07/05/2022

Olivier Bertrand, Les Imprudents, Seuil, 7 mars 2019, 336 p., 19 €


Note de l’éditeur. « Le 3 mars 1944, les habitants d’un hameau perdu des gorges de l’Ardèche ont été fusillés à l’aube par des soldats SS, parce qu’ils avaient caché des maquisards. Dans ce village, il y avait quinze habitants, mais on y a retrouvé seize corps. Qui était ce seizième homme ? Personne n’avait jamais cherché à le savoir.

Ce livre débute comme une enquête, soixante-quinze ans après les faits, pour identifier l’inconnu. Sur place, les réticences à parler sont encore fortes. Mais peu à peu, les langues se délient, des habitants exhument des boîtes en fer contenant des photos, des carnets de notes, autant de souvenirs de famille qui permettent de mieux comprendre la lourde chape de silence qui s’était posée sur ces derniers mois de l’Occupation. Ces découvertes lancent l’auteur sur les routes, à la poursuite du maquis Bir-Hakeim, groupe atypique, nomade et intrépide qui, dans un périple héroïque et tragique, de Toulouse à la Lozère, fut cause de sombres tensions au sein de la Résistance intérieure et avec les populations civiles.

Une enquête originale, à la fois road-trip et récit historique sensible, sur un de ces « petits massacres » oubliés du printemps 1944.

Olivier Bertrand est journaliste et auteur de documentaires. Longtemps à Libération, il est l’un des cofondateurs du site d’information Les Jours, pour lequel il couvrait la Turquie, ce qui lui a valu d’y être incarcéré, puis interdit de territoire. Sa famille est originaire de l’Ardèche ».

 

Comme l’indique la présentation de l’éditeur, Olivier Bertrand est parti à la recherche d’un inconnu qui a été ajouté à la liste des quinze habitants du hameau des Crottes (comm. de Labastide-de-Virac, Ardèche), massacrés le 3 mars 1944 par des SS. On suit l’auteur dans sa réflexion, découvrant la façon dont travaille un journaliste, laquelle diffère sensiblement des méthodes de l’historien. Pour cela, Olivier Bertrand est parti des témoignages de personnes qu’il a pu rencontrer, qui ont pu être confrontées directement ou indirectement aux faits. Il ne néglige pas pour autant de s’informer auprès de descendants de protagonistes. En plus des paroles, il recueille ainsi quelques documents, ce qui l’amène à constituer un réseau d’indices qu’il cherche à confronter les uns aux autres pour découvrir l’identité de l’inconnu des Crottes.

Ce faisant, Olivier Bertrand reconstitue la formation du maquis Bir-Hakeim, affilié à l’Armée secrète et commandé par Jean Capel. On en voit le développement et son parcours géographique, entre la Haute-Garonne, l’Hérault, le Gard et l’Ardèche, etc. Il nous apprend comment ses membres ont pu être recrutés, équipés, instruits.  On voit également les coups de main audacieux (en même temps que la nonchalance) que le groupe a pu organiser, ce qui a pu lui valoir une renommée certaine mais qui explique aussi les déplacements qu’il a dû effectuer. On voit aussi le concours apporté par la population civile en même temps que les réticences, sans exclure la gendarmerie locale. L’auteur ne néglige pas les cas de délation, et leur répression par les groupes résistants, d’autant qu’on les trouve aussi au sein de Bir-Hakeim. Cela explique que le groupe ait pu être localisé avec précision, par les forces de l’ordre françaises, la Milice et les services allemands. On voit aussi comment les massacres de civils ont pu être commis par les troupes d’occupation.

De fil en aiguille, Olivier Bertrand parvient à découvrir des objets ayant été retrouvés sur le corps du résistant tué, notamment un mouchoir avec les initiales « J.P. ». On lui confie une photo, avec un surnom : « grand-père ». Il apprend que l’inconnu est lié à Nice, à la Normandie, qu’il pouvait être juif. Surtout, il a accès aux archives de la famille de Roquemaurel : Christian de Roquemaurel (alias « RM ») et Marcel de Roquemaurel furent parmi ceux qui s’adjoignirent les premiers à Jean Capel pour fonder Bir-Hakeim. 

