07/05/2022

Roxanne Dunbar-Ortiz (trad. fr. : Pascal Menoret), Contre-Histoire des États-Unis, éd. Wildproject, coll. « Le monde qui vient », 17 mai 2018, 336 p., 22 €. Réédition du 21 nov. 2021, ISBN : 9-782-381140-278.


Propos de l'éditeur. «
Ce livre répond à une question simple : pourquoi les Indiens dʼAmérique ont-ils été décimés ? Nʼétait-il pas pensable de créer une civilisation créole prospère qui permette aux populations amérindienne, africaine, européenne, asiatique et océanienne de partager lʼespace et les ressources naturelles des États-Unis ? Le génocide des Amérindiens était-il inéluctable ?

La thèse dominante aux États-Unis est quʼils ont souvent été tués par les virus apportés par les Européens avant même dʼentrer en contact avec les Européens eux-mêmes : la variole voyageait plus vite que les soldats espagnols et anglais. Les survivants auraient soit disparu au cours des guerres de la frontière, soit été intégrés, eux aussi, à la nouvelle société dʼimmigrés.

Contre cette vision irénique dʼune histoire impersonnelle, où les virus et lʼacier tiennent une place prépondérante et où les intentions humaines sont secondaires, Roxanne Dunbar-Ortiz montre que les États-Unis sont une scène de crime. Il y a eu génocide parce quʼil y a eu intention dʼexterminer : les Amérindiens ont été méthodiquement éliminés, dʼabord physiquement, puis économiquement, et enfin symboliquement ».

 

 

Le présent ouvrage est la traduction française de An Indigenous Peoples’ History of the United States* [Une Histoire des peuples indigènes des États-Unis], paru en 2014. On remarquera l’infidélité du titre français, toute relative car, en réalité, on a bien là une Contre-Histoire des États-Unis comme on va pouvoir le voir.

Roxanne Dunbar-Ortiz est née à San Antonio (Texas) en 1939. Elle s’est engagée dans les mouvements de libération à partir des années 1960, s’impliquant notamment dans la cause féminisme et celle des Indiens. Elle prend une part active au sein de l’American Indian Movement (AIM) et de l’International Indian Treaty Council, dont le but est de faire progresser le droit des peuples autochtones.

Dans son ouvrage, l’auteur déconstruit l’Histoire des États-Unis, telle qu’on la perçoit et telle qu’elle est enseignée. Elle met en lumière les mythes qui ont été mis en place pour justifier l’accaparement du territoire par les colons immigrés. Le découpage chronologique en est d’ailleurs l’héritage. Et son propos prend une force importante dès lors qu’elle prend le soin de le placer dans un cadre spatial beaucoup plus large. Cela lui permet de mettre fin à l’idée d’un « Nouveau Monde », prétendument « découvert » par Ch. Colomb, une terre vierge propre à être conquise et mise en valeur. Elle s’attache au contraire à rendre compte de la richesse des activités menées par tout un réseau de communautés complémentaires, qui ont développé une agriculture suffisante pour les faire vivre : on est loin de l’image de l’Indien nomade, chasseur et à peine cueilleur, davantage cousin des hommes du Paléolithique que des paysans européens du XVIe s.

Avec une grande minutie, Roxanne Dunbar-Ortiz décrit l’extrême violence qui a accompagné la progression de la colonisation, véritable « guerre totale » menée contre les communautés autochtones. Elle en retrouve tous les éléments, de l’extermination à la déportation des survivants dans d’infimes réserves qu’on n’a cessé de réduire jusque dans les années 1950. Elle montre l’effort exceptionnel pour effacer les traces de la civilisation indienne, multiforme, qui est allée jusqu’à l’appropriation des squelettes à des fins pseudo-scientifiques, ce qui ramène dans nos esprits le traitement infligée à Sarah Bartmann, la « vénus » hottentote promenée en Europe, et dont la dépouille a été disséquée pour en montrer ce qui sépare l’homme noir de l’homme blanc. Elle montre également comment le droit américain, avec le concept de « pays indien », a contribué à écraser les Indiens en leur déniant toute légitimité à résister.Et cette qualification est restée, à tel point que l’armée américaine l’a utilisée pour désigner le Viêt Nam, et, aujourd’hui encore, tout territoire ennemi.

On a eu là un génocide qui n’a jamais dit son nom. Dès les premières pages, on sent ce que violence qui caractérise la société étatsunienne doit à ce crime originel. De fait, Roxanne Dunbar-Ortiz en fait l’un de ses arguments. Elle va plus loin en montrant qu’elle est le trait fondamental de la politique extérieure du pays : les exactions commises à Guantánamo, en Irak, en Afghanistan ou ailleurs ne sont pas fortuites. Rien que de bien normal, puisqu’il s’agit de « pays indien ». Dans le même temps, un lecteur occidental ne pourra pas ne pas penser aux conditions dans lesquelles les Européens ont accaparé le monde à partir du XVe s. L'Histoire populaire de la France (voir le compte rendu sur ce même site) de Gérard Noiriel va exactement dans ce sens.

Aussi, l’auteur en appelle à une décolonisation des esprits, qui passe notamment par le travail d’historienne qu’elle mène depuis près de cinquante ans. Cela passe également par la reconnaissance des droits fondamentaux des Indiens, à qui sont dus des réparations et d’abord une restitution de leurs terres, de leur dignité, de leur culture, ce qui ne peut se solder par une poignée de dollars.

