15/01/2023

Fabrice Erre, Réseau-boulot-dodo, Fluide glacial, 5 mai 2022, 56 pages, 12,90 €. ISBN : 979 1 0382 0389 1



Présentation de l'éditeur. « Tel un sociologue Fabrice Erre se fait l’observateur de notre quotidien d’Homme moderne.
Déverrouiller son téléphone. Swiper. Partir au boulot. Se prendre une fusée sur la tête.
Rentrer. Dormir. Recommencer.
Notre vie est souvent rythmée par un quotidien bien millimétré, la routine s'installe dans nos vies. Quoi de mieux alors que les réseaux sociaux pour s'évader et communiquer.
Fabrice Erre s’attaque aux train-train quotidiens modernes, avec son humour cartoonesque qui touche pile là où ça fait mal. Il pointe du doigt l’importance et l’impact qu’ont les réseaux sociaux et Internet dans nos vies, les dérives et surtout les fous rire qui s'en suivent ». 



Réseau - Boulot - Dodo : l'album drôle qui fait rire, en vrai !
 
C'est toujours un plaisir que de découvrir un nouveau titre de Fabrice Erre. Des personnages caricaturaux, mais près de la réalité — ben… nous, quoi… — ; de petits détails  dans le cadre de la vignette, qui, quand on a découvert cette pratique graphique, amènent à lire et relire la BD ; des situations loufoques… 
 
La couverture résume à elle seule ce que l'on trouvera dans les pages intérieures. On est au milieu de ruines antiques — un Parthénon à la mode Erre — : les statues ont un pouce en l'air, quelle que soit leur attitude (le discobole qui se concentre sur son tir, tout en pensant à tendre le pouce…) ; une autre, sorte de Colosse de Rhodes qui aurait échappé aux destructions, vient de perdre sa main droite —  au pouce redressé, comme il se doit —, qui 'est écrasé sur un touriste — dont le pouce est courbé. La scène est photographiée par d'autres touristes, qui brandissent leur smartphone, concentrés sur la main du pseudo-Colosse, mais complètement absents aux ruines qu'ils traversent comme s'il n'était qu'un décor : leur cliché ne doit témoigner que de leur présence dans un lieu prestigieux (on a droit au selfie d'une touriste, preuve de la preuve : j'étais là !). Le malheureux écrasé par la main qui a chu, tente, lui, d'attraper son smartphone dans un dernier geste désespéré — et désespérant —, afin d'immortaliser son drame.
 
Il est difficile de décrire le contenu de l'album, qui tourne évidemment autour du numérique, des réseaux sociaux, et de leur emprise sur la vie quotidienne des personnages. Fabrice Erre tourne leur usage (et les utilisateurs) en dérision, en les plaçant dans des situations complètement absurdes : un troll qui débarque à la table d'un couple huppé, dans un restaurant très chic ; un premier rendez-vous sentimental qui dégénère ; la malédiction de l'iPhone 12… On ne négligera pas les planches avec un seul dessin — ça doit avoir un nom, ces trucs-là —  : un prisonnier photographié de face (brute épaisse) et de profil (façon selfie), etc.
Réseau - Boulot - Dodo n'est pas pour autant un travail moralisateur. Si on veut vraiment des enseignements pour la vie, pourquoi pas. Mais chaque histoire est d'abord conçue comme un prétexte à rire : ce serait dommage de passer à côté.

07/12/2022

Philippe Pelaez (sc.) et Gilles Aris (ill.), L'Écluse, 64 p., éd. Bamboo, coll. « Grand Angle », 10 août 2022, 15,90 €. ISBN : 978 2818 978 238



Présentation de l'éditeur. « Il est des eaux moins paisibles qu’elles en ont l’air

Trois noyées en moins d’un an…
C’est beaucoup pour la petite écluse dont s’occupe Octave.
Dans le village, les rumeurs vont bon train et le jeune éclusier un peu attardé au visage déformé a tout du suspect idéal. L’émoi est tel que deux policiers de la ville viennent enquêter pour tirer cette affaire au clair, mais aussi pour faire face à la fureur des habitants bien décidés à rendre la justice eux-mêmes.
Les eaux de la rivière sont paresseuses, mais dans ses méandres, la cruauté et la méchanceté ne sont jamais très loin ».


