D’où l’importance de ce livre, qui entend restituer la façon dont la période a été vécue par cette majorité. L’année 1962 est scandée par trois moments : cessez-le-feu d’Évian du 19 mars, Indépendance de juillet, proclamation de la République algérienne le 25 septembre. L’histoire politique qu’ils dessinent cache des expériences vécues, que restitue finement Malika Rahal au fil d’une enquête mobilisant témoignages, autobiographies, photographies et films, chansons et poèmes. Émerge ainsi une histoire populaire largement absente des approches classiques : en faisant place au désespoir des Français d’Algérie dont le monde s’effondre – désarroi qui nourrit la violence de l’OAS –, elle relate le retour de 300 000 réfugiés algériens de Tunisie et du Maroc, la libération des camps de concentration où était détenu un quart de la population colonisée, ou la libération des prisons, ainsi que les spectaculaires festivités populaires. L’ouvrage décrit des expériences collectives fondatrices pour le pays qui naît à l’Indépendance : la démobilisation et la reconversion de l’Armée de libération nationale, la recherche des morts et disparus par leurs proches, l’occupation des logements et terres laissés par ceux qui ont fui le pays. Une fresque sans équivalent, de bout en bout passionnante.
Malika Rahal, historienne, chargée de recherche au
CNRS, est spécialiste de l’histoire contemporaine de l’Algérie. Elle
dirige, depuis 2022, l’Institut d’histoire du temps présent (IHTP). Elle
est l’auteure de plusieurs ouvrages, notamment d’une biographie d’Ali
Boumendjel, avocat et militant nationaliste assassiné en 1957 (Belles
Lettres, 2011 ; réed. poche : La Découverte, 2022) et d’Algérie 1962. Une histoire populaire (La Découverte, 2022) »
La vision de la guerre d'Algérie, telle qu'elle s'est constituée en France, repose trop souvent sur un regard français sur son ancienne colonie. Cette vision reste encore trop unilatérale, faute de se nourrir du travail de fourmi des historiens algériens, et encore moins de ceux qui n'appartiennent pas à ces deux pays. L'ouvrage que propose aujourd'hui Malika Rahal se révèle donc des plus intéressants. Il offre non seulement un regard sur l'année 1962 vue par les Algériens eux-mêmes, mais sa documentation — des plus riches — embrasse un très large horizon. Pour aller vite, ses sources archivistiques, françaises (y compris les fonds audio-visuels) pour beaucoup du fait des difficultés d'accès aux dépôts algériens, sont complétées par d'autres éléments. Aux témoignages d'Algériens qui ont vécu cette période, l'auteur a exploité la presse algérienne, des documents réalisés par des diplomates étrangers (notamment le consulat américain à Alger) le CICR (Comité international de la Croix-Rouge), jusqu'aux films tournés sur place, des poèmes, des chansons, etc. Tous ces matériaux ont été combinés très subtilement pour restituer ce que fut cette année 1962, mais en partant du point de vue interne : le sous-titre donné en guise de programme, « Une histoire populaire », est donc parfaitement respecté. On a déjà souligné l'intérêt de cette histoire vue d'en-bas, notamment avec l'ouvrage de Gérard Noiriel, Une Histoire populaire de la France.
La proposition de Malika Rahal est d'éclairer la « dimension révolutionnaire » (p. 19) de cette année particulière, à la fois dans ses ruptures (la prise d'indépendance en est la plus évidente) et ses continuités (les conséquences de la guerre sur les corps, par exemple), le tout exprimé sous quatre angles : les violences ; les corps ; les espaces ; le temps.
Comme souvent en histoire, 1962 n'est pas à limiter aux bornes chronologiques de cette seule année : elle se dilate avec souplesse dans un temps qui la dépasse largement. Sans s'enfermer (et les lecteurs en même temps) dans cet espace, Malika Rahal estime qu'on peut considérer comme point de départ le mois de décembre 1960, avec les manifestations pour l'indépendance violemment réprimées, qui marquent une reconquête de l'espace (notamment urbain) par les Algériens, et par là même leur volonté de se le réapproprier. Elle se prolonge au moins jusqu'en 1965, si l'on considère la limite temporelle du choix de la nationalité, française ou algérienne, imposé par la loi de mars 1963 (c'est d’ailleurs le terme que retient Malika Rahal). En réalité, ses traces sont encore perceptibles au plus près de nous, le mouvement de l'hirak cha`bi reprenant par exemple le slogan « Un seul héros, le peuple » de cette année-là.
On ne fera pas de résumé de l'ouvrage, qui sera forcément approximatif et incomplet. Mais sa lecture permet de s'arrêter sur certains points que le travail de Malika Rahal a permis de reconsidérer. On sait que le cessez-le-feu de mars 1962 n'a pas mis un terme définitifs aux violences en même temps qu'il arrêtait les combats. Les exactions de l'OAS se sont multipliées, pesant pour beaucoup dans le départ précipité de ceux qu'on appelle alors les « Français de souche européenne » (FSE), par opposition aux « musulmans », pour reprendre les qualificatifs utilisés alors. L'un des secteurs les plus exposés s'est trouvé à Oran (p. 81 et suiv.), avec le massacre du 5 juillet qui a fortement marqué les imaginaires. Or, Malika Rahal en explore la genèse pour en montrer que cet événement ne survient pas spontanément. Il est le point culminant d'un cycle de violences qui n'a cessé de se renforcer tout au long de l'année, et dont un moment important a glissé dans l'oubli : il s'agit de l'attentat du 28 février, pourtant qualifié par la presse du « plus sanglant de la guerre d'Algérie » (p. 92 et suiv.).