L’ouvrage de Roxanne Dunbar-Ortiz vient ainsi s’ajouter à la liste des auteurs essentiels qu’il faut lire pour aborder l’Histoire des États-Unis avec beaucoup plus de nuances. On le lira avec d’autant plus d’intérêt qu’un historien comme Howard Zinn n’avait guère abordé l’Histoire des États-Unis sous l’angle des peuples autochtones.

 

 

Plan de l'ouvrage

Introduction. Cette terre

  1. Suivez le maïs
  2. La culture de la conquête
  3. Le culte de lʼalliance
  4. Des empreintes de sang
  5. Naissance dʼune nation
  6. Le Dernier des Mohicans et la république blanche dʼAndrew Jackson
  7. Dʼun océan à lʼautre, étincelant
  8. Pays indien
  9. Triomphalisme et colonialisme en temps de paix
  10. La prophétie de la danse des esprits : une nation arrive
  11. La Doctrine de la Découverte

Conclusion. Lʼavenir des États-Unis

 

Note

* An Indigenous Peoples’ History of the United States, New York, Beacon, 2014

 

Peter Van Dongen, Rampokan, éd. Dupuis, coll. « Aire libre », 176 pages, 16 nov. 2018, 26 euros


<em>Rampokan</em>

Propos de l’éditeur (extraits). « 1946. Les Pays-Bas, chassés d’Indonésie par l’invasion japonaise, ne reconnaissent pas la déclaration d’indépendance et cherchent à reprendre le contrôle de leur colonie. L’intervention de l’armée de métier coloniale ne suffisant pas, un contingent de conscrits est appelé pour combattre les « terroristes ». Johan Knevel, lui, se porte volontaire. Sa seule motivation est affective : savoir ce qu’est devenue sa nourrice indonésienne. Faute de retrouver le paradis de l’enfance perdue, il sera confronté aux complexités de l’époque ».

 

Il y a quelques années, Peter Van Dongen avait livré une première édition de Rampokan en deux tomes : Java (1998), et Celebes (2004). Les voici réunis en un seul volume, cette fois-ci en couleurs, mais le chapitrage respecte l’édition originale.

Comme l’indique la présentation ci-dessus, le contexte retenu est celui de la guerre d’indépendance en Indonésie, qu’ont connu son père, Néerlandais, et sa mère, Indonésienne. Sans être autobiographique, des souvenirs familiaux ont évidemment servi à la constitution de cette relation. Un dossier permettra d’en savoir davantage, mêlant des photographies à des témoignages, mais aussi à des esquisses de Peter Van Dongen.

L’album s’ouvre sur son retour, soit trois cents ans après la conquête coloniale. Les Japonais ont fui l’archipel, non sans avoir propagé le « virus nationaliste ». Depuis, les tentatives de réappropriation néerlandaises se heurtent à des embuscades et des attentats. Le gouvernement fait appel à des conscrits métropolitains pour rétablir son autorité, par la violence, l’armée s’appuyant sur des supplétifs indonésiens.

Le personnage principal est ici Johan Knevel, né aux Célèbes en 1922. Parti aux Pays-Bas, il y a été bloqué pendant toute la durée de la guerre, et il revient aux Indes néerlandaises en octobre 1946 avec plusieurs compatriotes. En remettant les pieds dans l’archipel, c’est un univers bouleversé qu’il trouve, et surtout beaucoup plus complexe que sa vision d’enfant lui avait imprimé dans sa mémoire. Consécutivement, c’est à ses souvenirs qu’il va se trouver confronté, notamment à celui de Ninih, qui l’a pratiquement élevé. On suit alors Johan Knevel dans son périple, guidé par le journal qu’il tient. Toute la force du récit tient à ce personnage hybride, dont on ressent le trouble qui l’agite. Il est de nationalité néerlandaise et Européen, mais il a été élevé avec des éléments de la culture des Célèbes. C’est aussi son enfance qui est opposée à l’adulte qu’il est devenu, les six années de sa présence aux Pays-Bas marquant une césure nette dans son évolution. Johan Knevel est une synthèse entre un monde qui a presque disparu, à l’image de son enfance, auquel il s’accroche néanmoins, et un autre qui émerge dans la douleur.

Dès les premières pages, Rampokan nous renvoie à notre imaginaire concernant l’Indochine. On y retrouve toute l’ambiguïté des relations entre colonisés et colonisateurs, entre colonisés (selon leurs intérêts et leur position sociale), métropolitains et Européens implantés de longue date (même si l’occupation française est beaucoup plus récente qu’en Indonésie). On a également toute la violence du conflit qui oppose à l’armée de reconquête aux nationalistes, dynamisés par le slogan japonais de « L’Asie aux asiatiques ». Mais Rampoken nous ramène aussi au contexte algérien, en particulier, en tant que colonie de peuplement, avec une implantation européenne établie sur une durée relativement longue (cent cinquante ans) et une rupture dans la douleur avec la guerre d’indépendance et l’exode des « Pieds noirs », porteurs d’une culture mixte originale.

Le style graphique de Peter Van Dongen évoque fortement le trait d’Edgar P. Jacobs (et de ses successeurs) que l’on trouve dans la série des Blake et Mortimer, depuis 1947. De fait, le premier est l’auteur de l’une des suites de la série, avec « La Vallée des Immortels » (deux volumes, l’un paru en novembre 2018, l’autre à venir). Il rappelle également la mythique « ligne claire » belge, qui contribue à apporter un côté désuet au récit, non sans satisfaction pour le lecteur.

On pourra peut-être avoir quelques difficultés à entrer dans une histoire qui éprouve nos marques culturels. Le cadre géographique n’est pas familier aux Français ; le contexte historique est désormais relégué bien loin de nous, à deux ou trois générations. Pourtant, on se laisse emporter dans un univers dans lequel on trouve peu à peu des repères, avec les analogies que l’on pourra faire. 

