15/01/2023
Fabrice Erre, Réseau-boulot-dodo, Fluide glacial, 5 mai 2022, 56 pages, 12,90 €. ISBN : 979 1 0382 0389 1
07/12/2022
Philippe Pelaez (sc.) et Gilles Aris (ill.), L'Écluse, 64 p., éd. Bamboo, coll. « Grand Angle », 10 août 2022, 15,90 €. ISBN : 978 2818 978 238
Présentation de l'éditeur. « Il est des eaux moins paisibles qu’elles en ont l’air
D'autres références viennent pourtant en tête, notamment dans le cinéma : Panique (1946), de Julien Duvivier, que Patrice Leconte reprend en 1989 sous le titre M. Hire, les deux étant l'adaptation du roman de Georges Simenon, Les Fiançailles de monsieur Hire (1933). On pense aussi à Fury, de Fritz Lang (1936), etc. Le thème de l'injustice n'a cessé d'inspirer, sur le terreau des jalousies, des mesquineries villageoises, des petits pouvoirs que les uns s'arrogent sur de plus faibles, et de la vindicte populaire attisée par les forts en gueule. Les auteurs de L'Écluse y ont ajouté d'autres thèmes, que ce soit celui des discriminations, du poids des histoires intra-familiales, etc. Le lecteur ne se perd pas avec cette multiplicité d'approches, et c'est d'ailleurs l'un des mérites de l'album que d'y avoir réussi.
Si l'on reprend l'évocation que l'on a faite de Notre-Dame-de-Paris, il faut dire qu'on n'a pas affaire à une banale réplique, ce qui n'aurait pas beaucoup d'intérêt. Les premières différences, comme on s'en doute, tiennent à l'espace et à la période.
L'action se déroule en effet dans un petit village du Quercy, Douelle (arrondissement de Cahors), qui s'est développé dans un méandre du Lot. Il ne semble pas, sauf erreur, qu'il y ni canal, ni écluse, par conséquent. C'est en tout cas ce village dont Jean Fourastié a retracé l'évolution entre 1945 et 1975, étude qui lui a permis de concevoir l'idée des Trente Glorieuses[Jean Fourastié, Les Trente Glorieuses ou la révolution invisible de 1946 à 1975, Fayard, 1979). Mais les auteurs n'y ont pas fait référence. On peut les remercier d'avoir limité les clichés sur le Sud-Ouest. Si « con » apparaît comme un signe de ponctuation vocal, les tentatives de restituer le parler local en restent là. Cette subtilité laisse au lecteur toute latitude pour imaginer que l'intrigue peut finalement se placer n'importe où en France. On est ainsi, et très heureusement, bien loin des lourdes pagnolades de Claude Berry (1986).
Le dessin décontenance un peu. La physionomie des personnages présente en effet un tracé assez anguleux, assez nerveux, comme on en trouvait sous le crayon de Jean Tabary, avec ses Totoche ou Corinne et Jeannot. Dans L'Écluse, on a l'impression que cette façon de les restituer est destinée à mettre certains protagonistes sur un pied d'égalité avec les infirmités d'Octave : le monstre n'est pas celui que l'on pourrait croire.
21/11/2022
Jean-Yves Le Naour (sc.) et Emmanuel Cassier (ill. et coul.), L' Affaire Markovic, 88 pages, coll. « Grand Angle », éditions Bamboo, 31 août 2022. ISBN : 978 2818 988 695
08/11/2022
Martine Gasparov (sc.), Emilie Boudet (ill.), Toute la philo en BD, co-éd. La Boîte à Bulles-Belin Éducation, 26 janv. 2022, 64 pages, 9,95 €
« Qu’est-ce que l’art ?
Tout le monde peut-il être un artiste ?
Une œuvre d’art peut-elle être immorale ? ».
ISBN 979-10-358-2097-8
« Peut-on distinguer facilement le vrai du faux ?
Comment être assuré de connaître la vérité ?
Le mensonge est-il toujours condamnable ? ».
ISBN 979-10-358-2100-5
La Technique
« La technique est-elle une spécificité humaine ?
Le perfectionnement des techniques est-il un facteur de progrès pour l’humanité ?