Cette remise en perspective concerne aussi le drame des harkis, dont la mémoire (en France, tout du moins, à tel point — phénomène exceptionnel — que le président de la République a présenté les excuses du pays) a conservé l'idée d'une extermination, d'exactions répondant à un désir de vengeance. Malika Rahal démontre que la réalité a été beaucoup plus complexe qu'il n'y paraît. Si beaucoup ont été emprisonnés (dans les centres de détention vidés des prisonniers algériens faits par les autorités françaises), torturés, exécutés sommairement, faute d'avoir pu rejoindre la France métropolitaine, un bon nombre a traversé la période sans encombre. Elle en a trouvé qui ont rallié les rangs de l'ALN (pratique qui précède largement l'année 1962), mais aussi d'autres qui ont pu regagner leur quartier ou leur village. Cela rappelle des sorties de guerre telles celle que la France a connues à la Libération : des collaborateurs (ou jugés ainsi) ont été abattus. Mais les nouvelles autorités ont cherché à instaurer une justice pour canaliser la violence. C'est aussi le cas de chefs de secteurs de l'ALN dans certaines wilayas, qui ont très vite cherché à établir des formes légitimes de procès, de façon à apaiser les tensions.
L'une des préoccupations est de retrouver les siens (p. 198). Des familles se sont mises en quête des disparus, patient et très difficile travail complété par la restitution tardive de corps (parfois partiels) par la France. Malika Rahal s'y joint également, par le site biographique 1000 autres, : « Alger 1957 - des Maurice Audin par milliers », qui cherche à recenser et renseigner les « enlevés, détenus clandestinement, torturés et parfois assassinés par l’armée française ». La question du deuil se trouve au centre de la population, en même temps que se constitue la mémoire des hommes et des événements, notamment dans la toponymie.
Un autre aspect intéressant tient au retour de la population qui a été enfermée dans des camps de regroupement souvent précaires, mais aussi des exilés en Tunisie et au Maroc, sans parler de l'ALN extérieures. Malika Rahal montre les difficultés de cette entreprise. Le passage des frontières a été un premier péril, du fait du minage du terrain par l'armée française. Une fois arrivés, se pose la question des besoins élémentaires : se loger, manger. Or, les villages des zones interdites ont souvent été pulvérisés. Des mines ont aussi été placées ça et là (environ douze millions), qui font des dégâts sur le long terme. Des forêts ont été incendiées, facilitant le travail de l'érosion. Les champs (les plus mauvais, qui n'ont pas été accaparés par la colonisation française) sont devenus des friches. Le départ massif des « Européens » offre des terres, du matériel, des logements, mais comment les répartir ? On a là l'un des défis les plus importants des autorités algériennes, confrontées à l'indigence des moyens disponibles.
Se pose également le manque de cadres et la formation intellectuelle des plus jeunes (deux millions). Sur ce dernier point, un effort considérable a été fait, auquel la France s'était refusé. Au premier point, les réponses trouvées ont été diverses. On a assisté à un développement spontané de l'autogestion (qui a été observé comme modèle par des délégations étrangères), dans un certain nombre d'entreprises industrielles aussi bien qu'agricoles. De très jeunes, parce que diplômés ou ayant fait preuve d'un sens de l'organisation pendant la guerre, ont été placés à la tête d'établissements. On retrouve ici la façon dont la France révolutionnaire a dû répondre au départ des aristocrates. Malika Rahal nuance, là encore, l'exode européen qui représente environ 60 à 70 % de la population. Beaucoup sont donc restés, certains sont revenus, souvent temporairement, posant la question de la légitimité de la propriété du foncier et des biens matériels vacants, qui a exclu d'emblée les Algériens spoliés à partir de 1830 : trop de temps était passé.
Beaucoup d'autres aspects de cette nouvelle Algérie ont été abordés (notamment les rivalités entre les autorités, à l'été 1962 ; l'éviction du MNA de Messali Hadj, etc.), qui font du travail de Malika Rahal un ouvrage des plus intéressants sur la période. Outre cela, il faut relever la présence d'un index des personnes, ce qui devient une rareté, d'autant plus remarquable qu'il est doublé de nombreuses fiches biographiques. A également été appréciée l'iconographie. On aurait aimé une synthèse de termes peu communs à un lecteur francophone (fïddaï, chouhadas, etc.), dont la signification n'est pas donnée d'emblée. De la même façon, on regrette que l'effort fait pour proposer des illustrations intéressantes soit limité par l'échelle exiguë d'un certain nombre de cartes (comme celle des camps de regroupement, p. 307), ou mal orientées (les sources se présentant à l'envers). Il en est de même pour quelques reproductions photographiques, parfois d'un format trop petit pour être lisibles, ou dont les originaux ne sont visiblement pas de bonne qualité (p. 220, par exemple)