite les actions syndicales, et le développement du maccarthysme. Un sentiment anti-syndical a pu alors se diffuser dans la population : aujourd’hui, 7 % des employés privés sont syndiqués (comme en France). En même temps, on s’est acharné à sortir l’idée même d’une lutte des classes de l’esprit des Américains, en cherchant à « modeler le consentement » (principe 9). On s’est peu à peu rendu compte que la violence ne pouvait être un moyen efficace pour façonner les croyances et les comportements de l’opinion publique, et que des moyens plus subtils se révélaient beaucoup plus efficaces comme la consommation, comme l’ont très tôt montré Thorstein Veblen, Walter Lippmann ou Edward Bernays (non cité dans le film). Le consommateur ne s’intéresse alors plus qu’à la superficialité des choses, enfermé dans des émotions et mu par elles sous l’effet de la publicité et des moyens de communication (télévision ou Internet). Le but est donc de favoriser des comportements irrationnels, sans aucune réflexion critique : l’électeur pourra voter contre ses propres intérêts.

De proche en proche, cet électeur ne sera même plus nécessaire. Peu importe même qu’il en soit conscient : 70 % de la population américaine estime qu’elle n’a aucune influence sur la définition des politiques publiques. On en arrive alors au principe 10 : « marginaliser la population ». L’effet recherché est un rejet des institutions, contre lesquelles l’opinion publique exprimera sa colère, sans aucune conscience d’une auto-destruction. Il suffira alors de gérer ces émotions populaires, la passivité ayant été obtenue. Pire encore : dans ce développement de tensions sociales, on aura réussi à introduire l’idée de ne rien faire pour les autres et l’illusion que la solution est dans les propres capacités individuelles.

En conclusion, Chomsky ne cède pas au pessimisme. Il rappelle que John Dewey pensait qu’il ne peut y avoir de démocratie forte tant que les institutions de production, de commerce et les médias ne seront pas sous un contrôle participatif et démocratique. Il faut démanteler les formes d’autorité qui ne peuvent pas se justifier. Mais il ne faut pas oublier qu’il n’y a eu de progrès obtenu sans une forte mobilisation populaire : les droits n’ont pu été arrachés en établissant un rapport de force, au risque de la violence. Or, nous sommes dans des sociétés libres : il est possible de manifester, de réclamer, de se défendre. Noam Chomsky termine en évoquant Howard Zinn, autre grand intellectuel et militant dont on s’est fait l’écho à plusieurs reprises sur ce site : « Seules importent les innombrables petites actions des inconnus qui sont à la base des événements les plus significatifs de l’Histoire ».

 

Il y a ici des leçons à tirer pour tout enseignant, et d’abord en tant que citoyen : ce film agit en tant qu’éveilleur de conscience. Le contexte de l’élection en 2017 (et de sa réélection en 2022) en France d’un président dont on sait qu’il a bénéficié des moyens financiers les plus importants, d’une dégradation de la participation électorale, de la défiance à l’égard des institutions, de la crise dite des « gilets jaunes », de sa répression, de la réclamation d’une démocratie directe qui puisse permettre aux citoyens de jouer leur rôle, tout cela tombe à point nommé pour qu’on prête à ce Déclin du rêve américain toute l’attention qu’il mérite d’avoir.

Javier Cosnava, Rubén del Rincón (tr. fr. : Isabelle Kaempp et Roger Seiter), Insoumises, éd. du Long Bec, 96 p., 22 août 2018, 19 €. ISBN 979-10-92499-27-8


Présentation de l’éditeur
. « Ce récit du destin croisé de trois femmes (Fé, Esperanza et Caridad) est constitué de trois chapitres relatant les événements dramatiques majeurs survenus successivement en Espagne et en France, tels que perçus par les trois héroïnes: la révolte des Asturies (1934), la fin de la Guerre civile espagnole (1938) et un raccourci de la défaite, de l’occupation et de la libération de la France (1939- 1945).

Mais au delà de cette dimension historique, reste l’essentiel du récit : l’amitié de ces trois femmes combattant dans la guerre, comme dans leur vie quotidienne… La liberté romanesque exercée dans le prologue et l’épilogue fait aussi intervenir Albert Camus, à deux moments clés de son existence ».

 


 

La jeune maison d’édition du Long Bec, sise à Erstein (Bas-Rhin), vient de rééditer Insoumises, originellement paru en espagnol. C’est cette version qui avait remporté le prix BD 2012 de la ville de Palma de Majorque, sous le titre Las Damas de la Peste. L’allusion au célèbre ouvrage d’Albert Camus ne doit rien au hasard, comme le présentation de l’éditeur l’a déjà indiqué.

L’angle sous lequel est proposée la guerre civile espagnole est originale, puisqu’il met en avant trois jeunes femmes. On trouve également Albert Camus tout au long du récit, jusqu’à sa mort. S’il n’a jamais mis les pieds en Espagne (quoi que son nom se trouve sur des voies de Minorque…), les auteurs ont considéré que son action pour la liberté et la démocratie le rapproche des idéaux défendus par les révolutionnaires ibériques, que ce soit par son œuvre littéraire, la part qu’il prit dans la Résistance et le journal Combat, ou ses prises de position en faveur de la lutte algérienne. Il aurait pu se trouver en Espagne, ou aurait au moins mérité d’y être.

