30/09/2017

Bruno Loth (texte et dessins), Les Fantômes de Ermo, vol. 1/2, éd. La Boîte à bulles, août 2017, 160 p., 25 €


Présentation de l'éditeur. « 
Ermo rejoint, à l’été 1936, la troupe du magicien Sidi Oadin qui parcourt l’Espagne en roulotte, le jeune garçon ne se doute pas que ce voyage s’avèrera plus mouvementé et dangereux que prévu car le pays bascule peu à peu dans la guerre civile.

À peine arrivés dans une première ville en Andalousie, Ermo et ses compagnons se retrouvent confrontés à la montée en puissance du fascisme qui cherche à renverser le pouvoir en place. Il faudra à Ermo du courage, de l’inventivité et l’aide - effective ou fantasmée ? - de ses défunts parents pour tirer la troupe de ce mauvais pas. Malgré tout, l’Histoire s’est mise en marche avec ses sanglants dégâts collatéraux.

Bien vite, le petit groupe rejoint les factions anarchistes et la colonne du célèbre Durruti pour défendre la cause du peuple espagnol. Ainsi, de Barcelone à Saragosse, hommes et femmes espagnols s’entraident et résistent tant bien que mal, tandis que le jeune Ermo tente de conserver son innocence…

Un album qui offre un regard éclairé sur la Guerre Civile espagnole – en particulier sur le rôle joué par les anarchistes, et qui est aussi un récit initiatique universel, au discours profondément humaniste ».


La présente édition reprend les trois volumes publiés par les éditions Libre d’images, sous le titre Ermo, que Bruno Loth avait donné en 2006. C’était sa première publication. Depuis, l’auteur s’est fait connaître avec une série pour laquelle il s’est inspiré de la vie de son père, dont l’album intégral, Mémoire d’un ouvrier1 , a aussi été édité par La Boîte à bulles.

Si Ermo a maintenant une petite douzaine d’années, il y aurait beaucoup de mauvaise de foi à prétendre que l’album a vieilli. Au contraire, on a une histoire qui tient en haleine tout au long des 160 pages (un beau volume, pour une bande dessinée…). Le dessin rappelle le coup de crayon de Jacques Tardi, avec un souci du détail qui en également proche.

Le seul reproche qu’on pourrait lui adresser tient au vocabulaire parfois employé par les personnages, trop contemporain, et qui apparaît ainsi anachronique dans le contexte de ces années d’avant-guerre mondiale2 , et quelques fautes d’inattention3 . Mais les doigts d’une main suffiront pour dénombrer ces très rares erreurs, de ce fait d’autant plus pardonnables.
De la même façon, l’assistance de l’aviation allemande peut paraître légèrement prématurée. On voit des Junkers attaquer la colonne Durruti lors de son offensive sur Saragosse, à partir du 24 juillet 1936, alors que les premiers appareils allemands arrivent le 27. Les événements relatés dans l’ouvrage — en dehors des faits notoires — ne sont toutefois pas forcément datés avec précision, ce qui absout l’auteur qui s’est visiblement bien documenté, comme on le verra par la suite.

Il vaut donc mieux s’intéresser à l’histoire elle-même. Nous sommes plongés dans l’Espagne de l’été 1936, dans un contexte assez lourd que rend bien le recours à l’encre noire, à peine rehaussée de couleurs assez ternes. Une troupe de cirque a recueilli un enfant orphelin, Ermo, qui a en réalité imposé sa présence en se cachant, puis par ses talents de magicien. La compagnie a dû fuir précipitamment le sud du pays, où les phalangistes locaux préparent le coup d’État du 18 juillet. C’est à Barcelone qu’elle finit par arriver, dans un théâtre, le samedi 18 juillet 1936. Ermo devient l’un des éléments essentiels du spectacle de la troupe, en raison de ce qui est pris pour des dons extraordinaires. En réalité, il vit avec les fantômes de son père et de sa mère, avec qui il dialogue sans cesse. Ceux-là interviennent sans cesse, quand leur enfant est en danger ou a besoin d’aide, sans que cela puisse être perçu par les autres hommes.

