21/11/2022

Jean-Yves Le Naour (sc.) et Emmanuel Cassier (ill. et coul.), L' Affaire Markovic, 88 pages, coll. « Grand Angle », éditions Bamboo, 31 août 2022. ISBN : 978 2818 988 695



Présentation de l'éditeur. « Le scandale politique qui a fait vaciller la Ve République
En 1968, Charles de Gaulle est un président vieillissant qui semble de plus en plus déconnecté du peuple. Dans l’ombre, la guerre de succession a déjà commencé. Le 1er octobre, le corps de Stefan Markovic, un Yougoslave travaillant pour Alain Delon, est retrouvé dans une décharge. À partir de cette sordide histoire criminelle s’échafaude un incroyable complot politique destiné à mêler le nom des Pompidou à l’affaire. Une histoire de guerre de succession, de coup bas, d’affaire de mœurs inventée de toute pièce dans le but d’empêcher Pompidou d’accéder à la présidence, par tous les moyens, même les plus sales ».
 
 
 
Cinquante ans après, l'affaire Marković n'est probablement plus guère dans l'esprit de beaucoup. D'autres l'ont aussi recouverte, notamment la disparition du ministre Robert Boulin, en octobre 1979, avec des points communs : scandales politiques touchant des personnalités politiques en vue et le sommet des institutions ; résolutions définitives qui n'ont jamais été acquises ; alarme d'opinion publique sensible, etc. Les principaux ingrédients sont là pour répondre à la définition du mot scandale : « Ce qui paraît incompréhensible et qui, par conséquent, pose problème à la conscience », mais aussi « grave affaire à caractère immoral où sont impliquées des personnes que l'on considérait comme honorables, dignes de confiance ».
 
Cette affaire Marković n'est cependant ni la première de la Ve République, ni la dernière. On renverra notamment à l'album réalisé par Bruno Collombat et Étienne Davodeau, Cher Pays de notre enfance. Enquête sur les années de plomb de la Ve République (Futuropolis, 2015), dont on a rendu compte sur ce même site. Il y était question du Service d'action civique (SAC), organisme occulte placé au service du pouvoir gaulliste, lié au « milieu » de la délinquance (comme celle qui nous occupe ici). Ces faits permettent de nuancer l'accroche de la présentation de l'éditeur : cette affaire n'a guère fait vaciller la V<sup>e</sup> République (qui a survécu, depuis). Mais elle a été l'un des coins enfoncés dans la crédibilité du corps politique, et notamment du pouvoir, et l'un des éléments qui ont contribué à la perte de confiance des citoyens dans la réalité de la démocratie.
 
Mais on y voit aussi l'importance du rôle de la presse. Les auteurs ont créé le Pierre Lefebvre, journaliste au Figaro, pour en faire le personnage central de l'histoire. On suit son enquête, qui prend racine assez fortuitement lors de la découverte du corps de Stevan Marković dans une décharge publique d'Élancourt. Peu à peu, il élargit son investigation à des cercles qui n'ont a priori pas de relations entre eux : des émigrants yougoslaves ; la police ; des services secrets ; le banditisme avec François Marcantoni ; les milieux politiques avec l'ancien député Pierre Lemarchand ; jusqu'à Alain Delon, comme employeur de Stevan Marković, etc. Le tout évoque le principe des poupées gigognes, abritant chacun une affaire particulière. Cela aboutit à mettre en cause l'ancien Premier ministre Georges Pompidou, par le biais de sa femme qui aurait participé à des soirées réprouvées par la morale, organisées par Marković

Peu à peu se dessinent les difficultés relationnelles entre Pompidou et de Gaulle, qui auraient leurs racines dans la gestion du mouvement de mai 1968. Les auteurs présentent le premier comme ambitionnant de succéder au second, ce qui fait grincer quelques dents (celles des compétiteurs à venir) : ce qu'il fit très rapidement en annonçant sa candidature potentielle avant le référendum du 27 avril 1969. Il fait aussi preuve d'un dynamisme peu commun dans la tourmente qui le vise, au lieu d'en être accablé. Le président de la République est, lui, dépeint en vieillard entouré de courtisans peu scrupuleux, multipliant les erreurs d'appréciations et courant vers un échec politique inéluctable et une sortie peu glorieuse. L'atmosphère est clairement celle d'une fin de règne…
 
On le voit, les faits repris par les auteurs le sont avec une certaine liberté, qu'autorise d'autant plus le fait que leur éclaircissement n'est toujours pas fait. Mais au-delà du scandale que cette affaire a alors provoqué, l'album met en avant la nature d'une démocratie. Elle apparaît solide par ses institutions, par la protection offerte par la liberté de la presse. Mais elle se révèle à la fois fragile, par les intrigues qui se nouent au sein du pouvoir, et les rumeurs colportées par la même presse. 

Le développement progressif de l'intrigue permet de tenir le lecteur en haleine dès le départ, avec un regard qui se déplace au gré des différents protagonistes. Le scenario est aussi très bien soutenu par l'efficacité du dessin d'Emmanuel Cassier. Le style a priori classique, rappelant Edgard Félix Pierre Jacobs (Edgar P. Jacobs), permet de mieux se replacer dans le contexte de la fin des années soixante, d'autant que les détails ont été soignés : les vêtements, les coiffures, la cigarette omniprésente… Le choix des différents angles de vue retenus et leur enchaînement renforcent la dynamique de l'histoire. Un petit dossier final rassemble enfin des éléments sur cette affaire et ses suites.