Les trois chapitres s’organisent autour des trois héroïnes, trois moments différents : Fé, lors de l’insurrection des Asturies en 1934, à Oviedo (p. 14) ; la française Caridad, à Barcelone en novembre 1938 (p. 36) ; Esperanza (p. 59). On les suit à travers leur combat pour la liberté, en combattantes farouches qui savent ce que l’indépendance signifie, tant dans ces circonstances politiques où elle reste à conquérir, que dans la vie quotidienne où il faut s’affirmer face au pouvoir des hommes mais aussi de l’Église. Esperanza a été contrainte d’entrer dans les ordres, et en sera délivrée par ses deux futures compagnes. Elle trouve ensuite sa pleine liberté dans le ciel (ce qui est cocasse pour une ancienne nonne), en tant que pilote. Par ailleurs, les trois femmes sont des féministes qui cherchent à convaincre leurs semblables de ne plus vivre dans la honte de leur corps : l’éducation est aussi leur arme.

L’album se ferme par un épilogue prenant place en mai 1968. On y trouve Albertine (p. 86), la fille qu’eut Esperanza, continuant le combat des trois compagnes, expliquant la sexualité féminine à des étudiants. C’est à ce moment qu’elle découvre la fille de Caridad. Leur enfant est ainsi une expression de leur liberté chèrement acquise.

Au fond, les circonstances qu’ont choisies les auteurs apparaissent assez secondaires, mais elles permettent de révéler et de restituer toute l’importance du combat des femmes, au-delà du trio. Ils rendent hommage à toutes celles qui ont combattu pour défendre la liberté en Espagne, et en même temps à celles qui se sont engagées dans les luttes féministes.

Monique et Michel Pinçon-Charlot, Étienne Lécroart, Les Riches au tribunal. L’affaire Cahuzac et l’évasion fiscale,co-éd. Seuil-Delcourt, 5 sept. 2018, 128 p., 18,95 €. ISBN 978-2-413-00984-9


Présentation de l’éditeur. « 
En suivant le procès Cahuzac, les fameux « sociologues des riches » s’associent à Étienne Lécroart pour démonter les mécanismes de l’évasion fiscale, et montrer comment, chez les classes dirigeantes, la fraude se gère en famille.

« Les yeux dans les yeux », Jérôme Cahuzac, ancien ministre du Budget, avait assuré ne pas avoir de comptes en Suisse… Monique et Michel Pinçon-Charlot, sociologues, sont spécialistes de la classe dominante. À la faveur du procès Cahuzac, ils décrivent comment la classe au pouvoir, sans distinction de couleur politique, se mobilise pour défendre l’un des leurs et le système organisé de la fraude fiscale ».

 

Les Riches au tribunal est le troisième album que « les » Charlot-Pinçon réalisent avec Étienne Lécroart, membre de l’Oubapo (ouvroir de bande dessinée potentielle, ce qui transparaît au travers de certains procédés graphiques et jeux de mots). Ces sociologues (retraités, paraît-il, depuis 2007, mais heureusement encore très actifs), spécialisés dans l’étude des élites, ont travaillé en 2013 avec une autre dessinatrice, Marion Montaigne (auteur de la série Tu mourras moins bête) à un réjouissant Riche : pourquoi pas toi ?, publié chez Dargaud. La bande dessinée raconte les turpitudes de Daniel Brocolis qui, venant de gagner une fortune, s’aperçoit qu’elle ne fait pas de lui un véritable « riche » ; il lui reste à intégrer les codes et les valeurs de l’élite à laquelle il prétend, mais aussi de s’en faire accepter.

Les Riches au tribunal poursuit avec humour dans la même veine1, en nous donnant à comprendre comment ce qu’on appelle « l’élite sociale » (entendre  par là l’ensemble de ceux qui détiennent les différentes formes de pouvoir) contourne ce qui s’impose à tous, à commencer par la déclaration de ses revenus. Le cas de l’ancien ministre Cahuzac — vous vous rappelez ? Celui qui voulait pourfendre les ignominieux qui camouflent leur argent dans les paradis fiscaux — n’est qu’un prétexte à voir les dérives d’une oligarchie qui estime avoir toute légitimité pour protéger leurs intérêts en utilisant la loi (grâce à des conseillers fiscaux) ou de façon parfaitement illégale. Mais les auteurs ne se placent pas sur un terrain moral. Ces pratiques ont des conséquences sociales, qui découlent d’un comportement qui visent à placer ce groupe hors des normes habituelles : une marginalisation ou une ségrégation volontaire. Ce faisant, il échappe en toute conscience à la solidarité nationale — quatre-vingt milliards d’euros2, tout de même, ce qui correspond plus ou moins au déficit public3, lequel sert à justifier l’ « austérité » budgétaire —, ce qui contribue à maintenir et même renforcer les inégalités sociales.

Ces pratiques répréhensibles ne le sont en réalité pas tant que cela, même s’il existe désormais un parquet national financier — heureuse conséquence de l’affaire Cahuzac, mais qui est très mal pourvu : vingt-deux magistrats au départ, et quinze aujourd’hui. L’étude montre en réalité un jeu de connivence qui dépasse les clivages politiques, et montre les inégalités de traitement judiciaire en comparant le système des comparutions immédiates et la délinquance en col blanc. D’un côté, on a une défense assurée par des avocats commis d’office et peu expérimentés, ce qui se traduit par des peines d’emprisonnement sévères et applicables sans délai ; en quarante-huit heures, l’affaire est réglée. De l’autre, les choses prennent nettement plus de temps, avec des recours, une utilisation systématiques des procédures d’appel, des avocats réputés, ce qui donne finalement peu de peines d’emprisonnement, sinon avec sursis, et des aménagements qui évitent d’être derrière les barreaux. Seule la réputation est atteinte, et il semble bien que cela soit considéré comme un sanction largement suffisante : inutile donc d’aller plus loin.