D'un côté Octave, difforme, muet et souffre-douleur. De l'autre, Fanette, en jeune fille qui cherche à le protéger. Et enfin Alban, en petite terreur qui règne sur le village. On a ici les ingrédients qui font immanquablement penser aux personnages de Notre-Dame de Paris : Quasimodo, Esmeralda, Claude Frollo… On y est d'autant plus incité que la couverture de l'album montre Octave sauvant Fanette, référence explicite à ce que l'on a pu lire dans le roman de Victor Hugo.
D'autres références viennent pourtant en tête, notamment dans le cinéma : Panique (1946), de Julien Duvivier, que Patrice Leconte reprend en 1989 sous le titre M. Hire, les deux étant l'adaptation du roman de Georges Simenon,
Les Fiançailles de monsieur Hire (1933). On pense aussi à Fury, de Fritz Lang (1936), etc. Le thème de l'injustice n'a cessé d'inspirer, sur le terreau des jalousies, des mesquineries villageoises, des petits pouvoirs que les uns s'arrogent sur de plus faibles, et de la vindicte populaire attisée par les forts en gueule. Les auteurs de L'Écluse y ont ajouté d'autres thèmes, que ce soit celui des discriminations, du poids des histoires intra-familiales, etc. Le lecteur ne se perd pas avec cette multiplicité d'approches, et c'est d'ailleurs l'un des mérites de l'album que d'y avoir réussi.

Si l'on reprend l'évocation que l'on a faite de
Notre-Dame-de-Paris, il faut dire qu'on n'a pas affaire à une banale réplique, ce qui n'aurait pas beaucoup d'intérêt. Les premières différences, comme on s'en doute, tiennent à l'espace et à la période.

L'action se déroule en effet dans un petit village du Quercy, Douelle (arrondissement de Cahors), qui s'est développé dans un méandre du Lot. Il ne semble pas, sauf erreur, qu'il y ni canal, ni écluse, par conséquent. C'est en tout cas ce village dont Jean Fourastié a retracé l'évolution entre 1945 et 1975, étude qui lui a permis de concevoir l'idée des Trente Glorieuses[Jean Fourastié,
Les Trente Glorieuses ou la révolution invisible de 1946 à 1975, Fayard, 1979). Mais les auteurs n'y ont pas fait référence.  On peut les remercier d'avoir limité les clichés sur le Sud-Ouest. Si « con » apparaît comme un signe de ponctuation vocal, les tentatives de restituer le parler local en restent là. Cette subtilité laisse au lecteur toute latitude pour imaginer que l'intrigue peut finalement se placer n'importe où en France. On est ainsi, et très heureusement, bien loin des lourdes pagnolades de Claude Berry (1986).
 
L'époque diffère également et embrasse le troisième quart du XXe siècle. On part de la Libération de la région jusqu'au début des années soixante. Au cours de cette quinzaine d'années, les relations au sein du village sont imprégnées par ce qui s'est passé sous l'Occupation. Octave apparaît comme une synthèse vivante de cette atmosphère.

Le dessin décontenance un peu. La physionomie des personnages présente en effet un tracé assez anguleux, assez nerveux, comme on en trouvait sous le crayon de Jean Tabary, avec ses Totoche ou Corinne et Jeannot. Dans L'Écluse, on a l'impression que cette façon de les restituer est destinée à mettre certains protagonistes sur un pied d'égalité avec les infirmités d'Octave : le monstre n'est pas celui que l'on pourrait croire.
 
On note cependant des maladresses, avec quelques rares anachronismes ou bizarreries. Les mêmes gendarmes portent au côté un bâton de gardien de la paix, alors qu'ils en sont dépourvus dans les autres vignettes, et que, surtout, cet outil ne fait pas partie de leur équipement quotidien (sauf dans une régulation du trafic). Ils peuvent porter des cheveux exagérément longs (p. 55-56). On a aussi un drapeau nazi qui a bizarrement été placé sur la façade de l'église du village (p. 5). Sur la même page, un militaire libérateur est accoutré en soldat français de la Première Guerre mondiale. On a un modèle assez rare de 2cv (p. 24), qui présente une malle bombée à l'arrière : quelques entreprises s'y étaient essayées avant que Citroën sorte la 2CV AZLP en 1957.

Il n'empêche que les qualités de l'album l'emportent très largement, tant du point de vue du scénario (notamment pour l'épilogue, dont on ne dira évidemment rien) que du dessin.

21/11/2022

Jean-Yves Le Naour (sc.) et Emmanuel Cassier (ill. et coul.), L' Affaire Markovic, 88 pages, coll. « Grand Angle », éditions Bamboo, 31 août 2022. ISBN : 978 2818 988 695



Présentation de l'éditeur. « Le scandale politique qui a fait vaciller la Ve République
En 1968, Charles de Gaulle est un président vieillissant qui semble de plus en plus déconnecté du peuple. Dans l’ombre, la guerre de succession a déjà commencé. Le 1er octobre, le corps de Stefan Markovic, un Yougoslave travaillant pour Alain Delon, est retrouvé dans une décharge. À partir de cette sordide histoire criminelle s’échafaude un incroyable complot politique destiné à mêler le nom des Pompidou à l’affaire. Une histoire de guerre de succession, de coup bas, d’affaire de mœurs inventée de toute pièce dans le but d’empêcher Pompidou d’accéder à la présidence, par tous les moyens, même les plus sales ».
 