Enfin, on ne peut que saisir l’occasion de lire Rampokan pour aller visiter l’excellent et très riche Tropenmuseeum d’Amsterdam, dont les collections ne concernent d’ailleurs pas que les anciennes Indes néerlandaises, mais aussi les autres territoires conquis.

Pierre Alary et Sorj Chalandon, Retour à Killybegs, éd. Rue de Sèvres, 13 février 2019, 160 p., 20 €

 


Présentation de l’éditeur. « Toute ma vie j’avais recherché les traîtres, et voilà que le pire de tous était caché dans mon ventre. Tyrone Meehan figure mythique de l’IRA et traître à la cause nationaliste irlandaise pendant une vingtaine d’années a été dénoncé par les Anglais. Maintenant que tout est découvert, ils vont parler à ma place. L’IRA, les Britanniques, ma famille, mes proches, des journalistes que je n’ai même jamais rencontrés. Certains oseront vous expliquer pourquoi et comment j’en suis venu à trahir. Des livres seront peut-être écrits sur moi, et j’enrage. N’écoutez rien de ce qu’ils prétendront. Ne vous fiez pas à mes ennemis, encore moins à mes amis. Détournez-vous de ceux qui diront m’avoir connu. Personne n’a jamais été dans mon ventre, personne. Si je parle aujourd’hui, c’est parce que je suis le seul à pouvoir dire la vérité. Parce qu’après moi, j’espère le silence. Tyrone Meehan raconte sa vie gâchée, la violence familiale, sa confusion jusqu’à sa trahison. Retour à Killybegs respire la passion et le désespoir d’un homme qui, un jour, n’a pas eu le choix et s’est enfoncé dans la nuit et dans la honte ».

 

On a rendu compte de la bande dessinée réalisée par Pierre Alary à partir du roman de Sorj Chalandon : Mon Traître. Antoine, un journaliste français (et double de Sorj Chalandon), racontait sa rencontre avec Tyrone Meehan, l’un des chefs de l’IRA, dont il apprend plus tard la trahison. On sait que le roman a été inspiré par une situation réelle, Tyrone Meehan étant en réalité Denis Donaldson, effectivement assassiné par son organisation.

Dans l’ouvrage éponyme publié chez Grasset en 2011, Sorj Chalandon a approfondi dans Retour à Lillybegs les raisons qui expliquent le retournement de Meehan. On y voit son engagement politique et militaire, mais aussi son questionnement à l’égard de l’action terroriste de l’IRA suite à de nombreux événements douloureux : la perte de ses amis ; son arrestation et ses conditions de détention ; l’emprisonnement de son fils ; la grève de la faim et la mort de militants dont Bobby Sands, etc. On y voit surtout les manœuvres des services britanniques, attisant les divisions. Cela rappelle des pratiques telles que la « bleuite », pendant la guerre d’indépendance algérienne : l’armée française avait réussi à diffuser des rumeurs de trahison dans les rangs des nationalistes. Des exécutions sommaires en ont décimé les rangs, à commencer par les cadres les plus impliqués. C’est exactement ce qui se passe avec Tyrone Meehan, qui pense agir pour faire advenir la paix en Irlande du Nord, mais finit par être manipulé par les Britanniques. Avec ce poison qui s’est diffusé dans les rangs de l’IRA et dans sa propre famille, il ne put jamais réussir à expliquer ce qu’il en était réellement : pris au piège, il était devenu un traître, et la seule issue consistait en son exécution.

C’est toute cette descente aux enfers que Pierre Alary et Sorj Chalandon nous donnent à voir, après montré le héros nationaliste que Tyrone Meehan était devenu et qui faisait l’admiration de tous : la désillusion et la haine ne pouvaient pas trouver de meilleur combustible pour s’embraser. « Le salaud, c’est parfois un gars formidable qui renonce », annonçait la jaquette de Mon Traître. S’il est quelque chose à quoi Tyrone Meehan a dû renoncer, c’est aux siens : c’était déjà une exécution, sociale ; les balles de l’IRA n’ont donc atteint qu’un homme déjà mort. Denis Donaldson fut abattu le le 4 avril 2006 ; ici, Tyrone Meehan connaît le même sort un an plus tard, le 14 avril 2007. On ne sait qui furent les auteurs de cet assassinat ; l’album indique « qu’un groupe républicain opposé au processus de paix a revendiqué son exécution pour cause de trahison ».

On trouvera ainsi bon nombre de réponses aux interrogations qui posaient clairement Mon Traître, et à d’autres dont on ne prend conscience qu’à la lecture de Retour à Killybegs. Il est donc indispensable de reprendre la lecture du premier pour bien apprécier ces deux volumes. On retrouve toutes les qualités qui avaient déjà été soulignées : un récit très prenant, qui s’inspire de la réalité historique mais aussi de ce qu’a pu observer Sorj Chalandon, servi par une illustration d’une rare qualité.

Sylvain Savoia (sc. et ill.), Les Esclaves oubliés de Tromelin, éd. Dupuis, coll. « Aire libre », 128 pages, 2019, 22 euros

 

Présentation de l’éditeur. « L’île des Sables, un îlot perdu au milieu de l’océan Indien dont la terre la plus proche est à 500 kilomètres de là… À la fin du XVIIIe siècle, un navire y fait naufrage avec à son bord une « cargaison » d’esclaves malgaches. Les survivants construisent alors une embarcation de fortune. Seul l’équipage blanc peut y trouver place, abandonnant derrière lui une soixantaine d’esclaves. Les rescapés vont survivre sur ce bout de caillou traversé par les tempêtes. Ce n’est que le 29 novembre 1776, quinze ans après le naufrage, que le chevalier de Tromelin récupérera les huit esclaves survivants : sept femmes et un enfant de huit mois. Une fois connu en métropole, ce « fait divers » sera dénoncé par Condorcet et les abolitionnistes, à l’orée de la Révolution française.