08/11/2022

Martine Gasparov (sc.), Emilie Boudet (ill.), Toute la philo en BD, co-éd. La Boîte à Bulles-Belin Éducation, 26 janv. 2022, 64 pages, 9,95 €


L'Art

« Qu’est-ce que l’art ?
Tout le monde peut-il être un artiste ?
Une œuvre d’art peut-elle être immorale ? ».

ISBN 979-10-358-2097-8



 

 

 

La Vérité


« Peut-on distinguer facilement le vrai du faux ?
Comment être assuré de connaître la vérité ?
Le mensonge est-il toujours condamnable ? ».

ISBN 979-10-358-2100-5 

 

 

 

 

 

La Technique

« La technique est-elle une spécificité humaine ?

Le perfectionnement des techniques est-il un facteur de progrès pour l’humanité ?

Les technologies modernes sont-elles libératrices ? ».

ISBN 979-10-358-2164-7 

 

 

La Nature

« Peut-on distinguer la nature de l'artificiel ?
La nature humaine existe-t-elle ?
Avons-nous des devoirs envers la nature ? ».

ISBN 979-10-358-2159-3 







01/06/2022

Colin Robineau, Devenir révolutionnaire. Sociologie de l’engagement autonome, La Découverte, coll. « Sciences humaines », 7 avril 2022, 218 p., 20 €. ISBN : 9782348066719


Propos de l'éditeur. « Composé de quelques milliers de personnes en France, le milieu autonome rassemble des groupes aux pratiques diverses et aux influences idéologiques hétérogènes, dont les « zadistes » et le « black-bloc » ne sont que les fractions les plus médiatisées. Parfois désigné sous les catégories d’« ultragauche » ou de « mouvance anarcho-autonome », fédéré autour d’une critique anticapitaliste et antiétatique, ce microcosme politique reste, en dépit d’une visibilité accrue dans les mouvements sociaux, difficilement accessible. Qui sont ces activistes ? Que pensent-ils ? Comment se sont constituées leurs dispositions à l’action contestataire ? Quels sont leurs parcours et leurs motivations ?

À partir d’une vingtaine de récits de vie, cet ouvrage invite le lecteur à se plonger dans un jeu de piste qui, depuis la petite enfance des militants jusqu’à aujourd’hui, cherche à comprendre la genèse de leurs révoltes, les formes de leur socialisation politique et les ressorts de leurs engagements, pour répondre à une question à la fois simple et ambitieuse : comment devient-on révolutionnaire ?

Se dessinent ainsi, au fil des pages, des propriétés, des expériences et des trajectoires communes qui donnent à voir, loin des fantasmes que suscite le lexique de la radicalité, la fabrique des militants autonomes. Car on ne conteste l’ordre social ni par hasard ni sous le coup d’une illumination politique. Ici comme ailleurs, les individus agissent autant qu’ils sont agis. Et c’est précisément ce qui les pousse à agir dont ce livre entend rendre compte ». 

 

Colin Robineau est sociologue, chercheur associé au laboratoire Carism (Centre d'Analyse et de Recherche Interdisciplinaires sur les Médias) de l’université Paris II et enseignant à l’université de La Réunion. Sa thèse de doctorat en Sciences de l’information et de la communication, préparée sous la direction de Valérie Devillard, était intitulée : La politisation en terrain militant « radical ». Ethnographie d’un squat d’activités de l’Est parisien. Elle a été soutenue en novembre 2017. Il a notamment publié deux articles (entre autres) liés à ses recherches et donc directement au sujet du présent ouvrage :

  • « S’engager corps et âme. Socialisations secondaires et modes de production du militant "autonome" », Agora débats/jeunesses, n° 80, 2018, p. 53-69.
  • « Constituer un contre-public en marge des médias : négociations, circulations et normativités d’un discours ‘révolutionnaire’ au sein d’une cantine de quartier », Études de communication, n° 47, 2016, p. 131-148.
  • Pour examiner ce qui conduit à un engagement révolutionnaire, Colin Robineau s'est intéressé au mouvement autonome, qui s'est développé en France à la fin des années soixante-dix (mais aussi en Italie et en Allemagne) notamment à la faveur de la lutte contre le nucléaire. Mais il a repris de la vigueur par la suite, notamment lors des manifestations de 2006 contre le CPE (pas conseiller principal d'éducation, mais contrat première embauche) et encore aujourd'hui, notamment dans certaines ZAD. Nuançons tout de suite le singulier utilisé : il y a autant de formes dans le mouvement autonome qu'il y a de groupes. L'étude de Colin Robineau suit l'un d'entre eux et ne prétend donc pas à recouvrir l'extrême diversité. L'intérêt de son travail tient cependant à l'étroitesse du corpus, qui permet une étude très fine de dix-huit militants et une exploration de dix-huit cas particuliers.

    Comme cela a été le cas pour les Black Blocs (voir le compte rendu sur ce même site du livre de Francis Dupuis-Déri : Les Black Blocs. La liberté et l’égalité se manifestent, éd. Lux, coll. « Instinct de liberté », rééd. 2019, 344 p., 14 €), on retrouve la même difficulté des médias à qualifier et expliquer ce qu'est le mouvement autonome, et les mêmes clichés : l'ultra-gauche est un mot suffisamment vague pour le désigner, tout en attisant les peurs. Comme pour les Black Blocs, la distance prudente respectée par les autonomes n'a pas contribué à améliorer les choses. Bref, de tels groupes sont spontanément associés à une idée de violence : la marginalité (et surtout ce qui est inconnu) continue de faire peur.