 
 
Cinquante ans après, l'affaire Marković n'est probablement plus guère dans l'esprit de beaucoup. D'autres l'ont aussi recouverte, notamment la disparition du ministre Robert Boulin, en octobre 1979, avec des points communs : scandales politiques touchant des personnalités politiques en vue et le sommet des institutions ; résolutions définitives qui n'ont jamais été acquises ; alarme d'opinion publique sensible, etc. Les principaux ingrédients sont là pour répondre à la définition du mot scandale : « Ce qui paraît incompréhensible et qui, par conséquent, pose problème à la conscience », mais aussi « grave affaire à caractère immoral où sont impliquées des personnes que l'on considérait comme honorables, dignes de confiance ».
 
Cette affaire Marković n'est cependant ni la première de la Ve République, ni la dernière. On renverra notamment à l'album réalisé par Bruno Collombat et Étienne Davodeau, Cher Pays de notre enfance. Enquête sur les années de plomb de la Ve République (Futuropolis, 2015), dont on a rendu compte sur ce même site. Il y était question du Service d'action civique (SAC), organisme occulte placé au service du pouvoir gaulliste, lié au « milieu » de la délinquance (comme celle qui nous occupe ici). Ces faits permettent de nuancer l'accroche de la présentation de l'éditeur : cette affaire n'a guère fait vaciller la V<sup>e</sup> République (qui a survécu, depuis). Mais elle a été l'un des coins enfoncés dans la crédibilité du corps politique, et notamment du pouvoir, et l'un des éléments qui ont contribué à la perte de confiance des citoyens dans la réalité de la démocratie.
 
Mais on y voit aussi l'importance du rôle de la presse. Les auteurs ont créé le Pierre Lefebvre, journaliste au Figaro, pour en faire le personnage central de l'histoire. On suit son enquête, qui prend racine assez fortuitement lors de la découverte du corps de Stevan Marković dans une décharge publique d'Élancourt. Peu à peu, il élargit son investigation à des cercles qui n'ont a priori pas de relations entre eux : des émigrants yougoslaves ; la police ; des services secrets ; le banditisme avec François Marcantoni ; les milieux politiques avec l'ancien député Pierre Lemarchand ; jusqu'à Alain Delon, comme employeur de Stevan Marković, etc. Le tout évoque le principe des poupées gigognes, abritant chacun une affaire particulière. Cela aboutit à mettre en cause l'ancien Premier ministre Georges Pompidou, par le biais de sa femme qui aurait participé à des soirées réprouvées par la morale, organisées par Marković

Peu à peu se dessinent les difficultés relationnelles entre Pompidou et de Gaulle, qui auraient leurs racines dans la gestion du mouvement de mai 1968. Les auteurs présentent le premier comme ambitionnant de succéder au second, ce qui fait grincer quelques dents (celles des compétiteurs à venir) : ce qu'il fit très rapidement en annonçant sa candidature potentielle avant le référendum du 27 avril 1969. Il fait aussi preuve d'un dynamisme peu commun dans la tourmente qui le vise, au lieu d'en être accablé. Le président de la République est, lui, dépeint en vieillard entouré de courtisans peu scrupuleux, multipliant les erreurs d'appréciations et courant vers un échec politique inéluctable et une sortie peu glorieuse. L'atmosphère est clairement celle d'une fin de règne…
 
On le voit, les faits repris par les auteurs le sont avec une certaine liberté, qu'autorise d'autant plus le fait que leur éclaircissement n'est toujours pas fait. Mais au-delà du scandale que cette affaire a alors provoqué, l'album met en avant la nature d'une démocratie. Elle apparaît solide par ses institutions, par la protection offerte par la liberté de la presse. Mais elle se révèle à la fois fragile, par les intrigues qui se nouent au sein du pouvoir, et les rumeurs colportées par la même presse. 

Le développement progressif de l'intrigue permet de tenir le lecteur en haleine dès le départ, avec un regard qui se déplace au gré des différents protagonistes. Le scenario est aussi très bien soutenu par l'efficacité du dessin d'Emmanuel Cassier. Le style a priori classique, rappelant Edgard Félix Pierre Jacobs (Edgar P. Jacobs), permet de mieux se replacer dans le contexte de la fin des années soixante, d'autant que les détails ont été soignés : les vêtements, les coiffures, la cigarette omniprésente… Le choix des différents angles de vue retenus et leur enchaînement renforcent la dynamique de l'histoire. Un petit dossier final rassemble enfin des éléments sur cette affaire et ses suites.