Les technologies modernes sont-elles libératrices ? ».
ISBN 979-10-358-2164-7
La Nature
« Peut-on distinguer la nature de l'artificiel ?
La nature humaine existe-t-elle ?
Avons-nous des devoirs envers la nature ? ».
ISBN 979-10-358-2159-3
01/06/2022
Colin Robineau, Devenir révolutionnaire. Sociologie de l’engagement autonome, La Découverte, coll. « Sciences humaines », 7 avril 2022, 218 p., 20 €. ISBN : 9782348066719
À partir d’une vingtaine de récits de vie, cet
ouvrage invite le lecteur à se plonger dans un jeu de piste qui, depuis
la petite enfance des militants jusqu’à aujourd’hui, cherche à
comprendre la genèse de leurs révoltes, les formes de leur socialisation
politique et les ressorts de leurs engagements, pour répondre à une
question à la fois simple et ambitieuse : comment devient-on
révolutionnaire ?
Se dessinent ainsi, au fil des pages, des propriétés, des expériences et des trajectoires communes qui donnent à voir, loin des fantasmes que suscite le lexique de la radicalité, la fabrique des militants autonomes. Car on ne conteste l’ordre social ni par hasard ni sous le coup d’une illumination politique. Ici comme ailleurs, les individus agissent autant qu’ils sont agis. Et c’est précisément ce qui les pousse à agir dont ce livre entend rendre compte ».
Colin Robineau est sociologue, chercheur associé au laboratoire Carism (Centre d'Analyse et de Recherche Interdisciplinaires sur les Médias) de l’université Paris II et enseignant à l’université de La Réunion. Sa thèse de doctorat en Sciences de l’information et de la communication, préparée sous la direction de Valérie Devillard, était intitulée : La politisation en terrain militant « radical ». Ethnographie d’un squat d’activités de l’Est parisien. Elle a été soutenue en novembre 2017. Il a notamment publié deux articles (entre autres) liés à ses recherches et donc directement au sujet du présent ouvrage :
Pour examiner ce qui conduit à un engagement révolutionnaire, Colin Robineau s'est intéressé au mouvement autonome, qui s'est développé en France à la fin des années soixante-dix (mais aussi en Italie et en Allemagne) notamment à la faveur de la lutte contre le nucléaire. Mais il a repris de la vigueur par la suite, notamment lors des manifestations de 2006 contre le CPE (pas conseiller principal d'éducation, mais contrat première embauche) et encore aujourd'hui, notamment dans certaines ZAD. Nuançons tout de suite le singulier utilisé : il y a autant de formes dans le mouvement autonome qu'il y a de groupes. L'étude de Colin Robineau suit l'un d'entre eux et ne prétend donc pas à recouvrir l'extrême diversité. L'intérêt de son travail tient cependant à l'étroitesse du corpus, qui permet une étude très fine de dix-huit militants et une exploration de dix-huit cas particuliers.
Comme cela a été le cas pour les Black Blocs (voir le compte rendu sur ce même site du livre de Francis Dupuis-Déri : Les Black Blocs. La liberté et l’égalité se manifestent, éd. Lux, coll. « Instinct de liberté », rééd. 2019, 344 p., 14 €), on retrouve la même difficulté des médias à qualifier et expliquer ce qu'est le mouvement autonome, et les mêmes clichés : l'ultra-gauche est un mot suffisamment vague pour le désigner, tout en attisant les peurs. Comme pour les Black Blocs, la distance prudente respectée par les autonomes n'a pas contribué à améliorer les choses. Bref, de tels groupes sont spontanément associés à une idée de violence : la marginalité (et surtout ce qui est inconnu) continue de faire peur.
L'étude de Colin Robineau s'appuie donc sur dix-huit entretiens qu'il a menés avec des militants d'un squat parisien, La Kuizine, lors de l'observation qu'il avait faite entre 2013 et 2015 pour les besoins de sa thèse. La proximité qu'il réussi à établir lui a permis de cerner les éléments sociologiques qui conduisent à l'engagement autonome, ce processus conduisant à ce qu'il qualifie de « carrière militante ».
