12/11/2018

Gérard Noiriel, Une Histoire populaire de la France. De la guerre de Cent Ans à nos jours, éd. Agone, coll. « Mémoires Sociales », 2018, 832 pages, 28 €. ISBN 9782748904321


Présentation de l'éditeur. « En 1841, dans son discours de réception à l’Académie française, Victor Hugo avait évoqué la “populace” pour désigner le peuple des quartiers pauvres de Paris. Vinçard ayant vigoureusement protesté dans un article de La Ruche populaire, Hugo fut très embarrassé. Il prit conscience à ce moment-là qu’il avait des lecteurs dans les milieux populaires et que ceux-ci se sentaient humiliés par son vocabulaire dévalorisant. Progressivement le mot “misérable”, qu’il utilisait au début de ses romans pour décrire les criminels, changea de sens et désigna le petit peuple des malheureux. Le même glissement de sens se retrouve dans Les Mystères de Paris d’Eugène Sue. Grâce au courrier volumineux que lui adressèrent ses lecteurs des classes populaires, Eugène Sue découvrit les réalités du monde social qu’il évoquait dans son roman. L’ancien légitimiste se transforma ainsi en porte-parole des milieux populaires. Le petit peuple de Paris cessa alors d’être décrit comme une race pour devenir une classe sociale. »

La France, c’est ici l’ensemble des territoires (colonies comprises) qui ont été placés, à un moment ou un autre, sous la coupe de l’État français. Dans cette somme, l’auteur a voulu éclairer la place et le rôle du peuple dans tous les grands événements et les grandes luttes qui ont scandé son histoire depuis la fin du Moyen Âge : les guerres, l’affirmation de l’État, les révoltes et les révolutions, les mutations économiques et les crises, l’esclavage et la colonisation, les migrations, les questions sociale et nationale.

Extraits de l’introduction. « L’ambition ultime de cette Histoire populaire de la France est d’aider les lecteurs non seulement à penser par eux-mêmes, mais à se rendre étrangers à eux-mêmes, car c’est le meilleur moyen de ne pas se laisser enfermer dans les logiques identitaires. »

« La démarche historique permet de retracer la genèse des grands problèmes auxquels nous sommes confrontés aujourd’hui. C’est la raison pour laquelle, dans cette histoire populaire de la France, j’ai privilégié les questions qui sont au centre de notre actualité, comme les transformations du travail, les migrations, la protection sociale, la crise des partis politiques, le déclin du mouvement ouvrier, la montée des revendications identitaires. Le but étant de mettre cette vaste réflexion à la disposition du plus large public, j’ai adopté la forme du récit en m’efforçant de présenter sous une forme simple des questions parfois très compliquées. »

« Pour moi, le “populaire” ne se confond pas avec les “classes populaires”. L’identité collective des classes populaires a été en partie fabriquée par les dominants et, inversement, les formes de résistance développées au cours du temps par “ceux d’en bas” ont joué un rôle majeur dans les bouleversements de notre histoire commune. Cette perspective m’a conduit à débuter cette histoire de France à la fin du Moyen Âge, c’est-à-dire au moment où l’État monarchique s’est imposé. Appréhendé sous cet angle, le “peuple français” désigne l’ensemble des individus qui ont été liés entre eux parce qu’ils ont été placés sous la dépendance de ce pouvoir souverain, d’abord comme sujets puis comme citoyens. »

« Ce qui permet d’affirmer le caractère « populaire » de l’histoire de France, c’est le lien social, c’est-à-dire les relations qui se sont nouées au cours du temps entre des millions d’individus assujettis à un même État depuis le XV e siècle, et grâce auxquelles a pu se construire un « nous » Français. Les classes supérieures et moyennes ont été dans l’obligation de tenir compte des activités, des points de vue, des initiatives, des résistances, propres aux classes populaires, afin de mettre en œuvre des formes de développement autres que celles qu’elles avaient imaginées au départ. Et réciproquement, les représentations du peuple français que les élites ont construites au cours du temps, les politiques qu’elles ont conduites, ont profondément affecté l’identité, les projets, les rêves et les cauchemars des individus appartenant aux classes populaires ».

 

 
En tenant entre ses mains cette Histoire populaire de la France, on pense immanquablement à l’ouvrage que Howard Zinn avait écrit en 1980 sur son pays : Une Histoire populaire des États-Unis, de 1492 à nos jours (Agone, 2002). On pense également à celui de Michelle Zancarini-Fournel, Les Luttes et les rêves. Une histoire populaire de la France de 1685 à nos jours (La Découverte, 2016).