Elles ne le sont pas moins au niveau institutionnel. En dépit des rodomontades de certain président de la République, la lutte contre les paradis fiscaux ne s’est soldée, si l’on peut dire, que par des mots et des mouvements de menton. Les auteurs montrent ce qu’il en est au niveau communautaire : les États membres se livrent à une concurrence dont la fraude fiscale est l’un des moyens. Le fait que le président de la Commission européenne, J.-C. Juncker, ait exercé les fonctions de Premier ministre, de ministre des finances au Luxembourg, mais aussi de président de l’Eurogroupe en matière fiscale, explique suffisamment l’absence de volonté d’en finir avec ces pratiques, malgré les révélations des LuxLeaks sur les accords fiscaux très avantageux consentis par l’administration luxembourgeoise à de grands groupes4 .

Sous une forme extrêmement agréable et très didactique (les Pinçon-Charlot en Dékonstructors), l’ouvrage présente néanmoins un contenu très dense et très riche. Il permettra à un large public de comprendre un peu mieux les pratiques d’une partie minoritaire de la population. Et s’il donne envie d’aller plus loin et de lire la littérature sociologique, ce sera encore mieux.

 

Notes

1. Voir d’ailleurs l’ouvrage de Monique et Michel Pinçon-Charlot, Tentative d’évasion fiscale, La Découverte, coll. « Zones », sept. 2015, 256 p., 17 €. Présentation de l’éditeur : « Comment planquer son magot ? Inspirés par les récents exemples de Jérôme Cahuzac et de Liliane Bettencourt, deux sociologues décident à leur tour d’extrader leur maigre fortune. Un jeu de rôle commence, qui va les mener au cœur du système de l’évasion fiscale.
Cette tentative d’évasion les conduit d’abord en Suisse, où ils se livrent à une observation in vivo du petit monde doré des exilés fiscaux. De banques en trusts, ils expliquent au passage comment les milliards fugitifs s’abritent derrière un maquis touffu de montages financiers.
Mais si la grande évasion fiscale finit sa course sous les palmiers ou au pied de grands sommets enneigés, elle s’organise en réalité beaucoup plus près de chez nous. Où l’on découvre, de retour en France, les petits arrangements entre amis qui se trament sous la houlette de Bercy…
Au-delà des scandales qui font la une, voilà une enquête vivante et accessible permettant de comprendre les rouages de l’évasion fiscale et ses enjeux politiques. Une investigation éclairante dont l’objectif est de battre en brèche le pouvoir symbolique lié à l’opacité de la spéculation financière, à la cupidité et au cynisme des plus riches mobilisés pour accumuler toujours plus d’argent ».
2. À quoi on peut ajouter quatre-vingt dix-huit milliards de « niches fiscales » (voir annexes de l’ouvrage), qui ne sont donc pas faites pour les chiens.
3. Au niveau de l’Union européenne, on estime que la fraude fiscale équivaut à mille milliards d’euros, soit l’ensemble des dépenses de santé des pays membres.
4. Le procès a tout de même abouti à la condamnation de… deux salariés qui ont été à l’origine des révélations.

 

René Pétillon, Rencontres improbables, éd. Dargaud, 64 p., 25 janv. 2019, 14,99 €


Présentation de l’éditeur. « Disparu en septembre dernier, René Pétillon a travaillé jusqu’au bout sur ce recueil de dessins, de strips et de planches, inédits en album. Le portrait impitoyablement drôle de notre époque par un des tous meilleurs dessinateurs de presse et humoriste en bande dessinée que la France ait connu. Indispensable ! ».

 

Il est des moments où, entre deux paquets de copies, entre deux cours à préparer (exemples pris au hasard), il ne faut pas négliger certains plaisirs. Aussi, la publication de l’ultime album de René Pétillon tombe parfaitement bien. Dargaud a rassemblé des dessins inédits, parfois réunis en de petites bandes dessinées, très brèves, qui démontrent le talent de leur auteur à rendre compte d’une situation en deux coups de crayon et deux phrases bien sentis. Ou guère plus (j’exagère peut-être un peu…). Comme l’indique la préface, « on retrouve surtout sa détestation des nuisances graves : la finance triomphante, les arrogants et les pourris en tout genre ». Sans haine marquée, sans trait appuyé. Avec lui, on se contente de sourire et de rire, et c’est bien cela comme cela qu’on attendait ses dessins dans Le Canard, chaque semaine. Un autre exercice, complémentaire, de ses albums qui, comme ceux qui mettent en scène son calamiteux enquêteur Jack Palmer, ont directement prise avec l’actualité.

Mais assez parlé : les mots (surtout les miens) ne seront jamais à la hauteur de ses dessins (on en trouvera d’autres sur le site de Dargaud).