Max Guérout, ancien officier de marine, créateur du Groupe de recherche en archéologie navale (GRAN), a monté plusieurs expéditions sous le patronage de l’UNESCO pour retrouver les traces du séjour des naufragés. Ses découvertes démontrent une fois de plus la capacité humaine à s’adapter et à survivre, en dépit de tout. L’archéologue a invité le dessinateur à les rejoindre lors d’une expédition d’un mois sur Tromelin. De là est né ce livre : une bande dessinée qui entremêle le récit « à hauteur humaine » (on « voit » l’histoire du point de vue d’une jeune esclave, l’une des survivantes sauvées par le chevalier de Tromelin) avec le journal de bord d’une mission archéologique sur un îlot perdu de l’océan Indien. Après le succès international de Marzi, Sylvain Savoia offre à nouveau aux lecteurs une magnifique leçon d’humanité ».

 

 

Dupuis vient de rééditer Les Esclaves oubliés de Tromelin, en partenariat avec le Musée de l’homme et le Muséum d’histoire naturelle. En ce moment (du 13 février au 3 juin 2019), en effet, on peut visiter une exposition au Musée de l’homme consacrée à cet épisode historique et aux fouilles qui ont eu lieu sur l’îlot entre 2006 et 2013. Les résultats des investigations archéologiques font d’ailleurs l’objet d’un dossier très précis que l’on retrouvera sur le site de l’INRAP.

La bande dessinée restitue à la fois du naufrage (aux sens propre et figuré) de l’expédition et des fouilles archéologiques menées, dans un récit croisé fort bien mené. Sylvain Savoia, dont on a déjà rendu compte de quelques-uns des albums dans la Cliothèque, faisait précisément partie de l’une des missions, à la fin de l’année 2008, ce qui lui permet d’apporter une note autobiographique intéressante par sa sensibilité. C’est par ses yeux que l’on appréhende les conditions difficiles à Tromelin, à la fois physiques mais aussi humaines, puisque les liaisons avec La Réunion sont suspendues au ravitaillement aérien, rare, et aux télécommunications, contraintes par un système électrique fragile. Autrement dit, l’isolement est presque complet, à quoi répond un resserrement des liens entre les membres de la mission.

Sylvain Savoia rend également compte des relevés et des découvertes archéologiques, ce qui renvoie le lecteur à la fin du XVIIIe siècle. En novembre 1760, Jean Lafargue, commandant de L’Utile, fait route vers Madagascar après avoir fait escale à l’Île de France (l’actuelle île Maurice). Par cupidité, il enfreint l’ordre du gouverneur de l’île et décide d’embarquer 160 esclaves qu’il compte bien revendre avec un profit important. Cela l’oblige à s’écarter des routes maritimes habituelles, et une tempête fait échouer le navire sur l’île des Sables. L’îlot, mal connu, n’a aucun relief, aucun habitant, aucun arbre. Le maximum de matériel est récupéré sur l’épave. Lafargue fait construire une embarcation, forcément plus petite, qui rapatrie l’équipage blanc. Quatre-vingts Malgaches sont laissés à leur sort, avec la faible promesse qu’on revienne les chercher. Il leur faudra attendre quinze ans, en novembre 1776, pour qu’une quatrième expédition de sauvetage réussisse à aborder l’îlot, commandée par Boudin de Lanuguy de Tromelin. Du groupe initial ne restent plus que sept femmes et un bébé.

Les missions archéologiques ont donc eu pour but de retrouver les vestiges laissés par les naufragés et de déterminer comment ils ont pu survivre dans des conditions aussi précaires. Un dossier complète la bande dessinée, qui a été réalisé par Max Guérout, directeur des opérations du Groupe de recherche en archéologie navale (GRAN) à Tromelin, et l’un des deux commissaires de l’exposition du Musée de l’homme. Il rappelle d’ailleurs à ceux qui l’ignoreraient encore que l’archéologique ne consiste pas seulement à gratter le sol. Elle s’appuie sur un travail d’enquête préalable très important, notamment sur les sources archivistiques, puis sur une exploitation et une interprétation des découvertes réalisées. Les chercheurs progressent donc de questions en réponses, plus ou moins complètes, qui soulèvent de nouvelles interrogations.

L’affaire de Tromelin a eu un écho important en métropole, au moment où quelques penseurs s’empare de la question de l’esclavage (avec plus ou moins de sincérité, à l’instar de Voltaire). C’est notamment Condorcet, qui, en 1781, l’évoque dans ses Réflexions sur l’esclavage des nègres (que l’on peut lire dans la Wikisource), et l’abbé Rochon dans son Voyage à Madagascar et aux Indes orientales, en 1791.

Les Esclaves oubliés de Tromelin présente donc de nombreux intérêts, outre l’esthétisme du trait de Sylvain Savoia et la qualité de son récit. Il invite le lecteur à réfléchir sur les buts de l’archéologie, sur la restitution du passé. Au-delà, il permet d’établir une cohérence avec l’objectif de l’exposition du Musée de l’homme : « dans le cadre de la saison « En droits ! », l’exposition Tromelin questionne le visiteur sur notre passé colonial, sur les limites de notre humanité et fait écho à l’article 4 de la Déclaration universelle des droits de l’Homme « Nul ne sera tenu en esclavage ni en servitude ; l’esclavage et la traite des esclaves sont interdits sous toutes leurs formes ».