    L'étude de Colin Robineau s'appuie donc sur dix-huit entretiens qu'il a menés avec des militants d'un squat parisien, La Kuizine, lors de l'observation qu'il avait faite entre 2013 et 2015 pour les besoins de sa thèse. La proximité qu'il réussi à établir lui a permis de cerner les éléments sociologiques qui conduisent à l'engagement autonome, ce processus conduisant à ce qu'il qualifie de « carrière militante ».

    Pour nous les donner à comprendre, Colin Robineau suit une voie chronologique très claire. Il cherche d'abord à reconstituer les aspects qui forment le contexte  personnel du militant, à commencer par la famille, puis les cercles relationnels qui se dessinent au cours de la scolarisation. Sur la base de cette socialisation, l'auteur voit ensuite comment on entre dans un mouvement et quelles trajectoires peuvent se dessiner.

    Parmi les principaux déclencheurs de l'engagement, la culture joue un rôle important. Les témoignages font état de l'influence de films, ceux de Ken Loach en particulier, de la lecture de journaux critiques indépendants comme Le Diplo, de livres de militants (notamment anarchistes), de penseurs comme Raoul Vaneigem, etc. Le milieu familial s'avère souvent déterminant. D'origines sociales très diverses (pas seulement les classes moyennes embourgeoisées, pour reprendre le cliché habituel) souvent mixtes (soient des milieux sociaux différents), les parents ont été influencés (à des degrés divers) par le contexte politique des années soixante à quatre-vingts, qu'ils ont connu comme enfant, adolescent ou jeune adulte. Cela a permis à leurs enfants de développer une sensibilité particulière et critique aux formes de la socialisation : l'école est ainsi perçue comme le lieu même de la reproduction sociale, qu'il faut donc rejeter. En cela, l'auteur dit qu'elle est le « terreau d'une humeur anti-institutionnelle », parfois favorisé par le rôle d'enseignants critiques dans la socialisation politique. Cela ne se traduit pas par un rejet global de la culture, notamment académique : elle est jugée au contraire comme un moyen dont il faut s'emparer pour le retourner par la suite. C'est un trait commun avec bon nombre de groupes anarchistes, très attachés à l'idée d'un développement de l'autonomie intellectuelle (et donc de la construction d'une distance au monde) grâce à l'éducation populaire et à une familiarisation avec la culture dominante. Mieux connaître et combattre l'ennemi de classe, c'est d'abord s'approprier ce qui le constitue intellectuellement.

    Cette distanciation qui s'établit progressivement prend, pour ces militants, des formes de ruptures radicales. On a évoqué leur antagonisme avec l'école (au sens large), mais il y a souvent une coupure avec le milieu familial (et un rejet du modèle de socialisation que les parents ont bâti), le refus de trouver une activité professionnelle dans une entreprise, une opposition à la loi, etc. La volonté de développer une culture académique peut alors sembler étonnante (si on a lu trop vite ce qui précède) ; elle contribue au contraire à la construction d'une certaine distinction : on se situe dans les marges de la société, mais c'est un choix réfléchi et argumenté. Un certain nombre des militants se sont ainsi engagés au moment de leurs études supérieures (notamment à Tolbiac).

    De là, une contre-culture se bâtit, qui favorise l'entre-soi en même qu'une resocialisation. Cependant, la vie commune au sein du squat (fréquenté à temps partiel ou totalement), qui a pour objectif la liberté la plus large, conduit chacun à être sous la contrainte du groupe. On retrouve ainsi les observations des historiens qui ont étudié les communautés villageoises de l'Ancien Régime : la protection qu'elles apportent plus ou moins à ses membres suppose le respect des normes sociales et un encadrement étroit. Cela montre que les groupes autonomes ont leurs règles et même des rites (pour y entrer, y demeurer, il faut faire ses preuves), et donc une organisation sociale, à rebours des stéréotypes colportés avec complaisance. C'est une véritable micro-société.

    Cette vie de réclusion volontaire implique-t-elle de n'en plus sortir ? Évidemment non : certains militants reprennent leurs études, par exemple ; l'investissement dans la brasserie de La Kuizine est aussi un moyen de sortir du squat et de se projeter dans d'autres activités. Colin Robineau note que ces militants restent marqués par leur expérience, et demeurent engagés dans les mouvements sociaux.

    20/05/2022

    Jean-Blaise Djian Pierre-Roland Saint-Dizier (sc.), Vincent (ill.), Liberty Bessie, T. 1, « Un pilote de l’Alabama », Glénat, coll. « 24x52 (Vents d'Ouest) », 2 mai 2019, 56 p., 14,50 €

      

    Présentation de l’éditeur. « Un rêve. Un destin à écrire. Le ciel pour théâtre.

    Tuskegee, Alabama, fin des années quarante. Bessie Bates est passionnée d’aviation. Tous les jours, depuis trois ans, elle se rend à l’aérodrome dans l’espoir de passer son brevet de pilote. Sauf que Bessie est une femme, et elle est noire. Et dans l’Amérique ségrégationniste, difficile pour elle de faire valoir sa capacité à piloter son propre appareil…Alors quand elle reçoit un jour par la poste la plaque de son père, héros de guerre disparu en vol en Europe, elle décide de tout mettre en œuvre pour retrouver sa trace. Première escale : Paris, où elle est embauchée comme copilote par une compagnie de fret. Aux côtés de Lulu, vétéran bourru, Bessie gagne des heures de vol, de l’assurance et de l’expérience. Le ciel sera dès lors le théâtre de son destin…

    Découvrez le destin de Liberty Bessie : la reine du ciel ! Une saga d’aviation au parfum d’histoire, mais surtout d’aventure, librement inspirée des faits d’arme des « Tuskegee Airmen », groupe de pilotes afro-américains originaires de Tuskegee et qui se distingua lors de la Seconde Guerre mondiale ».

