Étienne Davodeau (ill.) et Benoît Collombat (sc.), Cher Pays de notre enfance. Enquête sur les années de plomb de la Ve République, éd. Futuropolis, 8 oct. 2015, 224 pages, 24 . ISBN : 9782754810852
Ils ont grandi sous la Ve République fondée par le général de Gaulle, dans un pays encore prospère, mais déjà soumis à la « crise ».
L'Italie et l'Allemagne ne sont pas les seules nations à subir la violence politique. Sous les présidences de Pompidou et de Giscard d'Estaing, le pays connaît aussi de véritables « années de plomb » à la française.
Dans ces années-là, on tue un juge trop gênant. On braque des banques pour financer des campagnes électorales. On maquille en suicide l'assassinat d'un ministre. On crée de toutes pièces des milices patronales pour briser les grèves. On ne compte plus les exactions du Service d'Action Civique (le SAC), la milice du parti gaulliste, alors tout-puissant. Cette violence politique, tache persistante dans l'ADN de cette Ve République à bout de souffle, est aujourd'hui largement méconnue.
En sillonnant le pays à la rencontre des témoins directs des événements de cette époque — députés, journalistes, syndicalistes, magistrats, policiers, ou encore anciens truands —, en menant une enquête approfondie, Étienne Davodeau et Benoît Collombat nous révèlent l'envers sidérant du décor de ce qui reste, malgré tout, le cher pays de leur enfance... ».
À première vue, la lecture semble fastidieuse : le dessin est en noir ; il ne s’agit que de rendre compte d’entretiens avec des
policiers, des magistrats, des journalistes en retraite… Mais guère
d’action. Et pourtant, on se laisse emporté par l’enquête à laquelle on
assiste : on est Davodeau ; on est Collombat ; et, comme eux, on veut
savoir ce qui s’est passé (ou connaître de nouveaux éléments, pour ceux
qui ont vécu cette période). On se prend à attendre ce qui s’apparente à
une sorte de comique de répétition (si le contexte se prêtait au rire),
à savoir les réponses apportées à la demande d’entretien des deux
comparses sans cesse éconduits par l’entourage du facétieux Pasqua,
co-fondateur du SAC et ministre de l’Intérieur pendant les deux
cohabitations (1986-1988 et 1993-1995). On suit la réflexion des deux
auteurs, l’évolution de leur questionnement au fur et à mesure de leurs
rencontres. On retrouve là le style caractéristique d’Étienne Davodeau,
tel qu’on le connaît dans ses bandes dessinées documentaires : Un Homme est mort, Les Ignorants, Les Mauvaises Gens, Rural !3 , etc.
Et on découvre alors l’implication importante du SAC dans la répression
du mouvement social, que ce soit en faisant le coup de poing contre des
militants, en animant des syndicats « libres » (notamment au sein des
firmes automobiles), et la violence qu’il exerce en toute impunité. Si
ce n’était leur personnalité et les circonstances de leur mort, le juge
Renaud et le ministre Boulin semblent n’être que deux assassinés parmi
les quarante-sept meurtres à caractère politique qui ont été commis
entre 1969 et 1981, comme l’évoque le document d’accompagnement du
livre. On a ainsi d’avoir un outil de violence politique inouï au
service du pouvoir gaulliste, qui s’est développée en toute impunité. En
conclure que la France a vécu ses « années de plomb », à l’instar de
l’Italie à la même époque, est probablement exagéré : on n’a pas eu
d’attentats aussi meurtriers que ceux de Bologne et Milan, par exemple.
La postface de Roberto Scarpinato, procureur général à Palerme, ne
parvient pas à convaincre de sa pertinence, d’autant qu’elle retrace grosso modo
ce qu’on a lu. Toutefois, on mesure mal la part prise par cette
organisation dans la sauvegarde du pouvoir gaulliste, et, par
conséquent, dans le maintien à distance de la gauche. On s’explique mal,
avec une telle force, comment un Chaban-Delmas a pu échouer à succéder à
Pompidou en 1974. C’est qu’il y a d’autres facteurs négatifs, comme la
division de la droite elle-même… On s’étonne enfin de ce que la bande
dessinée laisse supposer qu’il y ait eu un manque de réaction des
formations politiques d’opposition. C’est que le propos des auteurs
n’est pas là. Sans verser dans l’idée d’un complot orchestré dans
l’ombre au sommet de l’État, ils s’attachent à donner des éléments
d’éclaircissement sur les trois affaires évoquées. On peut regretter que
le contexte plus général soit exclu de leur projet : dans ce cas, il
eut fallu davantage que 224 pages.
Enfin, dans sa façon de procéder et (fatalement) par les interlocuteurs
des deux auteurs, l’enquête évoque irrémédiablement celle que Francis
Renaud a mené sur la mort de son père4
: la bande dessinée y fait d’ailleurs référence. De la même façon, on
ne peut s’empêcher d’avoir en tête les images du film d’Yves Boisset, Le Juge Fayard dit le Shériff, sorti le 12 janvier 1977. Le réalisateur apparaît également dans le livre.
- 1. Benoît Collombat, Contre-enquête sur la mort de Robert Boulin, Fayard, 2007
- 2. Étienne Davodeau, « Crime d’État. La mort d’un juge », La Revue dessinée, n° 5, automne 2014 ; « Service d’action civique. Les barbouzes de la République », La Revue dessinée, n° 7, printemps 2015
- 3. Étienne Davodeau, Un Homme est mort, Futuropolis, 2006 ; Les Ignorants, Futuropolis , 2011 ; Les Mauvaises Gens, Delcourt, 2005 ; Rural !, Encrages, 2001
- 4. Patrice du Tertre et François Renaudet, « Le Juge Renaud, un homme à abattre », 2013, 52′. Diffusé sur France 3 le 1er juillet 2015
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