À l’auteur ensuite de vérifier ces pistes, ce qui s’avère assez difficile. Le fin mot de l’histoire lui sera donné par les archives, là où un historien aurait commencé (à condition d’avoir des indices de base), notamment par les dossiers conservés par le service historique de la Défense. On s’étonne d’ailleurs qu’Olivier Bertrand ne se soit pas tourné plus tôt vers les notices biographiques rassemblées dans le « Maitron des fusillés » (Dictionnaire biographique des fusillés, guillotinés, exécutés, massacrés. 1940-1944), rédigées par André Balent, et surtout qu’il n’en ait pas fait un usage plus important : une partie de ses interrogations auraient tout de suite pu être résolues. André Balent y avait pourtant déjà publié des fiches extrêmement bien renseignées sur les hommes et les lieux (la notice sur Labastide a été publiée en novembre 2016) dont il est question dans l’ouvrage, mais bien d’autres encore qui auraient pu permettre de rendre la complexité du maquis Bir-Hakeim, tant dans son organisation que dans ses actions. De cela, le livre n’a retenu qu’une partie, et notamment les faits les plus spectaculaires (l’attaque du dépôt de la police à Montpellier. Il est vrai que la quête de l’auteur concerne un personnage ; mais le maquis auquel il appartint aurait mérité qu’on en sache davantage. Rien ou presque n’est dit de la fin du groupe, après les épisodes du mas de Serret et des Crottes, et surtout après les combats de La Parade (Lozère) au cours desquels Jean Capel trouva la mort. À ce titre, le récent ouvrage de Joël Drogland, Des Maquis du Morvan au piège de la Gestapo. André Rondenay, agent de la France libre, reste une référence dans sa capacité à restituer la complexité de groupes de résistance au travers d’un personnage. À la défense d’Olivier Bertrand, l’histoire du maquis Bir-Hakeim est d’une extraordinaire complexité et qu’il reste encore beaucoup à découvrir sur ce qu’elle a été. Raison de plus pour être prudent.

En dépit de quelques erreurs factuelles (le chef de la Milice curieusement nommé « Darland » au lieu de Darnand, p. 121, etc.) et faiblesses méthodologiques, on suit le cheminement de l’auteur vers la découverte de la vérité, au prix de fausses pistes et d’interprétations parfois rapides, ou de formules qui peuvent faire passer des hypothèses pour la réalité (dans la description des comportements, etc.). L’historien ne peut que tiquer. Le lecteur, en revanche, se laissera porter par le récit car l’ouvrage se lit très aisément, à la façon d’un roman policier, d’autant qu’il repose sur des faits historiques et fait écho à de nombreux massacres perpétrés sur l’ensemble du territoire, notamment en 1944. On sait gré à Olivier Bertrand d’avoir placé son travail dans une perspective plus générale. Si rien n’est dit des relations entre Londres et Bir-Hakeim (ce qui laisse supposer que le maquis agit en parfaite indépendance, y compris à l’égard des autres groupements), l’auteur relie son récit par exemple aux décisions allemandes, notamment ce qu’il appelle « l’ordonnance Sperrle-Herlass » publiée le 3 février 1944. Il s’agit en réalité d’un décret du commandant du commandant en chef à l’Ouest, signé par le général Sperrle, le 3 février, qui fut complété par une autre décision prise après le débarquement en Normandie, le 8 juin1 . Ce dernier décret visait spécifiquement le sud de la France, et incitait très explicitement à y exercer une répression d’une « dureté impitoyable ». L’effort de guerre se portait donc indistinctement contre les populations civiles aussi bien que contre la Résistance, avec les conséquences que l’on sait : des peines collectives pour lutter contre les bandes terroristes (auxquelles on dénie le caractère militaire) ; fusiller les résistants au moment de leur capture ; aucune sanction envers des soldats allemands, même en cas d’exactions contre des civils. La porte était donc ouverte aux atrocités qui, ainsi légitimées, n’ont pas manqué de se développer. Olivier Bertrand confirme les méthodes utilisées : encerclement des villages ou hameau suspectés ; exécutions sommaires ; pillages ; incendies. Le scénario qui s’est concentré sur le seul nom d’Oradour-sur-Glane, s’est donc répété maintes fois avant le drame du 10 juin 1944.