     

    À lire la présentation, on craint la bluette… Et on se laisse pourtant prendre au récit, qui est bien mené. Les illustrations de Vincent n’y sont d’ailleurs pas pour rien. Son coup de crayon est très précis, très minutieux, bien servi par les couleurs : la couverture reflète tout à fait ce qu’on trouve dans l’album. On est admiratif devant les dessins des avions, avec tous les détails de leurs caractéristiques : North American P-51 Mustang et  B-25 Mitchell, Focke-Wulf Fw 190,  Douglas DC-3, Boeing Stearman et B-17 Flying Fortress, Dewoitine D.338, Stampe SV-4, Lockheed Constellation, etc.  On y trouve même un HM-14 « Pou du ciel » (p. 52), détoilé et dépourvu de son plan supérieur. Et tout laisse à penser que les auteurs sont très familiers avec l’aéronautique, puisqu’ils en maîtrisent parfaitement le vocabulaire : on parle de « filets d’air », de « navigation », de « vent du 270 », de « pré-vol », de « trim de profondeur », etc. Tout cela ne s’invente pas. D’un point de vue lexical et pour ce qui est de la documentation technique, on attribue un satisfecit avec beaucoup d’enthousiasme. Le souci du détail va jusqu’aux publicités murales, comme Peugeot, Dubonnet, etc., aux voitures, etc.

    Au-delà des tribulations de Bessie Bates (personnage très librement  inspiré de l'aviatrice américaine Bessie Coleman, 1892-1926), les auteurs donnent à voir la ségrégation : les places réservées aux coloured dans les bus, les installations des Tuskegee Airmen placées à l’écart des terrains d’aviation. Car l’histoire tourne autour de ces pilotes assez peu communs, puisque noirs américains : les Tuskegee Airmen. Cette unité, commandée par Benjamin Oliver Davis*, fut intégrée au 332e groupe de chasseurs. Équipée en octobre 1944 (au moment où le récit débute) de P-51 très caractéristiques, car leur empennage, la casserole de l’hélice et les saumons sont peints en rouge, d’où leur surnom de Red Tails. Leur mission est de protéger les B-25 et B-17 du 477e groupe de bombardement qui opère en Méditerranée. Dans l’album, l’un des Tuskegee Airmen est abattu au retour d’une mission au-dessus de l’Italie. C’est Farell Bates, qui pilote un P-51 baptisée « Liberty Bessie », pour la cause qu’il défend et pour sa fille.

    Quatre ans plus tard, à Tuskegee (puisque c’est le nom d’une ville de l’Alabama), Bessie fait tout pour passer son brevet de pilotage sur ce qui me paraît être un Lockheed Model 12A (sauf erreur de ma part), qui effraierait plus d’un débutant. Mais elle se heurte à la ségrégation raciale d’alors et à l’absence de perspective d’emploi dans l’aviation civile. Elle reçoit un jour un paquet du gouvernement dans lequel se trouve la plaque matricule de son père, envoyée de France. Elle embarque à bord d’un magnifique Constellation de la Lockeed pour Le Bourget, à la fois pour retrouver la trace paternelle et pour voler, enfin. Bessie est employée chez Auxiette frères et devient co-pilote sur un DC-3 pour des missions de transport de matériel assez douteuses avec l’Espagne (contrebande d’œuvres d’art, etc.). Elle finit par apprendre que la plaque a été retrouvée près de Tripoli, en Libye, dans l’épave d’un Caproni. Quittant précipitamment Auxiette Frères, elle s’envole pour Alger, atterrit à proximité ; elle découvre un hydravion (que je n’ai pas réussi à identifier) dans un hangar presque abandonné.

    Bref, un très bon album dont on attend le second volume (qui est paru en 2020, mais n'a pu être recensé…).

     

    Note

    * En 1954, Benjamin Oliver Davis devient le premier général noir américain dans l’armée de l’air des États-Unis, son père ayant été le tout premier dans l’armée de terre

     

    Amity Shlaes, Paul Rivoche (ill.), Claire Martinet (tr. fr.), The Forgotten Man. Nouvelle Histoire de la Grande Dépression, Steinkis, 14 février 2018, 320 p., 22 €. ISBN : 9782368461754


    Présentation de l'éditeur. «
    L’adaptation d’un ouvrage économique de référence sur la Grande Dépression [Robert Crais, The Forgotten Man : A New History of the Great Depression, traduit en français par Hubert Tézenas, et publié notamment en poche chez Pocket, 2007, sous le titre : L'Homme sans passé], traduit en allemand, en italien, en chinois, en coréen et en japonais, The Forgotten Man : A New History of the Great Depression est utilisé comme support pédagogique dans les écoles et universités américaines.

    1929. Les États-Unis plongent dans une crise sans précédent. L’Amérique sombre et ressemble à l’Angleterre de Dickens… Prenant à rebours l’historiographie classique qui fait la part belle au New Deal, l’angle d’Amity Shlaes est celui de la petite histoire, de l’anecdote et du détail. Elle décrypte l’envers du New Deal et propose une analyse à hauteur d’homme. Captivant, original, révisant complètement notre point de vue sur la Grande Dépression, The Forgotten Man est un ouvrage de référence et un outil pour analyser notre époque contemporaine ».

     

     

    Les éditions Steinkis ont fait un pari ambitieux en publiant une version française de The Forgotten Man, pour ce qui est du graphisme et du fonds.

    Précisons tout de suite qu’Amity Shlaes a une formation d’économiste. Sa sensibilité la place du côté des libertariens, qui font de la liberté individuelle la valeur sur laquelle doit être fondée une société. En conséquence, l’État doit être réduit à sa plus simple expression. En résumant peut-être de façon excessive, on a là une forme de libéralisme exacerbée.