 


 

Antonio Fischetti (sc.), Guillaume Bouzard (ill.), La Planète des sciences. Encyclopédie universelle des scientifiques, Dargaud, 25 janv. 2019, 84 p., 19,99 €. ISBN 978-2-205-07513-7


Présentation de l’éditeur
. «
Saviez-vous qu’Archimède fut le premier ingénieur ? Que Pythagore interdisait à ses disciples d’uriner en direction du Soleil ? Qu’Ambroise Paré avait été barbier avant de devenir chirurgien ? Et qu’Alfred Nobel, fondateur du célèbre prix, avait inventé la dynamite ? C’est fou, tout ce que l’on découvre en lisant La Planète des sciences ! Docteur en sciences physiques et journaliste à Charlie Hebdo, Antonio Fischetti brosse le portrait de trente-sept savants dans cette encyclopédie universelle des scientifiques, illustrée par le drôlissime Guillaume Bouzard (lequel peut prétendre au titre de docteur en sciences de l’humour et de la franche rigolade).

Une amusante promenade dans l’histoire des sciences, à travers le portrait de trente-cinq scientifiques. Les époques sont balayées, depuis les anciens Grecs, tels Pythagore ou Thalès, jusqu’à des scientifiques encore vivants, comme la généticienne Emmanuelle Charpentier ».

 

Antonio Fischetti est chercheur en acoustique. Il publie régulièrement des chroniques dans Charlie Hebdo depuis 1997, dans la rubrique « L’Empire des sciences », qui ont fait l’objet de publications. Mais il a également l’auteur d’ouvrages de vulgarisation, comme Questions idiotes et pertinentes sur le genre humain : 36 réponses pour en finir (ou pas) avec les idées reçues (2012).

Guillaume Bouzard est l’auteur d’albums à l’humour complètement décalé : Les Poilus (Fluide glacial, 2016) vaut vraiment le détour. Son super-héros à la manque, Plageman (1997 et 2000), et Les Pauvres Types de l’espace (1995) sont à conseiller. Récemment, il a ajouté un volume aux « Lucky Luke » en mettant en valeur son cheval : Jolly Jumper ne répond plus (2017). Il n’empêche que Guillaume Bouzard donne aussi dans le sérieux (bon, OK : avec de nombreuses entorses) : on a ainsi bien apprécié Le Rugby. Des origines au jeu moderne, co-écrit avec Olivier Bras (2017). Au fait, j’interdis à qui que soit de prétendre que je suis de parti pris…

Sa collaboration avec Antonio Fischetti partait donc sur d’excellentes bases. On retrouve, dans cette Planète des sciences, une structure similaire à La Planète des sages, de Jul et Charles Pépin. On a ainsi une page sur un savant, qui donne un aperçu de ses travaux de recherche, l’autre étant réservée à une bande dessinée qui exploite un événement particulier. Trente-sept personnages sont ainsi abordés. Mais si la majorité est constituée d’hommes, comme on pouvait s’y attendre, les auteurs ont pris soin de donner une place aux femmes : outre le personnage récurrent, Gründüne, quelles que soient les époques, on trouvera Marie Curie, Jane Goudall, Emmanuelle Charpentier, ainsi que, indirectement, Rosalind Franklin (par le biais de James Watson). Comme ces noms l’indiquent, des célébrités sont mêlées à des scientifiques plus obscurs, dont l’apport a tout de même été important. Qui se souvient d’Antonie Van Leewenhoek, par exemple, d’Erwin Schrödinger, Alexander Grothendieck ou de Konrad Lorenz ? Je n’en dirai pas davantage. Vous savez lire : vous irez voir par vous-même. De plus, il n’y a pas que des morts (comme pour les poètes). À James Watson, Jane Goodall et Emmanuelle Charpentier, déjà évoqués, s’ajoutent Yves Coppens et Peter Higgs.

L’alliance du texte et de la bande dessinée fonctionne parfaitement. Des enfants assez jeunes (j’en ai fait l’expérience) peuvent très bien s’emparer de l’ouvrage pour développer leur culture scientifique, accompagnés par un adulte. L’entrée par le dessin facilite bien les choses, et permet ensuite de se pencher sur la notice biographique. La Planète des sciences a donc toute sa place dans les bibliothèques scolaires, dès le premier degré et, à plus forte raison, dans les niveaux supérieurs. Mais l’âge ne fait rien à l’affaire : on prendra beaucoup de plaisir à sa lecture.

07/05/2022

Roxanne Dunbar-Ortiz (trad. fr. : Pascal Menoret), Contre-Histoire des États-Unis, éd. Wildproject, coll. « Le monde qui vient », 17 mai 2018, 336 p., 22 €. Réédition du 21 nov. 2021, ISBN : 9-782-381140-278.


Propos de l'éditeur. «
Ce livre répond à une question simple : pourquoi les Indiens dʼAmérique ont-ils été décimés ? Nʼétait-il pas pensable de créer une civilisation créole prospère qui permette aux populations amérindienne, africaine, européenne, asiatique et océanienne de partager lʼespace et les ressources naturelles des États-Unis ? Le génocide des Amérindiens était-il inéluctable ?

La thèse dominante aux États-Unis est quʼils ont souvent été tués par les virus apportés par les Européens avant même dʼentrer en contact avec les Européens eux-mêmes : la variole voyageait plus vite que les soldats espagnols et anglais. Les survivants auraient soit disparu au cours des guerres de la frontière, soit été intégrés, eux aussi, à la nouvelle société dʼimmigrés.

Contre cette vision irénique dʼune histoire impersonnelle, où les virus et lʼacier tiennent une place prépondérante et où les intentions humaines sont secondaires, Roxanne Dunbar-Ortiz montre que les États-Unis sont une scène de crime. Il y a eu génocide parce quʼil y a eu intention dʼexterminer : les Amérindiens ont été méthodiquement éliminés, dʼabord physiquement, puis économiquement, et enfin symboliquement ».