 

Olivier Bertrand, Les Imprudents, Seuil, 7 mars 2019, 336 p., 19 €


Note de l’éditeur. « Le 3 mars 1944, les habitants d’un hameau perdu des gorges de l’Ardèche ont été fusillés à l’aube par des soldats SS, parce qu’ils avaient caché des maquisards. Dans ce village, il y avait quinze habitants, mais on y a retrouvé seize corps. Qui était ce seizième homme ? Personne n’avait jamais cherché à le savoir.

Ce livre débute comme une enquête, soixante-quinze ans après les faits, pour identifier l’inconnu. Sur place, les réticences à parler sont encore fortes. Mais peu à peu, les langues se délient, des habitants exhument des boîtes en fer contenant des photos, des carnets de notes, autant de souvenirs de famille qui permettent de mieux comprendre la lourde chape de silence qui s’était posée sur ces derniers mois de l’Occupation. Ces découvertes lancent l’auteur sur les routes, à la poursuite du maquis Bir-Hakeim, groupe atypique, nomade et intrépide qui, dans un périple héroïque et tragique, de Toulouse à la Lozère, fut cause de sombres tensions au sein de la Résistance intérieure et avec les populations civiles.

Une enquête originale, à la fois road-trip et récit historique sensible, sur un de ces « petits massacres » oubliés du printemps 1944.

Olivier Bertrand est journaliste et auteur de documentaires. Longtemps à Libération, il est l’un des cofondateurs du site d’information Les Jours, pour lequel il couvrait la Turquie, ce qui lui a valu d’y être incarcéré, puis interdit de territoire. Sa famille est originaire de l’Ardèche ».

 

Comme l’indique la présentation de l’éditeur, Olivier Bertrand est parti à la recherche d’un inconnu qui a été ajouté à la liste des quinze habitants du hameau des Crottes (comm. de Labastide-de-Virac, Ardèche), massacrés le 3 mars 1944 par des SS. On suit l’auteur dans sa réflexion, découvrant la façon dont travaille un journaliste, laquelle diffère sensiblement des méthodes de l’historien. Pour cela, Olivier Bertrand est parti des témoignages de personnes qu’il a pu rencontrer, qui ont pu être confrontées directement ou indirectement aux faits. Il ne néglige pas pour autant de s’informer auprès de descendants de protagonistes. En plus des paroles, il recueille ainsi quelques documents, ce qui l’amène à constituer un réseau d’indices qu’il cherche à confronter les uns aux autres pour découvrir l’identité de l’inconnu des Crottes.

Ce faisant, Olivier Bertrand reconstitue la formation du maquis Bir-Hakeim, affilié à l’Armée secrète et commandé par Jean Capel. On en voit le développement et son parcours géographique, entre la Haute-Garonne, l’Hérault, le Gard et l’Ardèche, etc. Il nous apprend comment ses membres ont pu être recrutés, équipés, instruits.  On voit également les coups de main audacieux (en même temps que la nonchalance) que le groupe a pu organiser, ce qui a pu lui valoir une renommée certaine mais qui explique aussi les déplacements qu’il a dû effectuer. On voit aussi le concours apporté par la population civile en même temps que les réticences, sans exclure la gendarmerie locale. L’auteur ne néglige pas les cas de délation, et leur répression par les groupes résistants, d’autant qu’on les trouve aussi au sein de Bir-Hakeim. Cela explique que le groupe ait pu être localisé avec précision, par les forces de l’ordre françaises, la Milice et les services allemands. On voit aussi comment les massacres de civils ont pu être commis par les troupes d’occupation.

De fil en aiguille, Olivier Bertrand parvient à découvrir des objets ayant été retrouvés sur le corps du résistant tué, notamment un mouchoir avec les initiales « J.P. ». On lui confie une photo, avec un surnom : « grand-père ». Il apprend que l’inconnu est lié à Nice, à la Normandie, qu’il pouvait être juif. Surtout, il a accès aux archives de la famille de Roquemaurel : Christian de Roquemaurel (alias « RM ») et Marcel de Roquemaurel furent parmi ceux qui s’adjoignirent les premiers à Jean Capel pour fonder Bir-Hakeim. 

À l’auteur ensuite de vérifier ces pistes, ce qui s’avère assez difficile. Le fin mot de l’histoire lui sera donné par les archives, là où un historien aurait commencé (à condition d’avoir des indices de base), notamment par les dossiers conservés par le service historique de la Défense. On s’étonne d’ailleurs qu’Olivier Bertrand ne se soit pas tourné plus tôt vers les notices biographiques rassemblées dans le « Maitron des fusillés » (Dictionnaire biographique des fusillés, guillotinés, exécutés, massacrés. 1940-1944), rédigées par André Balent, et surtout qu’il n’en ait pas fait un usage plus important : une partie de ses interrogations auraient tout de suite pu être résolues. André Balent y avait pourtant déjà publié des fiches extrêmement bien renseignées sur les hommes et les lieux (la notice sur Labastide a été publiée en novembre 2016) dont il est question dans l’ouvrage, mais bien d’autres encore qui auraient pu permettre de rendre la complexité du maquis Bir-Hakeim, tant dans son organisation que dans ses actions. De cela, le livre n’a retenu qu’une partie, et notamment les faits les plus spectaculaires (l’attaque du dépôt de la police à Montpellier. Il est vrai que la quête de l’auteur concerne un personnage ; mais le maquis auquel il appartint aurait mérité qu’on en sache davantage. Rien ou presque n’est dit de la fin du groupe, après les épisodes du mas de Serret et des Crottes, et surtout après les combats de La Parade (Lozère) au cours desquels Jean Capel trouva la mort. À ce titre, le récent ouvrage de Joël Drogland, Des Maquis du Morvan au piège de la Gestapo. André Rondenay, agent de la France libre, reste une référence dans sa capacité à restituer la complexité de groupes de résistance au travers d’un personnage. À la défense d’Olivier Bertrand, l’histoire du maquis Bir-Hakeim est d’une extraordinaire complexité et qu’il reste encore beaucoup à découvrir sur ce qu’elle a été. Raison de plus pour être prudent.