    Amity Shlaes fait aussi partie de la Fondation présidentielle Calvin Coolidge (qui a précédé Franklin D. Roosevelt à la Maison blanche), ce qui est un autre élément important pour comprendre The Forgotten Man.

    Il s’agit d’une adaptation graphique de l’ouvrage éponyme paru en juin 2007, traduit dans plusieurs langues. L’objectif est, comme le sous-titre le suggère fortement, de faire pièce à l’interprétation habituelle du New Deal1. Faut-il le croire quand il prétend être une « nouvelle Histoire de la Grande Dépression » ? On sait que les avancées sociales et économiques obtenues à partir de 1933 ont été combattues dès cette époque, notamment par l’école de Chicago et Milton Friedman. Partisan de la politique de Roosevelt (et porte-parole du Trésor), il en est devenu l’un des contempteurs les plus virulents ; son ouvrage Capitalisme et liberté (paru en 1962) a fait date, et reste une référence essentielle. Ajoutons l’opposition de Friedrich Hayek au keynésianisme1 , qui a aspiré le New Deal. Bref, en matière de nouveauté, on ne voit pas bien ce qu’Amity Shlaes apporte. Cette impression est renforcée par le choix de l’illustrateur, Paul Rivoche. Ses dessins sont en noir, et le trait rappelle les comics des années quarante, notamment ceux qui traitaient des super-héros. Cela permet toutefois au lecteur d’être plongé dans un univers graphique qui ne lui est guère familier, un brin désuet.

    L’histoire est menée par Wendell Willlkie, qui donne son interprétation des années trente à une éditrice qui est aussi une éditorialiste (au New York Times) en vue, Irita Bradford Van Doren, dont il est très proche. Démocrate, il soutient activement la candidature de Roosevelt. Devenu président d’une importante compagnie de production électrique en 1933, ses intérêts sont bousculés par la mise en œuvre de la Tennessee Valley Authority, société publique constituée par le gouvernement fédéral pour développer la production de la même énergie, mais à un prix de consommation moindre. Wendell Willkie devient alors opposant au New Deal, passe au parti républicain, à tel point qu’il est désigné pour le représenter lors des élections présidentielles de 1939.

    Dès lors, on voit sur quels sentiments s’appuie son interprétation des faits. Il décrit la société américaine aux mains d’un État omniprésent, dont la puissance ne cesse de se renforcer. L’argument d’une soviétisation est évidemment amené, s’appuyant notamment sur le voyage en URSS de conseillers du nouveau président, en 1927 : Paul Douglas, Rexford Guy Tugwell, Start Chase. Willkie fait ainsi de la coopérative agricole Casa Grande (Arizona) le symbole de ce que les États-Unis sont en train de devenir, avec ses paysans dépossédés, sans ambition, travaillant à peine dans un cadre collectif inadapté. Cette dénonciation de l’omnipotence de l’État, insoucieux des conséquences de son administration calamiteuse, est à l’image de ce qu’on peut lire dans Atlas Shrugged 2 , le roman d’une autre libertarienne, Ayn Rand.

    Le récit est chronologique. Les auteurs ont pris soin de rappeler à chaque fois l’évolution du taux de chômage et de l’indice Dow Jones, pour bien marquer l’échec patent du New Deal. Ils font de cette politique une suite de mesures sans cohérence les unes par rapport, Roosevelt se laissant porter par ses conseillers et par ses lubies. Lui-même n’apparaît que comme une ombre, un fantôme malfaisant qui a fait main basse sur le pays. Au contraire, son prédécesseur républicain, Calvin Coolidge, est montré comme l’auteur des initiatives qui ont été ultérieurement couronnées de succès. En somme, la voie était déjà tracée par ce républicain qui n’a pas démérité, mais que l’électorat a délaissé au profit d’un démagogue qui a su trouver les mots pour l’emporter. Rien n’est dit, cependant, des réélections de Roosevelt jusqu’en 1944, alors que le titre du livre semble suggérer qu’il n’a rien fait pour ce Forgotten Man, expression vague désignant symbolisant les «obscurs et les sans-grade» chers à un populiste français, que les classes moyennes menacées de déclassement.

    On voit clairement le parti pris idéologique de l’ouvrage. L’avant-propos indique qu’«il est enseigné dans les écoles et universités américaines» : on frémit à l’idée qu’il soit utilisé sans un solide appareil critique. Toutefois, si l’on doit accorder un mérite à ce livre, c’est effectivement d’apporter un contre-point à la version du New Deal. Il délaisse cependant des éléments importants de la politique de l’administration de Roosevelt, notamment le Social Security Act, l’extension des libertés syndicales, les initiatives visant à protéger les travailleurs et les agriculteurs, etc. Ces éléments doivent être réintroduits pour avoir une vision plus objectives des choses. On y ajoutera le travail de l’historien Howard Zinn pour faire bonne mesure.

    Enfin, cette hésitation à en recommander la lecture à des élèves repose repose également sur le caractère très dense de l’histoire, qui requiert une bonne connaissance du contexte (ce qui permettra de conserver un indispensable recul critique). La multiplicité des personnages, que le dessin ne permet pas toujours de bien distinguer, vient renforcer ces préventions.

     

    Notes

    1. Fr. Hayek, Droit, législation et liberté, PUF, coll. « Quadrige », 2007.
    2. Paru en 1957, l’ouvrage a été traduit en français sous le titre La Grève, 2011 et 2017 (éd. Les Belles Lettres ; tr. fr. : Sophie Bastide-Foltz). L’auteur montre ce que devient un pays dominé par l’État, et ce qui se passerait si la meilleure partie de la société, à commencer par les patrons, en venait à quitter leurs fonctions.