 

 

Le présent ouvrage est la traduction française de An Indigenous Peoples’ History of the United States* [Une Histoire des peuples indigènes des États-Unis], paru en 2014. On remarquera l’infidélité du titre français, toute relative car, en réalité, on a bien là une Contre-Histoire des États-Unis comme on va pouvoir le voir.

Roxanne Dunbar-Ortiz est née à San Antonio (Texas) en 1939. Elle s’est engagée dans les mouvements de libération à partir des années 1960, s’impliquant notamment dans la cause féminisme et celle des Indiens. Elle prend une part active au sein de l’American Indian Movement (AIM) et de l’International Indian Treaty Council, dont le but est de faire progresser le droit des peuples autochtones.

Dans son ouvrage, l’auteur déconstruit l’Histoire des États-Unis, telle qu’on la perçoit et telle qu’elle est enseignée. Elle met en lumière les mythes qui ont été mis en place pour justifier l’accaparement du territoire par les colons immigrés. Le découpage chronologique en est d’ailleurs l’héritage. Et son propos prend une force importante dès lors qu’elle prend le soin de le placer dans un cadre spatial beaucoup plus large. Cela lui permet de mettre fin à l’idée d’un « Nouveau Monde », prétendument « découvert » par Ch. Colomb, une terre vierge propre à être conquise et mise en valeur. Elle s’attache au contraire à rendre compte de la richesse des activités menées par tout un réseau de communautés complémentaires, qui ont développé une agriculture suffisante pour les faire vivre : on est loin de l’image de l’Indien nomade, chasseur et à peine cueilleur, davantage cousin des hommes du Paléolithique que des paysans européens du XVIe s.

Avec une grande minutie, Roxanne Dunbar-Ortiz décrit l’extrême violence qui a accompagné la progression de la colonisation, véritable « guerre totale » menée contre les communautés autochtones. Elle en retrouve tous les éléments, de l’extermination à la déportation des survivants dans d’infimes réserves qu’on n’a cessé de réduire jusque dans les années 1950. Elle montre l’effort exceptionnel pour effacer les traces de la civilisation indienne, multiforme, qui est allée jusqu’à l’appropriation des squelettes à des fins pseudo-scientifiques, ce qui ramène dans nos esprits le traitement infligée à Sarah Bartmann, la « vénus » hottentote promenée en Europe, et dont la dépouille a été disséquée pour en montrer ce qui sépare l’homme noir de l’homme blanc. Elle montre également comment le droit américain, avec le concept de « pays indien », a contribué à écraser les Indiens en leur déniant toute légitimité à résister.Et cette qualification est restée, à tel point que l’armée américaine l’a utilisée pour désigner le Viêt Nam, et, aujourd’hui encore, tout territoire ennemi.

On a eu là un génocide qui n’a jamais dit son nom. Dès les premières pages, on sent ce que violence qui caractérise la société étatsunienne doit à ce crime originel. De fait, Roxanne Dunbar-Ortiz en fait l’un de ses arguments. Elle va plus loin en montrant qu’elle est le trait fondamental de la politique extérieure du pays : les exactions commises à Guantánamo, en Irak, en Afghanistan ou ailleurs ne sont pas fortuites. Rien que de bien normal, puisqu’il s’agit de « pays indien ». Dans le même temps, un lecteur occidental ne pourra pas ne pas penser aux conditions dans lesquelles les Européens ont accaparé le monde à partir du XVe s. L'Histoire populaire de la France (voir le compte rendu sur ce même site) de Gérard Noiriel va exactement dans ce sens.

Aussi, l’auteur en appelle à une décolonisation des esprits, qui passe notamment par le travail d’historienne qu’elle mène depuis près de cinquante ans. Cela passe également par la reconnaissance des droits fondamentaux des Indiens, à qui sont dus des réparations et d’abord une restitution de leurs terres, de leur dignité, de leur culture, ce qui ne peut se solder par une poignée de dollars.

L’ouvrage de Roxanne Dunbar-Ortiz vient ainsi s’ajouter à la liste des auteurs essentiels qu’il faut lire pour aborder l’Histoire des États-Unis avec beaucoup plus de nuances. On le lira avec d’autant plus d’intérêt qu’un historien comme Howard Zinn n’avait guère abordé l’Histoire des États-Unis sous l’angle des peuples autochtones.

 

 

Plan de l'ouvrage

Introduction. Cette terre

  1. Suivez le maïs
  2. La culture de la conquête
  3. Le culte de lʼalliance
  4. Des empreintes de sang
  5. Naissance dʼune nation
  6. Le Dernier des Mohicans et la république blanche dʼAndrew Jackson
  7. Dʼun océan à lʼautre, étincelant
  8. Pays indien
  9. Triomphalisme et colonialisme en temps de paix
  10. La prophétie de la danse des esprits : une nation arrive
  11. La Doctrine de la Découverte

Conclusion. Lʼavenir des États-Unis

 

Note

* An Indigenous Peoples’ History of the United States, New York, Beacon, 2014

 

Peter Van Dongen, Rampokan, éd. Dupuis, coll. « Aire libre », 176 pages, 16 nov. 2018, 26 euros


<em>Rampokan</em>

Propos de l’éditeur (extraits). « 1946. Les Pays-Bas, chassés d’Indonésie par l’invasion japonaise, ne reconnaissent pas la déclaration d’indépendance et cherchent à reprendre le contrôle de leur colonie. L’intervention de l’armée de métier coloniale ne suffisant pas, un contingent de conscrits est appelé pour combattre les « terroristes ». Johan Knevel, lui, se porte volontaire. Sa seule motivation est affective : savoir ce qu’est devenue sa nourrice indonésienne. Faute de retrouver le paradis de l’enfance perdue, il sera confronté aux complexités de l’époque ».