Pour nous les donner à comprendre, Colin Robineau suit une voie chronologique très claire. Il cherche d'abord à reconstituer les aspects qui forment le contexte personnel du militant, à commencer par la famille, puis les cercles relationnels qui se dessinent au cours de la scolarisation. Sur la base de cette socialisation, l'auteur voit ensuite comment on entre dans un mouvement et quelles trajectoires peuvent se dessiner.
Parmi les principaux déclencheurs de l'engagement, la culture joue un rôle important. Les témoignages font état de l'influence de films, ceux de Ken Loach en particulier, de la lecture de journaux critiques indépendants comme Le Diplo, de livres de militants (notamment anarchistes), de penseurs comme Raoul Vaneigem, etc. Le milieu familial s'avère souvent déterminant. D'origines sociales très diverses (pas seulement les classes moyennes embourgeoisées, pour reprendre le cliché habituel) souvent mixtes (soient des milieux sociaux différents), les parents ont été influencés (à des degrés divers) par le contexte politique des années soixante à quatre-vingts, qu'ils ont connu comme enfant, adolescent ou jeune adulte. Cela a permis à leurs enfants de développer une sensibilité particulière et critique aux formes de la socialisation : l'école est ainsi perçue comme le lieu même de la reproduction sociale, qu'il faut donc rejeter. En cela, l'auteur dit qu'elle est le « terreau d'une humeur anti-institutionnelle », parfois favorisé par le rôle d'enseignants critiques dans la socialisation politique. Cela ne se traduit pas par un rejet global de la culture, notamment académique : elle est jugée au contraire comme un moyen dont il faut s'emparer pour le retourner par la suite. C'est un trait commun avec bon nombre de groupes anarchistes, très attachés à l'idée d'un développement de l'autonomie intellectuelle (et donc de la construction d'une distance au monde) grâce à l'éducation populaire et à une familiarisation avec la culture dominante. Mieux connaître et combattre l'ennemi de classe, c'est d'abord s'approprier ce qui le constitue intellectuellement.
Cette distanciation qui s'établit progressivement prend, pour ces militants, des formes de ruptures radicales. On a évoqué leur antagonisme avec l'école (au sens large), mais il y a souvent une coupure avec le milieu familial (et un rejet du modèle de socialisation que les parents ont bâti), le refus de trouver une activité professionnelle dans une entreprise, une opposition à la loi, etc. La volonté de développer une culture académique peut alors sembler étonnante (si on a lu trop vite ce qui précède) ; elle contribue au contraire à la construction d'une certaine distinction : on se situe dans les marges de la société, mais c'est un choix réfléchi et argumenté. Un certain nombre des militants se sont ainsi engagés au moment de leurs études supérieures (notamment à Tolbiac).
De là, une contre-culture se bâtit, qui favorise l'entre-soi en même qu'une resocialisation. Cependant, la vie commune au sein du squat (fréquenté à temps partiel ou totalement), qui a pour objectif la liberté la plus large, conduit chacun à être sous la contrainte du groupe. On retrouve ainsi les observations des historiens qui ont étudié les communautés villageoises de l'Ancien Régime : la protection qu'elles apportent plus ou moins à ses membres suppose le respect des normes sociales et un encadrement étroit. Cela montre que les groupes autonomes ont leurs règles et même des rites (pour y entrer, y demeurer, il faut faire ses preuves), et donc une organisation sociale, à rebours des stéréotypes colportés avec complaisance. C'est une véritable micro-société.
Cette vie de réclusion volontaire implique-t-elle de n'en plus sortir ? Évidemment non : certains militants reprennent leurs études, par exemple ; l'investissement dans la brasserie de La Kuizine est aussi un moyen de sortir du squat et de se projeter dans d'autres activités. Colin Robineau note que ces militants restent marqués par leur expérience, et demeurent engagés dans les mouvements sociaux.
20/05/2022
Jean-Blaise Djian Pierre-Roland Saint-Dizier (sc.), Vincent (ill.), Liberty Bessie, T. 1, « Un pilote de l’Alabama », Glénat, coll. « 24x52 (Vents d'Ouest) », 2 mai 2019, 56 p., 14,50 €
Présentation de l’éditeur. « Un rêve. Un destin à écrire. Le ciel pour théâtre.