08/11/2022

Martine Gasparov (sc.), Emilie Boudet (ill.), Toute la philo en BD, co-éd. La Boîte à Bulles-Belin Éducation, 26 janv. 2022, 64 pages, 9,95 €


L'Art

« Qu’est-ce que l’art ?
Tout le monde peut-il être un artiste ?
Une œuvre d’art peut-elle être immorale ? ».

ISBN 979-10-358-2097-8



 

 

 

La Vérité


« Peut-on distinguer facilement le vrai du faux ?
Comment être assuré de connaître la vérité ?
Le mensonge est-il toujours condamnable ? ».

ISBN 979-10-358-2100-5 

 

 

 

 

 

La Technique

« La technique est-elle une spécificité humaine ?

Le perfectionnement des techniques est-il un facteur de progrès pour l’humanité ?

Les technologies modernes sont-elles libératrices ? ».

ISBN 979-10-358-2164-7 

 

 

La Nature

« Peut-on distinguer la nature de l'artificiel ?
La nature humaine existe-t-elle ?
Avons-nous des devoirs envers la nature ? ».

ISBN 979-10-358-2159-3 







01/06/2022

Colin Robineau, Devenir révolutionnaire. Sociologie de l’engagement autonome, La Découverte, coll. « Sciences humaines », 7 avril 2022, 218 p., 20 €. ISBN : 9782348066719


Propos de l'éditeur. « Composé de quelques milliers de personnes en France, le milieu autonome rassemble des groupes aux pratiques diverses et aux influences idéologiques hétérogènes, dont les « zadistes » et le « black-bloc » ne sont que les fractions les plus médiatisées. Parfois désigné sous les catégories d’« ultragauche » ou de « mouvance anarcho-autonome », fédéré autour d’une critique anticapitaliste et antiétatique, ce microcosme politique reste, en dépit d’une visibilité accrue dans les mouvements sociaux, difficilement accessible. Qui sont ces activistes ? Que pensent-ils ? Comment se sont constituées leurs dispositions à l’action contestataire ? Quels sont leurs parcours et leurs motivations ?

À partir d’une vingtaine de récits de vie, cet ouvrage invite le lecteur à se plonger dans un jeu de piste qui, depuis la petite enfance des militants jusqu’à aujourd’hui, cherche à comprendre la genèse de leurs révoltes, les formes de leur socialisation politique et les ressorts de leurs engagements, pour répondre à une question à la fois simple et ambitieuse : comment devient-on révolutionnaire ?

Se dessinent ainsi, au fil des pages, des propriétés, des expériences et des trajectoires communes qui donnent à voir, loin des fantasmes que suscite le lexique de la radicalité, la fabrique des militants autonomes. Car on ne conteste l’ordre social ni par hasard ni sous le coup d’une illumination politique. Ici comme ailleurs, les individus agissent autant qu’ils sont agis. Et c’est précisément ce qui les pousse à agir dont ce livre entend rendre compte ». 

 

Colin Robineau est sociologue, chercheur associé au laboratoire Carism (Centre d'Analyse et de Recherche Interdisciplinaires sur les Médias) de l’université Paris II et enseignant à l’université de La Réunion. Sa thèse de doctorat en Sciences de l’information et de la communication, préparée sous la direction de Valérie Devillard, était intitulée : La politisation en terrain militant « radical ». Ethnographie d’un squat d’activités de l’Est parisien. Elle a été soutenue en novembre 2017. Il a notamment publié deux articles (entre autres) liés à ses recherches et donc directement au sujet du présent ouvrage :

  • « S’engager corps et âme. Socialisations secondaires et modes de production du militant "autonome" », Agora débats/jeunesses, n° 80, 2018, p. 53-69.
  • « Constituer un contre-public en marge des médias : négociations, circulations et normativités d’un discours ‘révolutionnaire’ au sein d’une cantine de quartier », Études de communication, n° 47, 2016, p. 131-148.
  • Pour examiner ce qui conduit à un engagement révolutionnaire, Colin Robineau s'est intéressé au mouvement autonome, qui s'est développé en France à la fin des années soixante-dix (mais aussi en Italie et en Allemagne) notamment à la faveur de la lutte contre le nucléaire. Mais il a repris de la vigueur par la suite, notamment lors des manifestations de 2006 contre le CPE (pas conseiller principal d'éducation, mais contrat première embauche) et encore aujourd'hui, notamment dans certaines ZAD. Nuançons tout de suite le singulier utilisé : il y a autant de formes dans le mouvement autonome qu'il y a de groupes. L'étude de Colin Robineau suit l'un d'entre eux et ne prétend donc pas à recouvrir l'extrême diversité. L'intérêt de son travail tient cependant à l'étroitesse du corpus, qui permet une étude très fine de dix-huit militants et une exploration de dix-huit cas particuliers.