     

    Kelly Nyks, Peter D. Hutchinson, Jared P. Scott, Malcolm Francis (compositeur), avec la participation de Noam Chomsky, Requiem pour le rêve américain, Les Mutins de Pangée, sept. 2018, 71', 10 €


     Présentation de l’éditeur. « COMPRENDRE CE QUI NOUS ARRIVE. 

    Avec la force d’une analyse toujours très argumentée et documentée, le célèbre linguiste américain Noam Chomsky s’exprime sur les mécanismes de concentration des richesses, avec une lucidité contagieuse. Il expose clairement les principes qui nous ont amenés à des inégalités sans précédent, retraçant un demi-siècle de politiques conçues pour favoriser les plus riches. Une boite à outils pour comprendre le Pouvoir et gagner beaucoup de temps ».


    Le sous-titre de ce nouveau DVD édité par Les Mutins (disponible également en VOD et en téléchargement sur leur site) est plus révélateur du contenu du film que le titre ne le laisse paraître. Bien sûr, il est question des États-Unis, mais on peut tirer de l’entretien avec Noam Chomsky des enseignements valables pour la France et bien d’autres pays.  On se reportera à l’ouvrage qui reprend le propos du film : Noam Chomsky, Requiem pour le rêve américain [Requiem For The American Dream], Flammarion, coll. « Climats. Essais », 27 sept. 2017, 144 p., 14 €.

    On ne fera pas l’injure de rappeler qui est Noam Chomsky, éminent linguiste américain au MIT, et militant de très longue date. Pour ceux qui n’en savent rien, ou pas grand chose, et ceux qui voudraient en savoir davantage, on se reportera à ses écrits mais aussi aux productions des Mutins. Le présent film donne d’ailleurs quelques-unes de ses interventions publiques dans les années 1960. Autrement dit, son expérience (avec son lot d’erreurs) donne suffisamment de crédit à l’analyse qu’il délivre ici, qui rejoint en cela bien d’autres auteurs.

    Le film est très didactique, s’organisant sur la base de dix principes, qui conduisent à comprendre « les principes de la concentration de la richesse et du pouvoir ». En se basant sur l’exemple des États-Unis, Noam Chomsky démontre en quoi les concepteurs du projet politique américain a, dès l’origine, cherché à limiter fortement la démocratie : en se méfiant du peuple, le pouvoir ne devait revenir qu’aux meilleurs, seuls aptes à comprendre et à agir dans l’intérêt de tous, d’où le choix d’un système basé sur la représentation par des élus, et non par les citoyens eux-mêmes. L’alliance entre le pouvoir politique et la richesse a de même tout de suite été conclue, engageant un cercle vicieux : pour être élu, il faut avoir de l’argent ; en se tournant vers les entreprises, l’élu ne pourra pas faire moins que les favoriser, etc.

    Il a fallu attendre les années soixante pour voir s’organiser des franges de la population qui étaient jusque là passives, et voir progresser les « droits des minorités, ceux des femmes, la défense de l’environnement, le combat contre la violence, l’empathie pour les autres ». Mais s’est ensuivi une forte réaction consécutive des possédants et des conservateurs pour ne pas perdre leurs positions. Le mémorandum de Lewis Powell (août 1971) a alerté sur les dangers de cette situation : le monde des affaires risquait de perdre le contrôle de la société, notamment de la jeunesse qu’il faut reprendre en main (par le biais d’un contrôle des universités et des écoles) et de l’opinion publique (par la télévision et toutes les formes de communication). Pour Powell, l’« homme oublié » qu’est l’entreprise (voir la recension du très libéral The Fortoggen Man, publiée ici) exige qu’on lui redonne toute sa place et toute son influence, en utilisant tous les moyens : information, tribunaux, lobbies, etc. Il a donc été fait appel aux entreprises (les plus importantes) pour contrer et attaquer l’approfondissement de la démocratie. L’une des armes a été constituée par la Commission trilatérale, rassemblant des dirigeants et des intellectuels occidentaux (dont le sociologue français Michel Crozier, Samuel Huntington, etc.), qui a notamment publié The Crisis of Democracy (1975), qui s’émeut d’un « excès de démocratie » et des droits concédés aux « intérêts spéciaux » (entendez la majorité de la population, mais considérée comme autant de groupes sociaux qui ont obtenu une amélioration de leur sort). L’endoctrinement des jeunes est particulièrement jugé préoccupant : ils doivent être contenus.

    La réaction s’engage également sur le terrain économique (principe 3. « Redessiner l’économie »), en donnant un rôle plus important aux institutions financières (banques, assurances, fonds de pension…). De fait, le résultat est aujourd’hui une « financiarisation de l’économie », les gestionnaires issus des grandes écoles de commerce ayant remplacé les ingénieurs à la tête des entreprises, dont l’objet est d’abord de satisfaire les actionnaires quel que soit le type de production. C’est à ce moment-là qu’il est mis fin à la séparation entre banques d’investissement et banques commerciales. La dérégulation débouche sur une instabilité : les crises se succèdent les unes aux autres, alors que le phénomène avait disparu entre les années quarante et soixante-dix. La mondialisation des échanges et le libre-échange sans contrôle a fait le reste : le capital doit circuler, principe qui ne vaut pas pour les hommes (sauf pour les élites). Les conséquences sociales ont été désastreuses, avec une mise en concurrence des salariés, toujours plus exploités.