 

Note

1.François Marcot (dir.), Dictionnaire historique de la Résistance, éd. Robert Laffont, coll. « Bouquins », 2006, p. 780.

Grégory Mardon (ill.), Hubert Prolongeau et Arnaud Delalande (sc.), Le Travail m’a tuéFuturopolis, 5 juin 2019, 120 p., 19 € . ISBN : 9782754824682


 Présentation de l’éditeur. «
Partant d’une histoire authentique, le livre retrace le parcours d’une victime du monde du travail. Après une longue enquête, les auteurs racontent, dans une fiction, comment un système de harcèlement est mis en place, à tous les niveaux de la hiérarchie, afin de pousser les employés au maximum de leurs capacités… Un système qui les pousse, parfois, à l’irréparable.
Un grand récit-enquête sur le mal-être au travail. 

 Jeune ingénieur, Carlos Pérez se fait embaucher en 1988 par une grande marque automobile. Son rêve d’enfant se réalise. Il monte peu à peu les échelons, se marie, attend un premier enfant. Sa vie se complique dès lors que la société emménage dans un nouveau lieu, à l’opposé de la banlieue où il vient d’emménager. Une nouvelle génération de cadres arrive avec la nouvelle direction et la machine à broyer se met en marche. On l’envoie suivre le travail d’une usine en Argentine, pour mieux confier la suite de sa mission à un autre cadre. Lui, devra aller en Roumanie, abandonnant provisoirement femme et enfants. Les réunions inutiles se chevauchent, sa hiérarchie devient humiliante, inhumaine.

À bout, harcelé moralement, Carlos va commettre l’irréparable ».

 

 

Au printemps 2019, la justice a fait le procès des dirigeants de France Télécom et surtout de leur mode de gestion (on dit « management », à ne pas confondre avec « ménagement » comme on va le voir), entreprise qui a été marquée par de nombreux suicides voici une dizaine d’années. Le 14 juillet 2009, Michel Deparis, 50 ans, se suicide à Marseille. Il a laissé une lettre, accusant très explicitement les conditions de travail au sein de l’entreprise qui l’emploie. « Je me suicide à cause de mon travail à France Télécom. C’est la seule cause. Urgence permanente, surcharge de travail, désorganisation totale de l’entreprise, management par la terreur. Je suis devenu une épave. Il vaut mieux en finir. On va dire qu’il y a d’autres causes. Mais non, j’insiste là-dessus, c’est bien le travail qui a provoqué ça et donc c’est France Télécom qui est responsable de mon suicide. Le 30 juillet, Camille Bodivit, 48 ans, se jette d’un pont. Le 10 août, Nicolas Grenoville, 28 ans, se pend à son domicile. Le 9 septembre, Yonnel Dervin tente de mettre fin à ses jours en se poignardant lors d’une réunion avec ses collègues. Le 26 avril 2011, un cadre de France Télécom, Rémy Louvradoux, s’est suicidé en s’immolant par le feu1 . Etc. Soixante-neuf suicides entre 2008 et 2011, sans compter les cinquante-sept de 2000 et 2002.

À cela, Didier Lombard, PDG de l’entreprise, n’avait trouvé rien de mieux à répondre que : « Il faut mettre un point d’arrêt à cette mode des suicides qui, évidemment, choque tout le monde ». Avant de se rétracter le lendemain, sous l’émotion que ses mots avaient provoquée.