Pourtant, dans un fort volume d’un peu plus de huit cents pages, Gérard Noiriel ne fait pas le récit des classes populaires en tant que dominés, une énième « histoire vue d’en-bas », mais celui de la domination exercées sur elles, qu’il définit comme étant « l’ensemble des relations de pouvoir qui lient les hommes entre eux ». Cela évite l’écueil de faire une relation doloriste ou compassionnelle de la période qu’il appréhende. Dans le même temps, Gérard Noiriel revendique clairement ses influences intellectuelles, comme celle de Pierre Bourdieu, Norbert Elias, mais aussi ses propres origines, très modestes.

C’est pourquoi il part de l’époque où l’État tend à s’affirmer sur la société, au XIVe s., jusqu’à aujourd’hui. Le dernier chapitre est en effet une analyse de la première année de pouvoir de l’actuel président de la République, éclairée par une considération préalable de sept siècles, qui ne perçoit la société française qu’au travers des classes moyennes : les « démunis » (pour reprendre un terme qu’il utilise) ne sont désignés que comme une source de problèmes qu’il faut régler, dont on ne voit jamais ce qu’ils pourraient apporter au pays.
En prenant la domination comme angle d’approche, Gérard Noiriel montre comment se sont progressivement construits les outils sur laquelle elle repose (les structures de la domination), que ce soient l’impôt, une force publique (l’armée et la police), une administration de plus en plus intrusive, sans oublier celle de l’idée du sentiment national, les formes d’exclusion (le mendiant) voire de servitude (l’indigène au travers du Code noir), etc., qui ont eu entre autres conséquences d’aider à l’émergence de l’individu face aux collectivités. Il montre ce que cela, à chaque nouvelle étape franchie, a provoqué comme formes de refus, des manifestations aux émeutes, plus ou moins spontanées dont les modalités d’action ont évolué face aux formes de domination auxquelles elles se heurtaient (et continuent de combattre). On peut d’ailleurs voir ces résistances comme des tentatives de bâtir, consolider, recréer le collectif en train de se déliter. Mais Gérard Noiriel analyse aussi les moments où les dominés ont pu exercer une véritable influence sur l’ensemble de la société, comme au lendemain de la Libération, en imposant une recomposition du pays sur la base d’un réel approfondissement démocratique.

Parmi les nombreux thèmes qu’il aborde, celui de l’immigration tient évidemment une place prééminente, puisqu’il y a consacré une grande partie de son travail. Il montre ainsi comment le massacre d’Aigues-Mortes, en 1893, est un moment fondateur puisque se met notamment en place tout un vocabulaire encore utilisé aujourd’hui : intégration (qu’on appelait plutôt « assimilation » à cette époque), clandestins, etc. Ces mots s’appliquaient alors aux Italiens (avant les Polonais et autres), mais on les retrouve aujourd’hui dans le discours médiatique et politique. Gérard Noiriel montre d’ailleurs comment cette construction est le fait d’une élite insoucieuse des réalités (les rapports préfectoraux montrent pourtant que les Italiens s’intègrent facilement à la société française), repris par le corps politique (à qui l’électorat pourrait reprocher l’inaction), et surtout comment elle est finalement intégré par ceux auxquelles elle s’applique. De fait, les migrants finissent par se regrouper entre eux, ce qui permet en retour de justifier la méfiance dont on les entoure.

À cela, il relie la question nationale, alors très vive, à ce point qu’on est d’abord perçu que comme ressortissant d’un pays : on est qualifié d’Italien, par opposition au Français. On voit alors comment l’État apporte un lien à ceux qu’il administre, et comment l’identité est utilisée pour détourner l’attention d’autres questions pourtant plus préoccupantes, comme la question sociale, les inégalités, etc.

Il ne faudra pas se laisser impressionner par la taille du volume. L’écriture est très accessible, Gérard Noiriel ayant poussé le soin de placer les notes en fin d’ouvrage pour faciliter encore la lisibilité. On y gagnera d’accéder à des clés de compréhension de la société actuelle, sans céder au pessimisme qui pousserait à l’inaction. À sa manière, cette Histoire populaire est un livre de combat, ainsi que Bourdieu envisageait la sociologie.

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