    Comme cela a été le cas pour les Black Blocs (voir le compte rendu sur ce même site du livre de Francis Dupuis-Déri : Les Black Blocs. La liberté et l’égalité se manifestent, éd. Lux, coll. « Instinct de liberté », rééd. 2019, 344 p., 14 €), on retrouve la même difficulté des médias à qualifier et expliquer ce qu'est le mouvement autonome, et les mêmes clichés : l'ultra-gauche est un mot suffisamment vague pour le désigner, tout en attisant les peurs. Comme pour les Black Blocs, la distance prudente respectée par les autonomes n'a pas contribué à améliorer les choses. Bref, de tels groupes sont spontanément associés à une idée de violence : la marginalité (et surtout ce qui est inconnu) continue de faire peur.

    L'étude de Colin Robineau s'appuie donc sur dix-huit entretiens qu'il a menés avec des militants d'un squat parisien, La Kuizine, lors de l'observation qu'il avait faite entre 2013 et 2015 pour les besoins de sa thèse. La proximité qu'il réussi à établir lui a permis de cerner les éléments sociologiques qui conduisent à l'engagement autonome, ce processus conduisant à ce qu'il qualifie de « carrière militante ».

    Pour nous les donner à comprendre, Colin Robineau suit une voie chronologique très claire. Il cherche d'abord à reconstituer les aspects qui forment le contexte  personnel du militant, à commencer par la famille, puis les cercles relationnels qui se dessinent au cours de la scolarisation. Sur la base de cette socialisation, l'auteur voit ensuite comment on entre dans un mouvement et quelles trajectoires peuvent se dessiner.

    Parmi les principaux déclencheurs de l'engagement, la culture joue un rôle important. Les témoignages font état de l'influence de films, ceux de Ken Loach en particulier, de la lecture de journaux critiques indépendants comme Le Diplo, de livres de militants (notamment anarchistes), de penseurs comme Raoul Vaneigem, etc. Le milieu familial s'avère souvent déterminant. D'origines sociales très diverses (pas seulement les classes moyennes embourgeoisées, pour reprendre le cliché habituel) souvent mixtes (soient des milieux sociaux différents), les parents ont été influencés (à des degrés divers) par le contexte politique des années soixante à quatre-vingts, qu'ils ont connu comme enfant, adolescent ou jeune adulte. Cela a permis à leurs enfants de développer une sensibilité particulière et critique aux formes de la socialisation : l'école est ainsi perçue comme le lieu même de la reproduction sociale, qu'il faut donc rejeter. En cela, l'auteur dit qu'elle est le « terreau d'une humeur anti-institutionnelle », parfois favorisé par le rôle d'enseignants critiques dans la socialisation politique. Cela ne se traduit pas par un rejet global de la culture, notamment académique : elle est jugée au contraire comme un moyen dont il faut s'emparer pour le retourner par la suite. C'est un trait commun avec bon nombre de groupes anarchistes, très attachés à l'idée d'un développement de l'autonomie intellectuelle (et donc de la construction d'une distance au monde) grâce à l'éducation populaire et à une familiarisation avec la culture dominante. Mieux connaître et combattre l'ennemi de classe, c'est d'abord s'approprier ce qui le constitue intellectuellement.

    Cette distanciation qui s'établit progressivement prend, pour ces militants, des formes de ruptures radicales. On a évoqué leur antagonisme avec l'école (au sens large), mais il y a souvent une coupure avec le milieu familial (et un rejet du modèle de socialisation que les parents ont bâti), le refus de trouver une activité professionnelle dans une entreprise, une opposition à la loi, etc. La volonté de développer une culture académique peut alors sembler étonnante (si on a lu trop vite ce qui précède) ; elle contribue au contraire à la construction d'une certaine distinction : on se situe dans les marges de la société, mais c'est un choix réfléchi et argumenté. Un certain nombre des militants se sont ainsi engagés au moment de leurs études supérieures (notamment à Tolbiac).

    De là, une contre-culture se bâtit, qui favorise l'entre-soi en même qu'une resocialisation. Cependant, la vie commune au sein du squat (fréquenté à temps partiel ou totalement), qui a pour objectif la liberté la plus large, conduit chacun à être sous la contrainte du groupe. On retrouve ainsi les observations des historiens qui ont étudié les communautés villageoises de l'Ancien Régime : la protection qu'elles apportent plus ou moins à ses membres suppose le respect des normes sociales et un encadrement étroit. Cela montre que les groupes autonomes ont leurs règles et même des rites (pour y entrer, y demeurer, il faut faire ses preuves), et donc une organisation sociale, à rebours des stéréotypes colportés avec complaisance. C'est une véritable micro-société.