France Télécom n’est pas un cas à part. D’autres entreprises ont été concernées par ce phénomène, comme Renault, à la même époque. C’est d’ailleurs dans ce cadre industriel que les auteurs ont choisi de placer leur récit. Comme on a pu le lire plus haut, on voit l’ascension d’un employé, Carlos Pérez, un « cadre », qui a travaillé énormément, sans compter, pour faire le meilleur travail possible. Ses origines modestes et étrangères expliquent en partie sa forte implication : il a été habitué à vouloir faire mieux que les autres, supposés être partis de positions sociales plus favorables, pour pouvoir simplement exister. Mais il a aussi parfaitement intégré ce qu’on n’a cessé de lui inculquer : il croit en l’ascension sociale. Il doit faire mieux que ses parents (entre autres) pour les remercier de lui avoir donner les meilleures chances de réussir, mais aussi pour avoir leur reconnaissance en retour. Si les auteurs ne se sont pas attardés sur cet aspect des choses, on sait la force de ce mécanisme qui s’étend non seulement aux parents, mais aussi à l’ensemble du réseau social d’un individu, qui abouti immanquablement à sa culpabilisation et avec laquelle sa hiérarchie semble jouer. Mais ils montrent parfaitement comment ce mécanisme finit par se retourner pour l’écraser, quand d’autres facteurs interviennent. Dans le cas de Carlos Pérez, ce sont les choix des dirigeants qu’il peine de plus en plus à comprendre, et qui se traduisent pour lui par une perte complète du sens de ce qu’il fait et de ses repères. Des choix qui le poussent dans ses extrémités.

L’industrie n’est malheureusement pas le seul secteur à connaître (car les problèmes n’ont pas été réglés) ces difficultés, ces agressions contre ceux qui les font vivre et prospérer. L’agriculture est probablement la plus touchée, l’endettement étant l’un des éléments les plus couramment avancés : un suicide tous les deux jours en moyenne, dans un silence presque complet. La fonction publique n’est pas épargnée, y compris l’Éducation nationale. Il y a dix ans, justement, l’enseignante Véronique Bouzou publiait Ces profs qu’on assassine. Elle y faisait état de témoignages qui liaient directement, là encore, les suicides et les difficultés croissantes du métier, la dégradation des conditions de travail, le manque de reconnaissance et l’absence de soutien de l’institution, les pressions des parents et le comportement d’élèves2 .

On le voit, par le biais du cas de Carlos Pérez, Le Travail m’a tué invite à réfléchir aux conditions de travail et aux conséquences désastreuses que cela peut avoir. Loin de libérer l’individu, de le révéler à soi-même, de le réaliser, il peut se constituer en contrainte insupportable à vivre. On saura gré aux auteurs de la qualité du récit qui rend bien compte de la spirale qui se renferme sur Carlos Pérez, mais aussi de la qualité du dessin, sobre, et des plans choisis  par Grégory Mardon.

 

Gani Jakupi (sc., ill.), El Comandante Yankee éd. Dupuis, coll. « Aire libre », 224 pages, 3 mai 2019, 32 €. ISBN : 9782800152004


Présentation de l’éditeur. « Son nom ne vous dit peut-être rien : William Alexander Morgan. Pourtant, en prenant parti pour les rebelles, il devint une figure majeure de la révolution cubaine, le seul comandante non cubain avec le célèbre Che Guevara. Ancien soldat américain, « Yankee » combattant pour la cause de Fidel Castro et les valeurs démocratiques du Segundo Frente, son implication le mènera à participer activement aux conflits avant que les bouleversements politiques ne coupent court à ses convictions.

Au fil de plus de dix ans de recherches à recueillir les témoignages d’acteurs privilégiés de la révolution, tels que le commandant en chef du Segundo Frente Eloy Gutiérrez Menoyo en personne, à étudier les textes sur le personnage et à explorer les lieux habités par la rébellion castriste — obtenant ainsi des documents inédits à ce jour —, Gani Jakupi a tiré la matière nécessaire à ce véritable roman graphique, ainsi qu’il le souligne lui-même.