 

Il y a quelques années, Peter Van Dongen avait livré une première édition de Rampokan en deux tomes : Java (1998), et Celebes (2004). Les voici réunis en un seul volume, cette fois-ci en couleurs, mais le chapitrage respecte l’édition originale.

Comme l’indique la présentation ci-dessus, le contexte retenu est celui de la guerre d’indépendance en Indonésie, qu’ont connu son père, Néerlandais, et sa mère, Indonésienne. Sans être autobiographique, des souvenirs familiaux ont évidemment servi à la constitution de cette relation. Un dossier permettra d’en savoir davantage, mêlant des photographies à des témoignages, mais aussi à des esquisses de Peter Van Dongen.

L’album s’ouvre sur son retour, soit trois cents ans après la conquête coloniale. Les Japonais ont fui l’archipel, non sans avoir propagé le « virus nationaliste ». Depuis, les tentatives de réappropriation néerlandaises se heurtent à des embuscades et des attentats. Le gouvernement fait appel à des conscrits métropolitains pour rétablir son autorité, par la violence, l’armée s’appuyant sur des supplétifs indonésiens.

Le personnage principal est ici Johan Knevel, né aux Célèbes en 1922. Parti aux Pays-Bas, il y a été bloqué pendant toute la durée de la guerre, et il revient aux Indes néerlandaises en octobre 1946 avec plusieurs compatriotes. En remettant les pieds dans l’archipel, c’est un univers bouleversé qu’il trouve, et surtout beaucoup plus complexe que sa vision d’enfant lui avait imprimé dans sa mémoire. Consécutivement, c’est à ses souvenirs qu’il va se trouver confronté, notamment à celui de Ninih, qui l’a pratiquement élevé. On suit alors Johan Knevel dans son périple, guidé par le journal qu’il tient. Toute la force du récit tient à ce personnage hybride, dont on ressent le trouble qui l’agite. Il est de nationalité néerlandaise et Européen, mais il a été élevé avec des éléments de la culture des Célèbes. C’est aussi son enfance qui est opposée à l’adulte qu’il est devenu, les six années de sa présence aux Pays-Bas marquant une césure nette dans son évolution. Johan Knevel est une synthèse entre un monde qui a presque disparu, à l’image de son enfance, auquel il s’accroche néanmoins, et un autre qui émerge dans la douleur.

Dès les premières pages, Rampokan nous renvoie à notre imaginaire concernant l’Indochine. On y retrouve toute l’ambiguïté des relations entre colonisés et colonisateurs, entre colonisés (selon leurs intérêts et leur position sociale), métropolitains et Européens implantés de longue date (même si l’occupation française est beaucoup plus récente qu’en Indonésie). On a également toute la violence du conflit qui oppose à l’armée de reconquête aux nationalistes, dynamisés par le slogan japonais de « L’Asie aux asiatiques ». Mais Rampoken nous ramène aussi au contexte algérien, en particulier, en tant que colonie de peuplement, avec une implantation européenne établie sur une durée relativement longue (cent cinquante ans) et une rupture dans la douleur avec la guerre d’indépendance et l’exode des « Pieds noirs », porteurs d’une culture mixte originale.

Le style graphique de Peter Van Dongen évoque fortement le trait d’Edgar P. Jacobs (et de ses successeurs) que l’on trouve dans la série des Blake et Mortimer, depuis 1947. De fait, le premier est l’auteur de l’une des suites de la série, avec « La Vallée des Immortels » (deux volumes, l’un paru en novembre 2018, l’autre à venir). Il rappelle également la mythique « ligne claire » belge, qui contribue à apporter un côté désuet au récit, non sans satisfaction pour le lecteur.

On pourra peut-être avoir quelques difficultés à entrer dans une histoire qui éprouve nos marques culturels. Le cadre géographique n’est pas familier aux Français ; le contexte historique est désormais relégué bien loin de nous, à deux ou trois générations. Pourtant, on se laisse emporter dans un univers dans lequel on trouve peu à peu des repères, avec les analogies que l’on pourra faire. 

Enfin, on ne peut que saisir l’occasion de lire Rampokan pour aller visiter l’excellent et très riche Tropenmuseeum d’Amsterdam, dont les collections ne concernent d’ailleurs pas que les anciennes Indes néerlandaises, mais aussi les autres territoires conquis.