    À cela, on a ajouté un « déplacement du fardeau » (principe 4). Dans les années fastes et stables, les bénéfices étaient fortement imposés, ce qui a permis de développer un État-providence, et en particulier les conditions sanitaires, l’éducation, etc. La reprises en main amorcée dans les années soixante-dix y a mis fin. Les entreprises ont réussi à obtenir que « les charges » financières soient allégées en leur faveur, de façon à libérer l’investissement, avec ou sans contrepartie sur l’emploi. Aujourd’hui, des firmes comme Apple ne sont imposées qu’à hauteur de 8 %. En revanche, l’impôt a été aggravé pour le reste de la population, quelle qu’en soit la forme. Les services publics se sont dégradés. L’accès à l’université s’est ainsi fermé : dans l’après-guerre, les GI’s démobilisés ont pu bénéficier de bourses d’étude ; aujourd’hui, il faut s’endetter lourdement pour étudier, ce qui place les étudiants dans une situation de précarité et de dépendance à l’égard de leurs créanciers.

    Dans le même temps, on s’en en pris à la solidarité (principe 5). La méthode est simple : alourdir les contributions et amoindrir les prestations. De cette façon, on a obtenu une insatisfaction de la population, laquelle s’est tourné vers des assurances privées. À la solidarité du groupe s’est substitué un système basé sur l’individu, seul face aux risques.

    On a également assisté à un renforcement des intérêts économiques (le « marché ») pour mieux contrôler les législateurs (principe 6), par l’intermédiaire des groupes de pression (les « lobbies »). Le moment a été donné par l’adoption de mesures progressistes par l’administration Nixon, en faveur des consommateurs et des salariés, et également de l’environnement ; Chomsky considère que ce républicain a été le dernier président du New Deal. À partir de là, les lobbies n’ont eu de cesse que d’obtenir une dérégulation. Au mépris des principes du libéralisme, pourtant défendu par les entreprises, le gouvernement est constamment intervenu pour renflouer les pertes des sociétés en difficulté, ce qui est une perversion du système capitaliste. Autrement dit, le contribuable a été appelé au secours de ceux qui ont pris des risques inconsidérés et garantir les profits de ceux qui cherchent à échapper à l’impôt. Bien évidemment, l’endettement excessif des particuliers n’est pas pris en charge par les pouvoirs publics : il y a donc une double mesure.

    Le principe 7 concerne la manipulation des élections. On a dit que la collusion entre les élus et les groupes économiques qui finançaient leurs campagnes électorales. Un degré a été franchi dans les années 1970, quand les entreprises ont obtenu un droit d’expression équivalent à celui des particuliers. cela s’est traduit par une absence de plafond pour le financement politique, entendu comme un moyen d’expression comme un autre. Sauf qu’il s’agit alors de défendre l’intérêt particulier face à l’intérêt commun. On peut donc facilement prédire qui pourra être le prochain président : celui qui aura obtenu davantage de dons que ses concurrents. Cela s’est vérifié lors des dernières élections présidentielles. Clinton avait reçu le plus de don ; si elle n’a pas été élue, en raison de l’archaïsme du système électoral américain, elle a tout de même eu deux millions de suffrages de plus que Trump. Plus encore, on voit que de grands groupes financent les uns et les autres, certains de s’y retrouver par la suite : il s’agit d’un investissement toujours rentable. L’électorat n’est pas dupe, ce qui explique la faiblesse de la participation aux élections. Il faut y voir aussi l’effet de la « maîtrise de la populace » (principe 8). Pour cela, il a fallu s’employer dès les années 1920 à détruire le syndicalisme, force démocratique importante contre les excès des entreprises. Il a cependant pu renaître à partir de 1935, mais la contre-offensive s’est vite fait ressentir, avec la loi Taft-Hardley (1947) qui limite les actions syndicales, et le développement du maccarthysme. Un sentiment anti-syndical a pu alors se diffuser dans la population : aujourd’hui, 7 % des employés privés sont syndiqués (comme en France). En même temps, on s’est acharné à sortir l’idée même d’une lutte des classes de l’esprit des Américains, en cherchant à « modeler le consentement » (principe 9). On s’est peu à peu rendu compte que la violence ne pouvait être un moyen efficace pour façonner les croyances et les comportements de l’opinion publique, et que des moyens plus subtils se révélaient beaucoup plus efficaces comme la consommation, comme l’ont très tôt montré Thorstein Veblen, Walter Lippmann ou Edward Bernays (non cité dans le film). Le consommateur ne s’intéresse alors plus qu’à la superficialité des choses, enfermé dans des émotions et mu par elles sous l’effet de la publicité et des moyens de communication (télévision ou Internet). Le but est donc de favoriser des comportements irrationnels, sans aucune réflexion critique : l’électeur pourra voter contre ses propres intérêts.

    De proche en proche, cet électeur ne sera même plus nécessaire. Peu importe même qu’il en soit conscient : 70 % de la population américaine estime qu’elle n’a aucune influence sur la définition des politiques publiques. On en arrive alors au principe 10 : « marginaliser la population ». L’effet recherché est un rejet des institutions, contre lesquelles l’opinion publique exprimera sa colère, sans aucune conscience d’une auto-destruction. Il suffira alors de gérer ces émotions populaires, la passivité ayant été obtenue. Pire encore : dans ce développement de tensions sociales, on aura réussi à introduire l’idée de ne rien faire pour les autres et l’illusion que la solution est dans les propres capacités individuelles.