Au-delà de ce portrait des plus fidèles, Jakupi retrace ici un pan entier de l’histoire de Cuba au cœur de cette période trouble de la révolution : le quotidien des guérilléros, les antagonismes idéologiques, les coups d’éclat et d’État, tout ce qui imprègne cette île des Caraïbes incarnée par ses symboles.

El Comandante Yankee est, plus qu’une biographie unique, une fresque inédite sur une période historique cruciale ».

 

Gani Jakupi est un auteur rare, ne serait-ce que par le rythme de sa production. Son dernier album, Retour au Kosovo, avait paru chez Dupuis en 2014, dans lequel il évoque l’immédiat après-guerre dans son pays d’origine. Entre temps, l’auteur s’adonne au jazz ; il a surtout consacré énormément d’énergie à lire, à rencontrer des témoins des premiers temps du castrisme en vue de l’album qui sort maintenant. Quatre pages de sources, essentiellement bibliographiques ! Je ne me souviens pas qu’une bande dessinée ait pu un jour reposer sur une masse documentaire aussi importante. L’album est complété par les notices biographiques de la plupart des protagonistes mis en scène. Il faut bien employer cette expression, car Gani Jakupi ne cache pas avoir pris quelques libertés avec ce qu’il a appris : il indique ainsi quelques-uns des raccourcis qu’il a dû faire, pour faciliter la lecture. Il est à noter que les recherches de l’auteur ont donné lieu à la publication d’un livre aux éditions de La Table ronde : L’Enquête sur El Comandante Yankee 1 .

Car on a fort à faire, la situation de Cuba étant alors très complexe. Entre les factions qui cherchent à abattre le régime de Fulgencio Batista, les autorités en place, les services américains, la pègre locale (et américaine), l’évolution de leurs entreprises, leurs alliances et leurs antagonismes, on a vite fait de se perdre. D’autant que — et ce sera le seul point relativement négatif que l’on pourra regretter — le dessin des personnages peine à les distinguer. La plupart des opposants à Batista sont revêtus d’un uniforme semblable, sont tous barbus (au moins au début de l’album). On parvient tout de même à repérer quelques signes distinctifs, une coiffe, un insigne, mais c’est assez difficile. Il n’empêche que des dessins en pleine page sont remarquables, un soin particulier ayant été accordé à la couleur.

Quoi qu’il soit, Gani Jakupi a découpé la période en plusieurs épisodes, qui vont de décembre 1957 au 11 mars 1961. William Morgan, dont on n’apprendra que peu de choses sur son passé, vient proposer ses services au Segundo Frente d’Eloy Menoyo, fils de réfugiés espagnols (d’où son surnom : Gallego). De là, on découvre l’existence de plusieurs autres organisations, que l’on réunit habituellement dans les manuels d’histoire du secondaire sous le nom de barbudos. Les deux principales sont le Segundo Frente, qui agit dans la Sierra del Escambray, au centre de l’île, tandis que l’autre groupe, le M-26-72 est dans la Sierra Maestra, au sud.

L’auteur décrit les difficultés du Segundo Frente, mais aussi ses relations avec les autres groupes. L’entente n’est pas toujours franchement cordiale. On a ainsi plusieurs épisodes au cours desquels on voit Ernesto Guevara s’en prendre à différentes personnes, et en garder une profonde rancune : le mythe du révolutionnaire désintéressé et généreux s’effondre rapidement.

On voit aussi l’attitude ambiguë des États-Unis, qui, voyant que Batista ne sert pas leurs intérêts comme il le devrait, soutiennent Fidel Castro qui pourrait faire un bien meilleur allié, d’autant qu’il paraît anti-communiste. Trujillo, dictateur de Saint-Domingue, joue également un rôle dans ces affaires en favorisant un trafic d’armes.