Tuskegee, Alabama, fin des années quarante. Bessie Bates est passionnée d’aviation. Tous les jours, depuis trois ans, elle se rend à l’aérodrome dans l’espoir de passer son brevet de pilote. Sauf que Bessie est une femme, et elle est noire. Et dans l’Amérique ségrégationniste, difficile pour elle de faire valoir sa capacité à piloter son propre appareil…Alors quand elle reçoit un jour par la poste la plaque de son père, héros de guerre disparu en vol en Europe, elle décide de tout mettre en œuvre pour retrouver sa trace. Première escale : Paris, où elle est embauchée comme copilote par une compagnie de fret. Aux côtés de Lulu, vétéran bourru, Bessie gagne des heures de vol, de l’assurance et de l’expérience. Le ciel sera dès lors le théâtre de son destin…
Découvrez le destin de Liberty Bessie : la reine du ciel ! Une saga d’aviation au parfum d’histoire, mais surtout d’aventure, librement inspirée des faits d’arme des « Tuskegee Airmen », groupe de pilotes afro-américains originaires de Tuskegee et qui se distingua lors de la Seconde Guerre mondiale ».
À lire la
présentation, on craint la bluette… Et on se laisse pourtant prendre au
récit, qui est bien mené. Les illustrations de Vincent n’y sont
d’ailleurs pas pour rien. Son coup de crayon est très précis, très
minutieux, bien servi par les couleurs : la couverture reflète tout à
fait ce qu’on trouve dans l’album. On est admiratif devant les dessins
des avions, avec tous les détails de leurs caractéristiques : North
American P-51 Mustang et B-25 Mitchell, Focke-Wulf Fw 190, Douglas
DC-3, Boeing Stearman et B-17 Flying Fortress, Dewoitine D.338, Stampe
SV-4, Lockheed Constellation, etc. On y trouve même un HM-14 « Pou du
ciel » (p. 52), détoilé et dépourvu de son plan supérieur. Et tout
laisse à penser que les auteurs sont très familiers avec l’aéronautique,
puisqu’ils en maîtrisent parfaitement le vocabulaire : on parle de
« filets d’air », de « navigation », de « vent du 270 », de « pré-vol »,
de « trim de profondeur », etc. Tout cela ne s’invente pas. D’un point
de vue lexical et pour ce qui est de la documentation technique, on
attribue un satisfecit avec beaucoup d’enthousiasme. Le souci
du détail va jusqu’aux publicités murales, comme Peugeot, Dubonnet,
etc., aux voitures, etc.
Au-delà des tribulations de Bessie Bates (personnage très librement inspiré de l'aviatrice américaine Bessie Coleman, 1892-1926), les auteurs donnent à voir la ségrégation : les places réservées aux coloured dans les bus, les installations des Tuskegee Airmen placées à l’écart des terrains d’aviation. Car l’histoire tourne autour de ces pilotes assez peu communs, puisque noirs américains : les Tuskegee Airmen. Cette unité, commandée par Benjamin Oliver Davis*, fut intégrée au 332e groupe de chasseurs. Équipée en octobre 1944 (au moment où le récit débute) de P-51 très caractéristiques, car leur empennage, la casserole de l’hélice et les saumons sont peints en rouge, d’où leur surnom de Red Tails. Leur mission est de protéger les B-25 et B-17 du 477e groupe de bombardement qui opère en Méditerranée. Dans l’album, l’un des Tuskegee Airmen est abattu au retour d’une mission au-dessus de l’Italie. C’est Farell Bates, qui pilote un P-51 baptisée « Liberty Bessie », pour la cause qu’il défend et pour sa fille.