Résumé comme cela, on a les ingrédients qui font une belle histoire pour les enfants. Ce serait oublier le contexte historique, bien restitué par Bruno Loth. Sitôt arrivé au théâtre barcelonais, la troupe est confronté à l’imminence du coup d’État, que des militaires et phalangistes préparent sans guère se cacher. Une partie de la population est en alerte, notamment un couple d’artistes, Luz et Lecha, affiliés à la CNT-AIT4 . D’autres, quand les choses tournent en leur défaveur, s’enfuient : c’est le cas du propriétaire du théâtre, qui se réfugie en France. Bruno Loth montre les enjeux politiques et sociaux, vus à partir de la ville du sud, avec un curé caricatural (pervers à souhait) soutenant les forces réactionnaires face au péril communiste (ou pire : anarchiste). Mais on est aussi dans les casernes, où des officiers tentent d’embrigader (si l’on peut dire…) les conscrits, alors qu’une partie de l’armée, restée légaliste, se bat avec la population face aux insurgés. On suit le général Goded qui arrive de Majorque pour organiser la chute de Barcelone, avant que la sienne l’oblige à accepter de prononcer un discours destiné à éviter un bain de sang. On est aux côtés de la population, qui réclame des armes pour défendre la jeune République, et des artistes qui sortent affiche sur affiche, alors que la propriété privée disparaît5 . On est dans le palais de la généralité de Catalogne, avec l’incertain Lluís Companys6 , qui ne sait pas s’il doit céder ou résister à la pression populaire, et risquer d’aggraver les tensions. Les olympiades populaires, qui doivent avoir lieu à partir du 19 juillet au stade de Montjuic, sont même évoquées. On suit Buenaventura Durruti, qui part organiser une offensive visant Saragosse, le 24 juillet, défendue par le général Ponte. L’attaque républicaine cherche à rejeter les troupes nationalistes vers le nord et le sud, malgré les difficultés de l’intendance. Bruno Loth s’attache d’ailleurs à un angle de vue qui privilégie la CNT-AIT ; c’est à peine si l’on voit de temps en temps un drapeau rouge frappé de la faucille et du marteau, et un peu plus souvent le POUM.

Comme on le voit, les tribulations de Ermo7 servent à la fois à entrer dans son propre monde intérieur, peuplé des fantômes de ses parents, mais aussi à suivre le bouillonnement qui caractérise la Barcelone de juillet 1936 et la défense de la Seconde République espagnole face au pronunciamento franquiste. C’est ce qui constitue l’intérêt de cette bande dessinée, en plus de l’aspect esthétique. De ce fait, on peut — on le recommande très vivement, d’ailleurs — la mettre dans les mains des élèves aussi bien que dans celles des adultes, d’autant qu’un court mais très précis dossier documentaire achève l’ouvrage, qui permet de mieux comprendre la période. On ne peut que saluer cette attention pédagogique.


Notes 

  • 1.Bruno Loth, Mémoire d’un ouvrier, éd. La Boîte à bulles, 320 p., 39 €.
  • 2.« Nous devons sécuriser le port » (p. 32), qui rend plutôt compte de préoccupations bien actuelles. « J’ai reçu une bastos » (p. 139), alors que les cigarettes de cette marque oranaise — à l’origine de cette expression — ne semblent pas avoir été vendues en Espagne.
  • 3.« Dangeureux », p. 26.
  • 4.CNT-AIT : Confederación Nacional del Trabajo, membre de l’Association internationale des travailleurs.
  • 5.Le théâtre où s’est installée la troupe de cirque est rebaptisé « Teatro Bakounine ».
  • 6.Lluís Companys est aujourd’hui considéré comme l’une des figures marquantes de l’indépendantisme catalan.
  • 7.« De Ermo », et non « d’Ermo » : il n’y a pas d’erreur.








19/09/2017

Arnaud Tomès, Philippe Caumières, Pour l’autonomie. La pensée politique de Castoriadis, L’Échappée, coll. « Versus », 19 sept. 2017, 240 p, 18 €. EAN : 9782373090253


Présentation de l’éditeur. « Venu du marxisme, dont il a constaté très tôt les impasses, Cornelius Castoriadis a voulu réinventer la révolution. Selon lui, la modernité voit s’affronter deux projets de société : celui d’une maîtrise rationnelle du réel et celui d’une autonomie de toutes et de tous. Le premier a donné des résultats désastreux en engendrant le règne de la technique et de l’économie. Le second reste encore à construire pour qu’advienne une société vraiment démocratique dans laquelle le peuple se gouverne lui-même, se passant de toute classe dirigeante.