En dépit de quelques erreurs factuelles (le chef de la Milice curieusement nommé « Darland » au lieu de Darnand, p. 121, etc.) et faiblesses méthodologiques, on suit le cheminement de l’auteur vers la découverte de la vérité, au prix de fausses pistes et d’interprétations parfois rapides, ou de formules qui peuvent faire passer des hypothèses pour la réalité (dans la description des comportements, etc.). L’historien ne peut que tiquer. Le lecteur, en revanche, se laissera porter par le récit car l’ouvrage se lit très aisément, à la façon d’un roman policier, d’autant qu’il repose sur des faits historiques et fait écho à de nombreux massacres perpétrés sur l’ensemble du territoire, notamment en 1944. On sait gré à Olivier Bertrand d’avoir placé son travail dans une perspective plus générale. Si rien n’est dit des relations entre Londres et Bir-Hakeim (ce qui laisse supposer que le maquis agit en parfaite indépendance, y compris à l’égard des autres groupements), l’auteur relie son récit par exemple aux décisions allemandes, notamment ce qu’il appelle « l’ordonnance Sperrle-Herlass » publiée le 3 février 1944. Il s’agit en réalité d’un décret du commandant du commandant en chef à l’Ouest, signé par le général Sperrle, le 3 février, qui fut complété par une autre décision prise après le débarquement en Normandie, le 8 juin1 . Ce dernier décret visait spécifiquement le sud de la France, et incitait très explicitement à y exercer une répression d’une « dureté impitoyable ». L’effort de guerre se portait donc indistinctement contre les populations civiles aussi bien que contre la Résistance, avec les conséquences que l’on sait : des peines collectives pour lutter contre les bandes terroristes (auxquelles on dénie le caractère militaire) ; fusiller les résistants au moment de leur capture ; aucune sanction envers des soldats allemands, même en cas d’exactions contre des civils. La porte était donc ouverte aux atrocités qui, ainsi légitimées, n’ont pas manqué de se développer. Olivier Bertrand confirme les méthodes utilisées : encerclement des villages ou hameau suspectés ; exécutions sommaires ; pillages ; incendies. Le scénario qui s’est concentré sur le seul nom d’Oradour-sur-Glane, s’est donc répété maintes fois avant le drame du 10 juin 1944.

 

Note

1.François Marcot (dir.), Dictionnaire historique de la Résistance, éd. Robert Laffont, coll. « Bouquins », 2006, p. 780.

Grégory Mardon (ill.), Hubert Prolongeau et Arnaud Delalande (sc.), Le Travail m’a tuéFuturopolis, 5 juin 2019, 120 p., 19 € . ISBN : 9782754824682


 Présentation de l’éditeur. «
Partant d’une histoire authentique, le livre retrace le parcours d’une victime du monde du travail. Après une longue enquête, les auteurs racontent, dans une fiction, comment un système de harcèlement est mis en place, à tous les niveaux de la hiérarchie, afin de pousser les employés au maximum de leurs capacités… Un système qui les pousse, parfois, à l’irréparable.
Un grand récit-enquête sur le mal-être au travail. 

 Jeune ingénieur, Carlos Pérez se fait embaucher en 1988 par une grande marque automobile. Son rêve d’enfant se réalise. Il monte peu à peu les échelons, se marie, attend un premier enfant. Sa vie se complique dès lors que la société emménage dans un nouveau lieu, à l’opposé de la banlieue où il vient d’emménager. Une nouvelle génération de cadres arrive avec la nouvelle direction et la machine à broyer se met en marche. On l’envoie suivre le travail d’une usine en Argentine, pour mieux confier la suite de sa mission à un autre cadre. Lui, devra aller en Roumanie, abandonnant provisoirement femme et enfants. Les réunions inutiles se chevauchent, sa hiérarchie devient humiliante, inhumaine.

À bout, harcelé moralement, Carlos va commettre l’irréparable ».

 

 

Au printemps 2019, la justice a fait le procès des dirigeants de France Télécom et surtout de leur mode de gestion (on dit « management », à ne pas confondre avec « ménagement » comme on va le voir), entreprise qui a été marquée par de nombreux suicides voici une dizaine d’années. Le 14 juillet 2009, Michel Deparis, 50 ans, se suicide à Marseille. Il a laissé une lettre, accusant très explicitement les conditions de travail au sein de l’entreprise qui l’emploie. « Je me suicide à cause de mon travail à France Télécom. C’est la seule cause. Urgence permanente, surcharge de travail, désorganisation totale de l’entreprise, management par la terreur. Je suis devenu une épave. Il vaut mieux en finir. On va dire qu’il y a d’autres causes. Mais non, j’insiste là-dessus, c’est bien le travail qui a provoqué ça et donc c’est France Télécom qui est responsable de mon suicide. Le 30 juillet, Camille Bodivit, 48 ans, se jette d’un pont. Le 10 août, Nicolas Grenoville, 28 ans, se pend à son domicile. Le 9 septembre, Yonnel Dervin tente de mettre fin à ses jours en se poignardant lors d’une réunion avec ses collègues. Le 26 avril 2011, un cadre de France Télécom, Rémy Louvradoux, s’est suicidé en s’immolant par le feu1 . Etc. Soixante-neuf suicides entre 2008 et 2011, sans compter les cinquante-sept de 2000 et 2002.