Pierre Alary et Sorj Chalandon, Retour à Killybegs, éd. Rue de Sèvres, 13 février 2019, 160 p., 20 €

 


Présentation de l’éditeur. « Toute ma vie j’avais recherché les traîtres, et voilà que le pire de tous était caché dans mon ventre. Tyrone Meehan figure mythique de l’IRA et traître à la cause nationaliste irlandaise pendant une vingtaine d’années a été dénoncé par les Anglais. Maintenant que tout est découvert, ils vont parler à ma place. L’IRA, les Britanniques, ma famille, mes proches, des journalistes que je n’ai même jamais rencontrés. Certains oseront vous expliquer pourquoi et comment j’en suis venu à trahir. Des livres seront peut-être écrits sur moi, et j’enrage. N’écoutez rien de ce qu’ils prétendront. Ne vous fiez pas à mes ennemis, encore moins à mes amis. Détournez-vous de ceux qui diront m’avoir connu. Personne n’a jamais été dans mon ventre, personne. Si je parle aujourd’hui, c’est parce que je suis le seul à pouvoir dire la vérité. Parce qu’après moi, j’espère le silence. Tyrone Meehan raconte sa vie gâchée, la violence familiale, sa confusion jusqu’à sa trahison. Retour à Killybegs respire la passion et le désespoir d’un homme qui, un jour, n’a pas eu le choix et s’est enfoncé dans la nuit et dans la honte ».

 

On a rendu compte de la bande dessinée réalisée par Pierre Alary à partir du roman de Sorj Chalandon : Mon Traître. Antoine, un journaliste français (et double de Sorj Chalandon), racontait sa rencontre avec Tyrone Meehan, l’un des chefs de l’IRA, dont il apprend plus tard la trahison. On sait que le roman a été inspiré par une situation réelle, Tyrone Meehan étant en réalité Denis Donaldson, effectivement assassiné par son organisation.

Dans l’ouvrage éponyme publié chez Grasset en 2011, Sorj Chalandon a approfondi dans Retour à Lillybegs les raisons qui expliquent le retournement de Meehan. On y voit son engagement politique et militaire, mais aussi son questionnement à l’égard de l’action terroriste de l’IRA suite à de nombreux événements douloureux : la perte de ses amis ; son arrestation et ses conditions de détention ; l’emprisonnement de son fils ; la grève de la faim et la mort de militants dont Bobby Sands, etc. On y voit surtout les manœuvres des services britanniques, attisant les divisions. Cela rappelle des pratiques telles que la « bleuite », pendant la guerre d’indépendance algérienne : l’armée française avait réussi à diffuser des rumeurs de trahison dans les rangs des nationalistes. Des exécutions sommaires en ont décimé les rangs, à commencer par les cadres les plus impliqués. C’est exactement ce qui se passe avec Tyrone Meehan, qui pense agir pour faire advenir la paix en Irlande du Nord, mais finit par être manipulé par les Britanniques. Avec ce poison qui s’est diffusé dans les rangs de l’IRA et dans sa propre famille, il ne put jamais réussir à expliquer ce qu’il en était réellement : pris au piège, il était devenu un traître, et la seule issue consistait en son exécution.

C’est toute cette descente aux enfers que Pierre Alary et Sorj Chalandon nous donnent à voir, après montré le héros nationaliste que Tyrone Meehan était devenu et qui faisait l’admiration de tous : la désillusion et la haine ne pouvaient pas trouver de meilleur combustible pour s’embraser. « Le salaud, c’est parfois un gars formidable qui renonce », annonçait la jaquette de Mon Traître. S’il est quelque chose à quoi Tyrone Meehan a dû renoncer, c’est aux siens : c’était déjà une exécution, sociale ; les balles de l’IRA n’ont donc atteint qu’un homme déjà mort. Denis Donaldson fut abattu le le 4 avril 2006 ; ici, Tyrone Meehan connaît le même sort un an plus tard, le 14 avril 2007. On ne sait qui furent les auteurs de cet assassinat ; l’album indique « qu’un groupe républicain opposé au processus de paix a revendiqué son exécution pour cause de trahison ».

On trouvera ainsi bon nombre de réponses aux interrogations qui posaient clairement Mon Traître, et à d’autres dont on ne prend conscience qu’à la lecture de Retour à Killybegs. Il est donc indispensable de reprendre la lecture du premier pour bien apprécier ces deux volumes. On retrouve toutes les qualités qui avaient déjà été soulignées : un récit très prenant, qui s’inspire de la réalité historique mais aussi de ce qu’a pu observer Sorj Chalandon, servi par une illustration d’une rare qualité.

Sylvain Savoia (sc. et ill.), Les Esclaves oubliés de Tromelin, éd. Dupuis, coll. « Aire libre », 128 pages, 2019, 22 euros

 

Présentation de l’éditeur. « L’île des Sables, un îlot perdu au milieu de l’océan Indien dont la terre la plus proche est à 500 kilomètres de là… À la fin du XVIIIe siècle, un navire y fait naufrage avec à son bord une « cargaison » d’esclaves malgaches. Les survivants construisent alors une embarcation de fortune. Seul l’équipage blanc peut y trouver place, abandonnant derrière lui une soixantaine d’esclaves. Les rescapés vont survivre sur ce bout de caillou traversé par les tempêtes. Ce n’est que le 29 novembre 1776, quinze ans après le naufrage, que le chevalier de Tromelin récupérera les huit esclaves survivants : sept femmes et un enfant de huit mois. Une fois connu en métropole, ce « fait divers » sera dénoncé par Condorcet et les abolitionnistes, à l’orée de la Révolution française.