    Cette vie de réclusion volontaire implique-t-elle de n'en plus sortir ? Évidemment non : certains militants reprennent leurs études, par exemple ; l'investissement dans la brasserie de La Kuizine est aussi un moyen de sortir du squat et de se projeter dans d'autres activités. Colin Robineau note que ces militants restent marqués par leur expérience, et demeurent engagés dans les mouvements sociaux.

    20/05/2022

    Jean-Blaise Djian Pierre-Roland Saint-Dizier (sc.), Vincent (ill.), Liberty Bessie, T. 1, « Un pilote de l’Alabama », Glénat, coll. « 24x52 (Vents d'Ouest) », 2 mai 2019, 56 p., 14,50 €

      

    Présentation de l’éditeur. « Un rêve. Un destin à écrire. Le ciel pour théâtre.

    Tuskegee, Alabama, fin des années quarante. Bessie Bates est passionnée d’aviation. Tous les jours, depuis trois ans, elle se rend à l’aérodrome dans l’espoir de passer son brevet de pilote. Sauf que Bessie est une femme, et elle est noire. Et dans l’Amérique ségrégationniste, difficile pour elle de faire valoir sa capacité à piloter son propre appareil…Alors quand elle reçoit un jour par la poste la plaque de son père, héros de guerre disparu en vol en Europe, elle décide de tout mettre en œuvre pour retrouver sa trace. Première escale : Paris, où elle est embauchée comme copilote par une compagnie de fret. Aux côtés de Lulu, vétéran bourru, Bessie gagne des heures de vol, de l’assurance et de l’expérience. Le ciel sera dès lors le théâtre de son destin…

    Découvrez le destin de Liberty Bessie : la reine du ciel ! Une saga d’aviation au parfum d’histoire, mais surtout d’aventure, librement inspirée des faits d’arme des « Tuskegee Airmen », groupe de pilotes afro-américains originaires de Tuskegee et qui se distingua lors de la Seconde Guerre mondiale ».

     

    À lire la présentation, on craint la bluette… Et on se laisse pourtant prendre au récit, qui est bien mené. Les illustrations de Vincent n’y sont d’ailleurs pas pour rien. Son coup de crayon est très précis, très minutieux, bien servi par les couleurs : la couverture reflète tout à fait ce qu’on trouve dans l’album. On est admiratif devant les dessins des avions, avec tous les détails de leurs caractéristiques : North American P-51 Mustang et  B-25 Mitchell, Focke-Wulf Fw 190,  Douglas DC-3, Boeing Stearman et B-17 Flying Fortress, Dewoitine D.338, Stampe SV-4, Lockheed Constellation, etc.  On y trouve même un HM-14 « Pou du ciel » (p. 52), détoilé et dépourvu de son plan supérieur. Et tout laisse à penser que les auteurs sont très familiers avec l’aéronautique, puisqu’ils en maîtrisent parfaitement le vocabulaire : on parle de « filets d’air », de « navigation », de « vent du 270 », de « pré-vol », de « trim de profondeur », etc. Tout cela ne s’invente pas. D’un point de vue lexical et pour ce qui est de la documentation technique, on attribue un satisfecit avec beaucoup d’enthousiasme. Le souci du détail va jusqu’aux publicités murales, comme Peugeot, Dubonnet, etc., aux voitures, etc.

    Au-delà des tribulations de Bessie Bates (personnage très librement  inspiré de l'aviatrice américaine Bessie Coleman, 1892-1926), les auteurs donnent à voir la ségrégation : les places réservées aux coloured dans les bus, les installations des Tuskegee Airmen placées à l’écart des terrains d’aviation. Car l’histoire tourne autour de ces pilotes assez peu communs, puisque noirs américains : les Tuskegee Airmen. Cette unité, commandée par Benjamin Oliver Davis*, fut intégrée au 332e groupe de chasseurs. Équipée en octobre 1944 (au moment où le récit débute) de P-51 très caractéristiques, car leur empennage, la casserole de l’hélice et les saumons sont peints en rouge, d’où leur surnom de Red Tails. Leur mission est de protéger les B-25 et B-17 du 477e groupe de bombardement qui opère en Méditerranée. Dans l’album, l’un des Tuskegee Airmen est abattu au retour d’une mission au-dessus de l’Italie. C’est Farell Bates, qui pilote un P-51 baptisée « Liberty Bessie », pour la cause qu’il défend et pour sa fille.