Batista finit par tomber, et on entre dans une période trouble. Castro reste fidèle, si l’on peut dire, à la position qu’il a prise : le pouvoir ne l’intéresse pas. Il devient premier ministre, et les Américains placent ainsi un président ami à la tête du pays. Il se révèle en réalité un très habile manœuvrier. Les dissensions entre les groupes révolutionnaires prennent de l’ampleur. On retrouve les facteurs du coup de Prague, avec la fusion de ces groupes dans les ORI (organisations révolutionnaires intégrées), qui apparaissent en 1961, avant de se transformer en parti communiste cubain en 1965. Les tribunaux révolutionnaires fonctionnent à plein régime : Guevara fait d’ailleurs ici figure d’une sorte de Saint-Just. La réalité du nouveau régime castriste apparaît soudainement très nette aux yeux des révolutionnaires les plus intègres : ceux qui n’ont pas encore été arrêtés doivent fuir Cuba pour garder la vie sauve. William Morgan ne fait pas exception à la règle.

El Comandante Yankee est un album qui se mérite : il ne faut pas hésiter à se saisir d’un crayon et d’un papier pour prendre quelques notes et pouvoir s’y retrouver. Mais il rend beaucoup. Il permet surtout de mieux connaître les subtilités de la période trouble qui court de la fin des années cinquante à l’installation de Castro au pouvoir pour une très longue période. Car les rôles ne sont pas tranchés et aussi simples qu’on pourrait le croire. Et Gani Jakupi excelle justement à restituer ces ambiances troubles.

 

Notes

1. Gani Jakupi, Enquête sur El Comandante Yankee. Une autre histoire de la révolution cubaine, coéd. La Table Ronde – Éd. Dupuis (Aire Libre), 6 juin 2019, 304 pages, 24 €.
2. M-26-7 : mouvement du 26 juillet 1953, pour rappeler l’attaque de la caserne de la Moncada, à Santiago de Cuba, au terme de laquelle les assaillants ont été tués ou emprisonnés, comme leur chef Fidel Castro. Celui-là est finalement amnistié dix-huit mois plus tard, sur pression des États-Unis.

Jorge Bernstein (sc.), David de Thuin (ill.), Rapport de stage, Fluide Glacial, 6 avril 2022, 56 p., 12,90 €. ISBN : 979 1 0382 0400 3


Propos de l'éditeur. « Pas toujours facile le quotidien d’un stagiaire !
Qui n’a jamais vécu un stage en entreprise bien galère, mais alors vraiment vraiment galère ? Dans cet album, on suit le quotidien de Claire qui débute son stage à la SOPITEC. Les jours se répètent et paraissent énormément se ressembler. Elle se retrouve inondée de powerpoints sans aucun intérêt, passe de service en service avec le même sentiment de vacuité, participe à des Olympiades de stagiaires, constate avec dépit le mécanisme très élaboré des retards de réunion... 
À la SOTIPEC, Bernstein et de Thuin s’amusent à mettre en avant les petits détails ridicules de la vie d'entreprise vue par le prisme d'une stagiaire ». 
 