Quatre ans plus tard, à Tuskegee (puisque c’est le nom d’une ville de l’Alabama), Bessie fait tout pour passer son brevet de pilotage sur ce qui me paraît être un Lockheed Model 12A (sauf erreur de ma part), qui effraierait plus d’un débutant. Mais elle se heurte à la ségrégation raciale d’alors et à l’absence de perspective d’emploi dans l’aviation civile. Elle reçoit un jour un paquet du gouvernement dans lequel se trouve la plaque matricule de son père, envoyée de France. Elle embarque à bord d’un magnifique Constellation de la Lockeed pour Le Bourget, à la fois pour retrouver la trace paternelle et pour voler, enfin. Bessie est employée chez Auxiette frères et devient co-pilote sur un DC-3 pour des missions de transport de matériel assez douteuses avec l’Espagne (contrebande d’œuvres d’art, etc.). Elle finit par apprendre que la plaque a été retrouvée près de Tripoli, en Libye, dans l’épave d’un Caproni. Quittant précipitamment Auxiette Frères, elle s’envole pour Alger, atterrit à proximité ; elle découvre un hydravion (que je n’ai pas réussi à identifier) dans un hangar presque abandonné.
Bref, un très bon album dont on attend le second volume (qui est paru en 2020, mais n'a pu être recensé…).
Note
Amity Shlaes, Paul Rivoche (ill.), Claire Martinet (tr. fr.), The Forgotten Man. Nouvelle Histoire de la Grande Dépression, Steinkis, 14 février 2018, 320 p., 22 €. ISBN : 9782368461754
Présentation de l'éditeur. « L’adaptation d’un ouvrage économique de référence sur la Grande Dépression [Robert Crais, The Forgotten Man : A New History of the Great Depression, traduit en français par Hubert Tézenas, et publié notamment en poche chez Pocket, 2007, sous le titre : L'Homme sans passé], traduit en allemand, en italien, en chinois, en coréen et en japonais, The Forgotten Man : A New History of the Great Depression est utilisé comme support pédagogique dans les écoles et universités américaines.
1929.
Les États-Unis plongent dans une crise sans précédent. L’Amérique
sombre et ressemble à l’Angleterre de Dickens… Prenant à rebours
l’historiographie classique qui fait la part belle au New Deal, l’angle
d’Amity Shlaes est celui de la petite histoire, de l’anecdote et du
détail. Elle décrypte l’envers du New Deal et propose une analyse à
hauteur d’homme. Captivant, original, révisant complètement notre point
de vue sur la Grande Dépression, The Forgotten Man est un ouvrage de référence et un outil pour analyser notre époque contemporaine ».
Précisons tout de suite qu’Amity Shlaes a une formation d’économiste.
Sa sensibilité la place du côté des libertariens, qui font de la
liberté individuelle la valeur sur laquelle doit être fondée une
société. En conséquence, l’État doit être réduit à sa plus simple
expression. En résumant peut-être de façon excessive, on a là une forme
de libéralisme exacerbée.
Amity Shlaes fait aussi partie de la Fondation présidentielle Calvin Coolidge (qui a précédé Franklin D. Roosevelt à la Maison blanche), ce qui est un autre élément important pour comprendre The Forgotten Man.
Il s’agit d’une adaptation graphique de l’ouvrage éponyme paru en juin 2007, traduit dans plusieurs langues. L’objectif est, comme le sous-titre le suggère fortement, de faire pièce à l’interprétation habituelle du New Deal1. Faut-il le croire quand il prétend être une « nouvelle Histoire de la Grande Dépression » ? On sait que les avancées sociales et économiques obtenues à partir de 1933 ont été combattues dès cette époque, notamment par l’école de Chicago et Milton Friedman. Partisan de la politique de Roosevelt (et porte-parole du Trésor), il en est devenu l’un des contempteurs les plus virulents ; son ouvrage Capitalisme et liberté (paru en 1962) a fait date, et reste une référence essentielle. Ajoutons l’opposition de Friedrich Hayek au keynésianisme1 , qui a aspiré le New Deal. Bref, en matière de nouveauté, on ne voit pas bien ce qu’Amity Shlaes apporte. Cette impression est renforcée par le choix de l’illustrateur, Paul Rivoche. Ses dessins sont en noir, et le trait rappelle les comics des années quarante, notamment ceux qui traitaient des super-héros. Cela permet toutefois au lecteur d’être plongé dans un univers graphique qui ne lui est guère familier, un brin désuet.