À cela, Didier Lombard, PDG de l’entreprise, n’avait trouvé rien de mieux à répondre que : « Il faut mettre un point d’arrêt à cette mode des suicides qui, évidemment, choque tout le monde ». Avant de se rétracter le lendemain, sous l’émotion que ses mots avaient provoquée.

France Télécom n’est pas un cas à part. D’autres entreprises ont été concernées par ce phénomène, comme Renault, à la même époque. C’est d’ailleurs dans ce cadre industriel que les auteurs ont choisi de placer leur récit. Comme on a pu le lire plus haut, on voit l’ascension d’un employé, Carlos Pérez, un « cadre », qui a travaillé énormément, sans compter, pour faire le meilleur travail possible. Ses origines modestes et étrangères expliquent en partie sa forte implication : il a été habitué à vouloir faire mieux que les autres, supposés être partis de positions sociales plus favorables, pour pouvoir simplement exister. Mais il a aussi parfaitement intégré ce qu’on n’a cessé de lui inculquer : il croit en l’ascension sociale. Il doit faire mieux que ses parents (entre autres) pour les remercier de lui avoir donner les meilleures chances de réussir, mais aussi pour avoir leur reconnaissance en retour. Si les auteurs ne se sont pas attardés sur cet aspect des choses, on sait la force de ce mécanisme qui s’étend non seulement aux parents, mais aussi à l’ensemble du réseau social d’un individu, qui abouti immanquablement à sa culpabilisation et avec laquelle sa hiérarchie semble jouer. Mais ils montrent parfaitement comment ce mécanisme finit par se retourner pour l’écraser, quand d’autres facteurs interviennent. Dans le cas de Carlos Pérez, ce sont les choix des dirigeants qu’il peine de plus en plus à comprendre, et qui se traduisent pour lui par une perte complète du sens de ce qu’il fait et de ses repères. Des choix qui le poussent dans ses extrémités.

L’industrie n’est malheureusement pas le seul secteur à connaître (car les problèmes n’ont pas été réglés) ces difficultés, ces agressions contre ceux qui les font vivre et prospérer. L’agriculture est probablement la plus touchée, l’endettement étant l’un des éléments les plus couramment avancés : un suicide tous les deux jours en moyenne, dans un silence presque complet. La fonction publique n’est pas épargnée, y compris l’Éducation nationale. Il y a dix ans, justement, l’enseignante Véronique Bouzou publiait Ces profs qu’on assassine. Elle y faisait état de témoignages qui liaient directement, là encore, les suicides et les difficultés croissantes du métier, la dégradation des conditions de travail, le manque de reconnaissance et l’absence de soutien de l’institution, les pressions des parents et le comportement d’élèves2 .

On le voit, par le biais du cas de Carlos Pérez, Le Travail m’a tué invite à réfléchir aux conditions de travail et aux conséquences désastreuses que cela peut avoir. Loin de libérer l’individu, de le révéler à soi-même, de le réaliser, il peut se constituer en contrainte insupportable à vivre. On saura gré aux auteurs de la qualité du récit qui rend bien compte de la spirale qui se renferme sur Carlos Pérez, mais aussi de la qualité du dessin, sobre, et des plans choisis  par Grégory Mardon.

 

Gani Jakupi (sc., ill.), El Comandante Yankee éd. Dupuis, coll. « Aire libre », 224 pages, 3 mai 2019, 32 €. ISBN : 9782800152004


Présentation de l’éditeur. « Son nom ne vous dit peut-être rien : William Alexander Morgan. Pourtant, en prenant parti pour les rebelles, il devint une figure majeure de la révolution cubaine, le seul comandante non cubain avec le célèbre Che Guevara. Ancien soldat américain, « Yankee » combattant pour la cause de Fidel Castro et les valeurs démocratiques du Segundo Frente, son implication le mènera à participer activement aux conflits avant que les bouleversements politiques ne coupent court à ses convictions.

Au fil de plus de dix ans de recherches à recueillir les témoignages d’acteurs privilégiés de la révolution, tels que le commandant en chef du Segundo Frente Eloy Gutiérrez Menoyo en personne, à étudier les textes sur le personnage et à explorer les lieux habités par la rébellion castriste — obtenant ainsi des documents inédits à ce jour —, Gani Jakupi a tiré la matière nécessaire à ce véritable roman graphique, ainsi qu’il le souligne lui-même.

Au-delà de ce portrait des plus fidèles, Jakupi retrace ici un pan entier de l’histoire de Cuba au cœur de cette période trouble de la révolution : le quotidien des guérilléros, les antagonismes idéologiques, les coups d’éclat et d’État, tout ce qui imprègne cette île des Caraïbes incarnée par ses symboles.

El Comandante Yankee est, plus qu’une biographie unique, une fresque inédite sur une période historique cruciale ».