Castoriadis a mis en lumière les origines de ce projet d’autonomie qui remontent à la Grèce antique. Il en a analysé les expressions modernes, de la révolution russe de 1917 aux révoltes des années 1960. Mais surtout, il en a examiné les conditions pour que se développe une politique émancipatrice aujourd’hui : auto-organisation des luttes, pratique de l’égalité et sens des limites.

Ce projet d’autonomie n’est pas un programme clés en main. Il est un imaginaire autant qu’une expérience. Il est un horizon, celui d’une société consciente du fait que le pouvoir est l’affaire de tous. C’est cette réflexion multiforme et souvent complexe que présente et questionne ce livre qui offre pour la première fois une synthèse claire, accessible et percutante de la pensée politique de Castoriadis ».

 

Vouloir restituer la pensée politique de Cornelius Castoriodis [1], même en 240 pages, est une gageure. Les auteurs s’attaquent en effet à l’un des penseurs dont on redécouvre la philosophie, notamment au travers d’un colloque, vingt ans après sa mort [2]. Ils n’en sont cependant pas à leur coup d’essai, puisqu’ils publièrent, voici un an, un Cornelius Castoriodis. Réinventer la politique après Marx [3]. Force est de reconnaître d’ors et déjà que le pari tenté est réussi.

Le maître-mot de la pensée de Castoriodis est l’autonomie [4] : chaque être doit pouvoir y parvenir, et, ce faisant, c’est l’ensemble de la société qui doit en bénéficier et maîtriser son destin. C’est, aux yeux du philosophe, le stade ultime de la démocratie, dont la base (le « germe » comme disent ici les deux auteurs) a été posée par l’antique Athènes. On mesure dès lors l’écart qui sépare cet idéal de la situation du modèle libéral de nos démocraties occidentales, aussi avancées soient-elles. Coincée entre la personnalisation du pouvoir, incarné par un seul personnage, l’administration bureaucratique, sans parler des inégalités entre les classes sociales, notamment du point de vue culturel, et de celles qui existent entre les individus, quelle est la place de la démocratie ? Quel crédit accorder à la définition que l’on continue à enseigner, à savoir d’un régime où le pouvoir est le fait de tous au bénéfice de l’ensemble des citoyens ? Bref, sommes-nous dans une véritable démocratie ? La question soulevée par Castoriodis est bien sûr celle d’un accaparement du pouvoir par un petit nombre. Son analyse contribue à identifier une oligarchie qui, même élective, se paie de mots en s’affublant de celui de « démocratie ». À quel point les citoyens maîtrisent-ils les règles du jeu, qu’ils s’activent ou non au sein de structures partisanes ? Cette pression qui s’exerce sur eux et qui empêche d’agir se nomme « hétéronomie » ; elle crée même une situation de dépendance à l’égard de ces moyens, que ce soit la religion, la publicité, aussi bien que n’importe laquelle des normes auxquelles il faudrait se conformer. Castoriodis n’est d’ailleurs pas le premier à utiliser le terme d’hétéronomie : Kant y avait réfléchi en son temps [5], voyant dans la Raison un moyen de s’en abstraire. La notion a depuis été reprise et développée par d’autres penseurs, comme, pus proches de nous, André Gorz ou Ivan Illich. Être conscient de ces formes d’asservissement, c’est déjà être sur le chemin de l’autonomie : là est la véritable révolution à laquelle Castoriodis appelle.

À le lire trop vite, on pourrait reconnaître en Castoriadis un marxiste : classe contre classe ; citoyens opprimés contre une minorité d’oligarques au pouvoir. Ce serait oublier son passé, notamment le rôle qu’il a tenu au sein de Socialisme ou Barbarie (1948-1967), groupe de réflexion (et d’action) qu’il a animé au plus fort de la guerre froide avec Claude Lefort [6], pour analyser le totalitarisme, et notamment le soviétisme. À l’heure de commémorer le centenaire de la Révolution russe, la lecture de Pour l’autonomie permettra de nuancer ce qu’on en dira.