Max Guérout, ancien officier de marine, créateur du Groupe de recherche en archéologie navale (GRAN), a monté plusieurs expéditions sous le patronage de l’UNESCO pour retrouver les traces du séjour des naufragés. Ses découvertes démontrent une fois de plus la capacité humaine à s’adapter et à survivre, en dépit de tout. L’archéologue a invité le dessinateur à les rejoindre lors d’une expédition d’un mois sur Tromelin. De là est né ce livre : une bande dessinée qui entremêle le récit « à hauteur humaine » (on « voit » l’histoire du point de vue d’une jeune esclave, l’une des survivantes sauvées par le chevalier de Tromelin) avec le journal de bord d’une mission archéologique sur un îlot perdu de l’océan Indien. Après le succès international de Marzi, Sylvain Savoia offre à nouveau aux lecteurs une magnifique leçon d’humanité ».

 

 

Dupuis vient de rééditer Les Esclaves oubliés de Tromelin, en partenariat avec le Musée de l’homme et le Muséum d’histoire naturelle. En ce moment (du 13 février au 3 juin 2019), en effet, on peut visiter une exposition au Musée de l’homme consacrée à cet épisode historique et aux fouilles qui ont eu lieu sur l’îlot entre 2006 et 2013. Les résultats des investigations archéologiques font d’ailleurs l’objet d’un dossier très précis que l’on retrouvera sur le site de l’INRAP.

La bande dessinée restitue à la fois du naufrage (aux sens propre et figuré) de l’expédition et des fouilles archéologiques menées, dans un récit croisé fort bien mené. Sylvain Savoia, dont on a déjà rendu compte de quelques-uns des albums dans la Cliothèque, faisait précisément partie de l’une des missions, à la fin de l’année 2008, ce qui lui permet d’apporter une note autobiographique intéressante par sa sensibilité. C’est par ses yeux que l’on appréhende les conditions difficiles à Tromelin, à la fois physiques mais aussi humaines, puisque les liaisons avec La Réunion sont suspendues au ravitaillement aérien, rare, et aux télécommunications, contraintes par un système électrique fragile. Autrement dit, l’isolement est presque complet, à quoi répond un resserrement des liens entre les membres de la mission.

Sylvain Savoia rend également compte des relevés et des découvertes archéologiques, ce qui renvoie le lecteur à la fin du XVIIIe siècle. En novembre 1760, Jean Lafargue, commandant de L’Utile, fait route vers Madagascar après avoir fait escale à l’Île de France (l’actuelle île Maurice). Par cupidité, il enfreint l’ordre du gouverneur de l’île et décide d’embarquer 160 esclaves qu’il compte bien revendre avec un profit important. Cela l’oblige à s’écarter des routes maritimes habituelles, et une tempête fait échouer le navire sur l’île des Sables. L’îlot, mal connu, n’a aucun relief, aucun habitant, aucun arbre. Le maximum de matériel est récupéré sur l’épave. Lafargue fait construire une embarcation, forcément plus petite, qui rapatrie l’équipage blanc. Quatre-vingts Malgaches sont laissés à leur sort, avec la faible promesse qu’on revienne les chercher. Il leur faudra attendre quinze ans, en novembre 1776, pour qu’une quatrième expédition de sauvetage réussisse à aborder l’îlot, commandée par Boudin de Lanuguy de Tromelin. Du groupe initial ne restent plus que sept femmes et un bébé.

Les missions archéologiques ont donc eu pour but de retrouver les vestiges laissés par les naufragés et de déterminer comment ils ont pu survivre dans des conditions aussi précaires. Un dossier complète la bande dessinée, qui a été réalisé par Max Guérout, directeur des opérations du Groupe de recherche en archéologie navale (GRAN) à Tromelin, et l’un des deux commissaires de l’exposition du Musée de l’homme. Il rappelle d’ailleurs à ceux qui l’ignoreraient encore que l’archéologique ne consiste pas seulement à gratter le sol. Elle s’appuie sur un travail d’enquête préalable très important, notamment sur les sources archivistiques, puis sur une exploitation et une interprétation des découvertes réalisées. Les chercheurs progressent donc de questions en réponses, plus ou moins complètes, qui soulèvent de nouvelles interrogations.

L’affaire de Tromelin a eu un écho important en métropole, au moment où quelques penseurs s’empare de la question de l’esclavage (avec plus ou moins de sincérité, à l’instar de Voltaire). C’est notamment Condorcet, qui, en 1781, l’évoque dans ses Réflexions sur l’esclavage des nègres (que l’on peut lire dans la Wikisource), et l’abbé Rochon dans son Voyage à Madagascar et aux Indes orientales, en 1791.

Les Esclaves oubliés de Tromelin présente donc de nombreux intérêts, outre l’esthétisme du trait de Sylvain Savoia et la qualité de son récit. Il invite le lecteur à réfléchir sur les buts de l’archéologie, sur la restitution du passé. Au-delà, il permet d’établir une cohérence avec l’objectif de l’exposition du Musée de l’homme : « dans le cadre de la saison « En droits ! », l’exposition Tromelin questionne le visiteur sur notre passé colonial, sur les limites de notre humanité et fait écho à l’article 4 de la Déclaration universelle des droits de l’Homme « Nul ne sera tenu en esclavage ni en servitude ; l’esclavage et la traite des esclaves sont interdits sous toutes leurs formes ».

 

Jean-Yves Le Naour (sc.), Iñaki Holgado et Marko (ill.), Aretha Battistutta (coul.), <i>Le réseau Comète. La ligne d'évasion des pilotes alliés</i>, Bamboo, coll. « Grand Angle », 56 p., 31 mai 2023. ISBN 978 2 8189 9395 8

Présentation de l'éditeur . « Des centaines de résistants de « l’armée des ombres », discrets, silencieux, un « ordre de la nuit » fait...