    Quatre ans plus tard, à Tuskegee (puisque c’est le nom d’une ville de l’Alabama), Bessie fait tout pour passer son brevet de pilotage sur ce qui me paraît être un Lockheed Model 12A (sauf erreur de ma part), qui effraierait plus d’un débutant. Mais elle se heurte à la ségrégation raciale d’alors et à l’absence de perspective d’emploi dans l’aviation civile. Elle reçoit un jour un paquet du gouvernement dans lequel se trouve la plaque matricule de son père, envoyée de France. Elle embarque à bord d’un magnifique Constellation de la Lockeed pour Le Bourget, à la fois pour retrouver la trace paternelle et pour voler, enfin. Bessie est employée chez Auxiette frères et devient co-pilote sur un DC-3 pour des missions de transport de matériel assez douteuses avec l’Espagne (contrebande d’œuvres d’art, etc.). Elle finit par apprendre que la plaque a été retrouvée près de Tripoli, en Libye, dans l’épave d’un Caproni. Quittant précipitamment Auxiette Frères, elle s’envole pour Alger, atterrit à proximité ; elle découvre un hydravion (que je n’ai pas réussi à identifier) dans un hangar presque abandonné.

    Bref, un très bon album dont on attend le second volume (qui est paru en 2020, mais n'a pu être recensé…).

     

    Note

    * En 1954, Benjamin Oliver Davis devient le premier général noir américain dans l’armée de l’air des États-Unis, son père ayant été le tout premier dans l’armée de terre

     

    Amity Shlaes, Paul Rivoche (ill.), Claire Martinet (tr. fr.), The Forgotten Man. Nouvelle Histoire de la Grande Dépression, Steinkis, 14 février 2018, 320 p., 22 €. ISBN : 9782368461754


    Présentation de l'éditeur. «
    L’adaptation d’un ouvrage économique de référence sur la Grande Dépression [Robert Crais, The Forgotten Man : A New History of the Great Depression, traduit en français par Hubert Tézenas, et publié notamment en poche chez Pocket, 2007, sous le titre : L'Homme sans passé], traduit en allemand, en italien, en chinois, en coréen et en japonais, The Forgotten Man : A New History of the Great Depression est utilisé comme support pédagogique dans les écoles et universités américaines.

    1929. Les États-Unis plongent dans une crise sans précédent. L’Amérique sombre et ressemble à l’Angleterre de Dickens… Prenant à rebours l’historiographie classique qui fait la part belle au New Deal, l’angle d’Amity Shlaes est celui de la petite histoire, de l’anecdote et du détail. Elle décrypte l’envers du New Deal et propose une analyse à hauteur d’homme. Captivant, original, révisant complètement notre point de vue sur la Grande Dépression, The Forgotten Man est un ouvrage de référence et un outil pour analyser notre époque contemporaine ».

     

     

    Les éditions Steinkis ont fait un pari ambitieux en publiant une version française de The Forgotten Man, pour ce qui est du graphisme et du fonds.

    Précisons tout de suite qu’Amity Shlaes a une formation d’économiste. Sa sensibilité la place du côté des libertariens, qui font de la liberté individuelle la valeur sur laquelle doit être fondée une société. En conséquence, l’État doit être réduit à sa plus simple expression. En résumant peut-être de façon excessive, on a là une forme de libéralisme exacerbée.

    Amity Shlaes fait aussi partie de la Fondation présidentielle Calvin Coolidge (qui a précédé Franklin D. Roosevelt à la Maison blanche), ce qui est un autre élément important pour comprendre The Forgotten Man.

    Il s’agit d’une adaptation graphique de l’ouvrage éponyme paru en juin 2007, traduit dans plusieurs langues. L’objectif est, comme le sous-titre le suggère fortement, de faire pièce à l’interprétation habituelle du New Deal1. Faut-il le croire quand il prétend être une « nouvelle Histoire de la Grande Dépression » ? On sait que les avancées sociales et économiques obtenues à partir de 1933 ont été combattues dès cette époque, notamment par l’école de Chicago et Milton Friedman. Partisan de la politique de Roosevelt (et porte-parole du Trésor), il en est devenu l’un des contempteurs les plus virulents ; son ouvrage Capitalisme et liberté (paru en 1962) a fait date, et reste une référence essentielle. Ajoutons l’opposition de Friedrich Hayek au keynésianisme1 , qui a aspiré le New Deal. Bref, en matière de nouveauté, on ne voit pas bien ce qu’Amity Shlaes apporte. Cette impression est renforcée par le choix de l’illustrateur, Paul Rivoche. Ses dessins sont en noir, et le trait rappelle les comics des années quarante, notamment ceux qui traitaient des super-héros. Cela permet toutefois au lecteur d’être plongé dans un univers graphique qui ne lui est guère familier, un brin désuet.