Le mérite de l’ouvrage tient à ce que ses auteurs expriment l’actualité de la pensée politique de Castoriadis, s’attachant notamment à faire le détail de ses liaisons avec certains champs en particulier. On sera notamment attentif à ce qui est dit de l’éducation. Encore ne doit-on pas la réduire à la seule scolarisation, tant que celle-ci demeurera ce que Castoriadis estime être un processus de dressage. Il entend en réalité l’effort permanent qui s’étend à la vie entière et englobe toutes les expériences que l’on peut faire, notamment dans les débats auxquels on peut participer. Cette confrontation dynamique doit permettre l’affermissement d’une faculté de chacun à « s’orienter dans la histoire (et dans la vie) » (p. 165). C’est sur cette idée que le projet de Castoriodis est fondamentalement optimiste, sans que cela soit entendu comme un défaut : il est possible de progresser sur la voie de l’autonomie individuelle et collective (que les auteurs ne se privent pas d’explorer), et, partant, d’approfondir la démocratie, à la condition (entre autres) que les plus conscients ne cessent leur combat.

Dire que Pour l’autonomie est un ouvrage d’un abord facile d’accès serait exagérer : il suppose en effet une solide culture. Il manque, de plus, un index, qui permettrait de faire de l’ouvrage une sorte de manuel et d’en faciliter l’usage. Pour autant, l’accès à la pensée politique de Castoriadis mérite bien que l’on prenne le temps nécessaire de lire cette synthèse, d’y réfléchir, et d’y revenir ultérieurement. Pour qui se prétend être un citoyen actif, et a fortiori pour qui prétend faire acte d’éducation, cet effort est même une nécessité.

Notes

[1Sur sa vie, lire François Dosse, Castoriadis, une vie, La Découverte, 2014.

[2« Actualité dʼune pensée radicale, Hommage à Cornelius Castoriadis », 26 au 28 octobre 2017, organisé par l’EHESS et Paris VII Denis-Diderot.

[3PUF, coll. « Fondements de la politique », déc. 2016.

[4Les auteurs y consacrent spécifiquement une vingtaine de pages, mais la notion surgit partout ailleurs dans l’ouvrage. Philippe Caumières a par ailleurs été l’auteur d’un Castoriodis. Le projet d’autonomie, publié chez Michalon en 2007.

[5Emmanuel Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, 1796.

[6Sur ce point, lire Nicolas Poirier, Cornelius Castoriadis et Claude Lefort : l’expérience démocratique, Le Bord de l’eau, 2015 .

 

 

 

 

 

 

 

 

15/09/2017

Patrick Rotman, Benoît Blary, Octobre 17

Patrick Rotman, Benoît Blary, Octobre 17, co-éd. Seuil-Delcourt, 13 septembre 2017, 112 p., 19,99 €. EAN 9782756096117

Présentation de l'éditeur. « La vision intime d'un moment qui marqua au fer « rouge » le XXe siècle. Le grand documentariste Patrick Rotman et le dessinateur Benoît Blary retracent la révolution russe, entre grèves ouvrières et débats révolutionnaires à Petrograd.1917, le Tsar abdique et laisse le pouvoir à un gouvernement bourgeois. Lénine et Trotsky, deux leaders que leurs ambitions opposaient, organisent alors le basculement révolutionnaire. Ensemble, ils se saisissent d'une opportunité historique, et posent la fondation de l'empire soviétique. Ce sont les fameux jours d'Octobre 17 ».

 

Jean-Yves Le Naour (sc.), Iñaki Holgado et Marko (ill.), Aretha Battistutta (coul.), <i>Le réseau Comète. La ligne d'évasion des pilotes alliés</i>, Bamboo, coll. « Grand Angle », 56 p., 31 mai 2023. ISBN 978 2 8189 9395 8

Présentation de l'éditeur . « Des centaines de résistants de « l’armée des ombres », discrets, silencieux, un « ordre de la nuit » fait...