    En conclusion, Chomsky ne cède pas au pessimisme. Il rappelle que John Dewey pensait qu’il ne peut y avoir de démocratie forte tant que les institutions de production, de commerce et les médias ne seront pas sous un contrôle participatif et démocratique. Il faut démanteler les formes d’autorité qui ne peuvent pas se justifier. Mais il ne faut pas oublier qu’il n’y a eu de progrès obtenu sans une forte mobilisation populaire : les droits n’ont pu été arrachés en établissant un rapport de force, au risque de la violence. Or, nous sommes dans des sociétés libres : il est possible de manifester, de réclamer, de se défendre. Noam Chomsky termine en évoquant Howard Zinn, autre grand intellectuel et militant dont on s’est fait l’écho à plusieurs reprises sur ce site : « Seules importent les innombrables petites actions des inconnus qui sont à la base des événements les plus significatifs de l’Histoire ».

     

    Il y a ici des leçons à tirer pour tout enseignant, et d’abord en tant que citoyen : ce film agit en tant qu’éveilleur de conscience. Le contexte de l’élection en 2017 (et de sa réélection en 2022) en France d’un président dont on sait qu’il a bénéficié des moyens financiers les plus importants, d’une dégradation de la participation électorale, de la défiance à l’égard des institutions, de la crise dite des « gilets jaunes », de sa répression, de la réclamation d’une démocratie directe qui puisse permettre aux citoyens de jouer leur rôle, tout cela tombe à point nommé pour qu’on prête à ce Déclin du rêve américain toute l’attention qu’il mérite d’avoir.

    Javier Cosnava, Rubén del Rincón (tr. fr. : Isabelle Kaempp et Roger Seiter), Insoumises, éd. du Long Bec, 96 p., 22 août 2018, 19 €. ISBN 979-10-92499-27-8


    Présentation de l’éditeur
    . « Ce récit du destin croisé de trois femmes (Fé, Esperanza et Caridad) est constitué de trois chapitres relatant les événements dramatiques majeurs survenus successivement en Espagne et en France, tels que perçus par les trois héroïnes: la révolte des Asturies (1934), la fin de la Guerre civile espagnole (1938) et un raccourci de la défaite, de l’occupation et de la libération de la France (1939- 1945).

    Mais au delà de cette dimension historique, reste l’essentiel du récit : l’amitié de ces trois femmes combattant dans la guerre, comme dans leur vie quotidienne… La liberté romanesque exercée dans le prologue et l’épilogue fait aussi intervenir Albert Camus, à deux moments clés de son existence ».

     


     

    La jeune maison d’édition du Long Bec, sise à Erstein (Bas-Rhin), vient de rééditer Insoumises, originellement paru en espagnol. C’est cette version qui avait remporté le prix BD 2012 de la ville de Palma de Majorque, sous le titre Las Damas de la Peste. L’allusion au célèbre ouvrage d’Albert Camus ne doit rien au hasard, comme le présentation de l’éditeur l’a déjà indiqué.

    L’angle sous lequel est proposée la guerre civile espagnole est originale, puisqu’il met en avant trois jeunes femmes. On trouve également Albert Camus tout au long du récit, jusqu’à sa mort. S’il n’a jamais mis les pieds en Espagne (quoi que son nom se trouve sur des voies de Minorque…), les auteurs ont considéré que son action pour la liberté et la démocratie le rapproche des idéaux défendus par les révolutionnaires ibériques, que ce soit par son œuvre littéraire, la part qu’il prit dans la Résistance et le journal Combat, ou ses prises de position en faveur de la lutte algérienne. Il aurait pu se trouver en Espagne, ou aurait au moins mérité d’y être.

    Les trois chapitres s’organisent autour des trois héroïnes, trois moments différents : Fé, lors de l’insurrection des Asturies en 1934, à Oviedo (p. 14) ; la française Caridad, à Barcelone en novembre 1938 (p. 36) ; Esperanza (p. 59). On les suit à travers leur combat pour la liberté, en combattantes farouches qui savent ce que l’indépendance signifie, tant dans ces circonstances politiques où elle reste à conquérir, que dans la vie quotidienne où il faut s’affirmer face au pouvoir des hommes mais aussi de l’Église. Esperanza a été contrainte d’entrer dans les ordres, et en sera délivrée par ses deux futures compagnes. Elle trouve ensuite sa pleine liberté dans le ciel (ce qui est cocasse pour une ancienne nonne), en tant que pilote. Par ailleurs, les trois femmes sont des féministes qui cherchent à convaincre leurs semblables de ne plus vivre dans la honte de leur corps : l’éducation est aussi leur arme.

    L’album se ferme par un épilogue prenant place en mai 1968. On y trouve Albertine (p. 86), la fille qu’eut Esperanza, continuant le combat des trois compagnes, expliquant la sexualité féminine à des étudiants. C’est à ce moment qu’elle découvre la fille de Caridad. Leur enfant est ainsi une expression de leur liberté chèrement acquise.

    Au fond, les circonstances qu’ont choisies les auteurs apparaissent assez secondaires, mais elles permettent de révéler et de restituer toute l’importance du combat des femmes, au-delà du trio. Ils rendent hommage à toutes celles qui ont combattu pour défendre la liberté en Espagne, et en même temps à celles qui se sont engagées dans les luttes féministes.

    Jean-Yves Le Naour (sc.), Iñaki Holgado et Marko (ill.), Aretha Battistutta (coul.), <i>Le réseau Comète. La ligne d'évasion des pilotes alliés</i>, Bamboo, coll. « Grand Angle », 56 p., 31 mai 2023. ISBN 978 2 8189 9395 8

    Présentation de l'éditeur . « Des centaines de résistants de « l’armée des ombres », discrets, silencieux, un « ordre de la nuit » fait...