    L’histoire est menée par Wendell Willlkie, qui donne son interprétation des années trente à une éditrice qui est aussi une éditorialiste (au New York Times) en vue, Irita Bradford Van Doren, dont il est très proche. Démocrate, il soutient activement la candidature de Roosevelt. Devenu président d’une importante compagnie de production électrique en 1933, ses intérêts sont bousculés par la mise en œuvre de la Tennessee Valley Authority, société publique constituée par le gouvernement fédéral pour développer la production de la même énergie, mais à un prix de consommation moindre. Wendell Willkie devient alors opposant au New Deal, passe au parti républicain, à tel point qu’il est désigné pour le représenter lors des élections présidentielles de 1939.

    Dès lors, on voit sur quels sentiments s’appuie son interprétation des faits. Il décrit la société américaine aux mains d’un État omniprésent, dont la puissance ne cesse de se renforcer. L’argument d’une soviétisation est évidemment amené, s’appuyant notamment sur le voyage en URSS de conseillers du nouveau président, en 1927 : Paul Douglas, Rexford Guy Tugwell, Start Chase. Willkie fait ainsi de la coopérative agricole Casa Grande (Arizona) le symbole de ce que les États-Unis sont en train de devenir, avec ses paysans dépossédés, sans ambition, travaillant à peine dans un cadre collectif inadapté. Cette dénonciation de l’omnipotence de l’État, insoucieux des conséquences de son administration calamiteuse, est à l’image de ce qu’on peut lire dans Atlas Shrugged 2 , le roman d’une autre libertarienne, Ayn Rand.

    Le récit est chronologique. Les auteurs ont pris soin de rappeler à chaque fois l’évolution du taux de chômage et de l’indice Dow Jones, pour bien marquer l’échec patent du New Deal. Ils font de cette politique une suite de mesures sans cohérence les unes par rapport, Roosevelt se laissant porter par ses conseillers et par ses lubies. Lui-même n’apparaît que comme une ombre, un fantôme malfaisant qui a fait main basse sur le pays. Au contraire, son prédécesseur républicain, Calvin Coolidge, est montré comme l’auteur des initiatives qui ont été ultérieurement couronnées de succès. En somme, la voie était déjà tracée par ce républicain qui n’a pas démérité, mais que l’électorat a délaissé au profit d’un démagogue qui a su trouver les mots pour l’emporter. Rien n’est dit, cependant, des réélections de Roosevelt jusqu’en 1944, alors que le titre du livre semble suggérer qu’il n’a rien fait pour ce Forgotten Man, expression vague désignant symbolisant les «obscurs et les sans-grade» chers à un populiste français, que les classes moyennes menacées de déclassement.

    On voit clairement le parti pris idéologique de l’ouvrage. L’avant-propos indique qu’«il est enseigné dans les écoles et universités américaines» : on frémit à l’idée qu’il soit utilisé sans un solide appareil critique. Toutefois, si l’on doit accorder un mérite à ce livre, c’est effectivement d’apporter un contre-point à la version du New Deal. Il délaisse cependant des éléments importants de la politique de l’administration de Roosevelt, notamment le Social Security Act, l’extension des libertés syndicales, les initiatives visant à protéger les travailleurs et les agriculteurs, etc. Ces éléments doivent être réintroduits pour avoir une vision plus objectives des choses. On y ajoutera le travail de l’historien Howard Zinn pour faire bonne mesure.

    Enfin, cette hésitation à en recommander la lecture à des élèves repose repose également sur le caractère très dense de l’histoire, qui requiert une bonne connaissance du contexte (ce qui permettra de conserver un indispensable recul critique). La multiplicité des personnages, que le dessin ne permet pas toujours de bien distinguer, vient renforcer ces préventions.

     

    Notes

    1. Fr. Hayek, Droit, législation et liberté, PUF, coll. « Quadrige », 2007.
    2. Paru en 1957, l’ouvrage a été traduit en français sous le titre La Grève, 2011 et 2017 (éd. Les Belles Lettres ; tr. fr. : Sophie Bastide-Foltz). L’auteur montre ce que devient un pays dominé par l’État, et ce qui se passerait si la meilleure partie de la société, à commencer par les patrons, en venait à quitter leurs fonctions.

     

    Jean-Yves Le Naour (sc.), Iñaki Holgado et Marko (ill.), Aretha Battistutta (coul.), <i>Le réseau Comète. La ligne d'évasion des pilotes alliés</i>, Bamboo, coll. « Grand Angle », 56 p., 31 mai 2023. ISBN 978 2 8189 9395 8

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