L’histoire est menée par Wendell Willlkie, qui donne son interprétation des années trente à une éditrice qui est aussi une éditorialiste (au New York Times) en vue, Irita Bradford Van Doren, dont il est très proche. Démocrate, il soutient activement la candidature de Roosevelt. Devenu président d’une importante compagnie de production électrique en 1933, ses intérêts sont bousculés par la mise en œuvre de la Tennessee Valley Authority, société publique constituée par le gouvernement fédéral pour développer la production de la même énergie, mais à un prix de consommation moindre. Wendell Willkie devient alors opposant au New Deal, passe au parti républicain, à tel point qu’il est désigné pour le représenter lors des élections présidentielles de 1939.
Dès lors, on voit sur quels sentiments s’appuie son interprétation des faits. Il décrit la société américaine aux mains d’un État omniprésent, dont la puissance ne cesse de se renforcer. L’argument d’une soviétisation est évidemment amené, s’appuyant notamment sur le voyage en URSS de conseillers du nouveau président, en 1927 : Paul Douglas, Rexford Guy Tugwell, Start Chase. Willkie fait ainsi de la coopérative agricole Casa Grande (Arizona) le symbole de ce que les États-Unis sont en train de devenir, avec ses paysans dépossédés, sans ambition, travaillant à peine dans un cadre collectif inadapté. Cette dénonciation de l’omnipotence de l’État, insoucieux des conséquences de son administration calamiteuse, est à l’image de ce qu’on peut lire dans Atlas Shrugged 2 , le roman d’une autre libertarienne, Ayn Rand.
Le récit est chronologique. Les auteurs ont pris soin de rappeler à chaque fois l’évolution du taux de chômage et de l’indice Dow Jones, pour bien marquer l’échec patent du New Deal. Ils font de cette politique une suite de mesures sans cohérence les unes par rapport, Roosevelt se laissant porter par ses conseillers et par ses lubies. Lui-même n’apparaît que comme une ombre, un fantôme malfaisant qui a fait main basse sur le pays. Au contraire, son prédécesseur républicain, Calvin Coolidge, est montré comme l’auteur des initiatives qui ont été ultérieurement couronnées de succès. En somme, la voie était déjà tracée par ce républicain qui n’a pas démérité, mais que l’électorat a délaissé au profit d’un démagogue qui a su trouver les mots pour l’emporter. Rien n’est dit, cependant, des réélections de Roosevelt jusqu’en 1944, alors que le titre du livre semble suggérer qu’il n’a rien fait pour ce Forgotten Man, expression vague désignant symbolisant les «obscurs et les sans-grade» chers à un populiste français, que les classes moyennes menacées de déclassement.
On voit clairement le parti pris idéologique de l’ouvrage. L’avant-propos indique qu’«il est enseigné dans les écoles et universités américaines» : on frémit à l’idée qu’il soit utilisé sans un solide appareil critique. Toutefois, si l’on doit accorder un mérite à ce livre, c’est effectivement d’apporter un contre-point à la version du New Deal. Il délaisse cependant des éléments importants de la politique de l’administration de Roosevelt, notamment le Social Security Act, l’extension des libertés syndicales, les initiatives visant à protéger les travailleurs et les agriculteurs, etc. Ces éléments doivent être réintroduits pour avoir une vision plus objectives des choses. On y ajoutera le travail de l’historien Howard Zinn pour faire bonne mesure.
Enfin, cette hésitation à en recommander la lecture à des élèves repose repose également sur le caractère très dense de l’histoire, qui requiert une bonne connaissance du contexte (ce qui permettra de conserver un indispensable recul critique). La multiplicité des personnages, que le dessin ne permet pas toujours de bien distinguer, vient renforcer ces préventions.
Notes
Jean-Yves Le Naour (sc.), Iñaki Holgado et Marko (ill.), Aretha Battistutta (coul.), <i>Le réseau Comète. La ligne d'évasion des pilotes alliés</i>, Bamboo, coll. « Grand Angle », 56 p., 31 mai 2023. ISBN 978 2 8189 9395 8
Présentation de l'éditeur . « Des centaines de résistants de « l’armée des ombres », discrets, silencieux, un « ordre de la nuit » fait...
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Tiitu Takalo (sc., ill., coul.), Kirsi Kinnunen (trad. fr.) , Moi, Mikko et Annikki, Rue de l'Échiquier, 16 janv. 2020, 248 p., 21,90 €....