 

Gani Jakupi est un auteur rare, ne serait-ce que par le rythme de sa production. Son dernier album, Retour au Kosovo, avait paru chez Dupuis en 2014, dans lequel il évoque l’immédiat après-guerre dans son pays d’origine. Entre temps, l’auteur s’adonne au jazz ; il a surtout consacré énormément d’énergie à lire, à rencontrer des témoins des premiers temps du castrisme en vue de l’album qui sort maintenant. Quatre pages de sources, essentiellement bibliographiques ! Je ne me souviens pas qu’une bande dessinée ait pu un jour reposer sur une masse documentaire aussi importante. L’album est complété par les notices biographiques de la plupart des protagonistes mis en scène. Il faut bien employer cette expression, car Gani Jakupi ne cache pas avoir pris quelques libertés avec ce qu’il a appris : il indique ainsi quelques-uns des raccourcis qu’il a dû faire, pour faciliter la lecture. Il est à noter que les recherches de l’auteur ont donné lieu à la publication d’un livre aux éditions de La Table ronde : L’Enquête sur El Comandante Yankee 1 .

Car on a fort à faire, la situation de Cuba étant alors très complexe. Entre les factions qui cherchent à abattre le régime de Fulgencio Batista, les autorités en place, les services américains, la pègre locale (et américaine), l’évolution de leurs entreprises, leurs alliances et leurs antagonismes, on a vite fait de se perdre. D’autant que — et ce sera le seul point relativement négatif que l’on pourra regretter — le dessin des personnages peine à les distinguer. La plupart des opposants à Batista sont revêtus d’un uniforme semblable, sont tous barbus (au moins au début de l’album). On parvient tout de même à repérer quelques signes distinctifs, une coiffe, un insigne, mais c’est assez difficile. Il n’empêche que des dessins en pleine page sont remarquables, un soin particulier ayant été accordé à la couleur.

Quoi qu’il soit, Gani Jakupi a découpé la période en plusieurs épisodes, qui vont de décembre 1957 au 11 mars 1961. William Morgan, dont on n’apprendra que peu de choses sur son passé, vient proposer ses services au Segundo Frente d’Eloy Menoyo, fils de réfugiés espagnols (d’où son surnom : Gallego). De là, on découvre l’existence de plusieurs autres organisations, que l’on réunit habituellement dans les manuels d’histoire du secondaire sous le nom de barbudos. Les deux principales sont le Segundo Frente, qui agit dans la Sierra del Escambray, au centre de l’île, tandis que l’autre groupe, le M-26-72 est dans la Sierra Maestra, au sud.

L’auteur décrit les difficultés du Segundo Frente, mais aussi ses relations avec les autres groupes. L’entente n’est pas toujours franchement cordiale. On a ainsi plusieurs épisodes au cours desquels on voit Ernesto Guevara s’en prendre à différentes personnes, et en garder une profonde rancune : le mythe du révolutionnaire désintéressé et généreux s’effondre rapidement.

On voit aussi l’attitude ambiguë des États-Unis, qui, voyant que Batista ne sert pas leurs intérêts comme il le devrait, soutiennent Fidel Castro qui pourrait faire un bien meilleur allié, d’autant qu’il paraît anti-communiste. Trujillo, dictateur de Saint-Domingue, joue également un rôle dans ces affaires en favorisant un trafic d’armes.

Batista finit par tomber, et on entre dans une période trouble. Castro reste fidèle, si l’on peut dire, à la position qu’il a prise : le pouvoir ne l’intéresse pas. Il devient premier ministre, et les Américains placent ainsi un président ami à la tête du pays. Il se révèle en réalité un très habile manœuvrier. Les dissensions entre les groupes révolutionnaires prennent de l’ampleur. On retrouve les facteurs du coup de Prague, avec la fusion de ces groupes dans les ORI (organisations révolutionnaires intégrées), qui apparaissent en 1961, avant de se transformer en parti communiste cubain en 1965. Les tribunaux révolutionnaires fonctionnent à plein régime : Guevara fait d’ailleurs ici figure d’une sorte de Saint-Just. La réalité du nouveau régime castriste apparaît soudainement très nette aux yeux des révolutionnaires les plus intègres : ceux qui n’ont pas encore été arrêtés doivent fuir Cuba pour garder la vie sauve. William Morgan ne fait pas exception à la règle.

El Comandante Yankee est un album qui se mérite : il ne faut pas hésiter à se saisir d’un crayon et d’un papier pour prendre quelques notes et pouvoir s’y retrouver. Mais il rend beaucoup. Il permet surtout de mieux connaître les subtilités de la période trouble qui court de la fin des années cinquante à l’installation de Castro au pouvoir pour une très longue période. Car les rôles ne sont pas tranchés et aussi simples qu’on pourrait le croire. Et Gani Jakupi excelle justement à restituer ces ambiances troubles.

 

Notes

1. Gani Jakupi, Enquête sur El Comandante Yankee. Une autre histoire de la révolution cubaine, coéd. La Table Ronde – Éd. Dupuis (Aire Libre), 6 juin 2019, 304 pages, 24 €.
2. M-26-7 : mouvement du 26 juillet 1953, pour rappeler l’attaque de la caserne de la Moncada, à Santiago de Cuba, au terme de laquelle les assaillants ont été tués ou emprisonnés, comme leur chef Fidel Castro. Celui-là est finalement amnistié dix-huit mois plus tard, sur pression des États-Unis.

Jean-Yves Le Naour (sc.), Iñaki Holgado et Marko (ill.), Aretha Battistutta (coul.), <i>Le réseau Comète. La ligne d'évasion des pilotes alliés</i>, Bamboo, coll. « Grand Angle », 56 p., 31 mai 2023. ISBN 978 2 8189 9395 8

Présentation de l'éditeur . « Des centaines de résistants de « l’armée des ombres », discrets, silencieux, un « ordre de la nuit » fait...