 
L'album de Bernstein et de Thuin se divise en plusieurs parties : celles qui rythment le rapport du stage de six mois qu'effectue à la SOTIPEC Claire Pergault, étudiante :
  1. La découverte de l'entreprise. Acquérir les principes de base du monde du travail;
  2. Les espaces de la vie commune. Savoir se repérer et évoluer au sein de l'entreprise ;
  3.  Enjeux et défi de la SDELPA [tiens ?]. Atteindre ses objectifs pour mieux se challenger ;
  4. Le bien-être infini. Trouver du sens et parfaire son esprit corporate.
On trouvera des publicités intercalaires pour des produits de la SOTIPEC : Soupec, aux restes de pommes de terre ; des placebos anti-dépresseurs (sans danger pour la santé ni effet) ; des stagiaires-baudruches, pour les services qui n'en reçoivent pas (de stagiaires…)
On voit que cela démarre classiquement (les auteurs ont imaginé la lettre de candidature — assez banale — de Claire), puis on glisse dans le langage marketing (« se challenger » ; « esprit corporate »). On sent l'entreprise qui se veut à la pointe. Il est à remarquer que les activités (en référant aux publicités, on hésite entre production pharmaceutique et production agro-alimentaire, sans garantie…) de cette SOTIPEC ne sont jamais décrites (ni l'acronyme explicité), ce qui permet d'en faire un modèle que l'on pourra placer dans des contextes tout à fait différents. Ici, le stage de Claire se fait dans des services administratifs.
Bien évidemment, c'est l'occasion pour les auteurs de s'en donner à cœur-joie avec tous les clichés imaginables. On a ainsi de beaux portraits d'incompétents (dont l'un découvre que le mode-dièse de la touche 3 s'appelle un hashtag, dont il ne sait que faire…), de tire-au-flanc débordés par rien (le 3e mail de la semaine, alors qu'on est que jeudi…) qui passent le temps à flemmarder et à s'agiter quand ils sont en passe d'être découverts…
On passe en revue le labyrinthe que forment ces services administratifs, qui portent des noms qui masquent mal l'inutilité : on a ainsi le SMULV (service maintenance et unification des leasings viabilisés : comprenne qui pourra…). Les dysfonctionnements ne manquent pas : photocopier un power-point, parce que c'est plus facile à lire ; des réunions (qui commencent systématiquement en retard) dont on ne connaît pas l'objet ; des brainstormings à partir de n'importe quoi (pour « activer les cerveaux »…).
Les auteurs ne tardent pas à imaginer une compétition entre stagiaires, histoire de savoir quel est le meilleur service et surtout le meilleur responsable de stage. Les épreuves (dûment réglementées par la Fédération française de stage) ? Faire une photocopie d'une page A4 noir et blanc, convertie en A5 recto-verso, format livret avec agrafe ; apporter un café en moins de sept minutes ; l'épreuve des organigrammes de la SOTIPEC ; et enfin, un combat de sigle.
Comme la SOTIPEC est une entreprise qui se préoccupe du bien-être de ses employés, chacun peut s'adonner au yoga, à des jeux collectifs (jeu des sept familles, ping-pong, pétanque — sans boules, pour éviter les accidents —, un escape game — le stage en entreprise —…), etc.

On s'attend à un album d'humour décalé. On l'a (et comment…), mais on se demande vraiment si la distance au réel existe bien. L'expérience de chacun qui, quel que soit son emploi, public ou privé, et à quelque niveau que ce soit, a été confronté à une administration retrouvera bon nombre de ses caractéristiques. Un album à diffuser auprès des collégiens, lycéens, et étudiants qui ont un stage à faire, afin de les aider à garder le recul nécessaire et leur esprit critique…

02/05/2022

Jean-Paul Demoule, Dominique Garcia, Alain Schnapp (dir.), Une Histoire des civilisations. Comment l’archéologie bouleverse nos connaissances, co-éd. La Découverte /INRAP, 2018, 700 p., 49 €. ISBN 978-2-7071-8878-6


Présentation de l’éditeur. « Depuis les années 1980, une révolution silencieuse a bouleversé nos connaissances sur l’histoire de l’humanité : celle suscitée par les extraordinaires progrès techniques et méthodologiques de l’archéologie, particulièrement grâce au développement de l’archéologie préventive. Nombre des représentations d’hier ont été nuancées, des pans entiers de cette histoire, jusque-là ignorés, ont été mis au jour. Mais si cette révolution a donné lieu à un foisonnement de publications scientifiques, il manquait une vision globale, accessible aux non-spécialistes. C’est ce défi qu’ont voulu relever ici trois des plus éminents archéologues français.

Réunissant les contributions de soixante et onze spécialistes mondiaux, associées à une riche iconographie et à une cartographie originale, cet ouvrage propose une histoire renouvelée des civilisations. Il couvre l’ensemble des périodes et des continents, en mettant l’accent sur les avancées les plus significatives : la localisation du berceau de l’hominisation, les origines et l’extension des civilisations sédentaires, les stratégies économiques et politiques qui ont mené à la fondation des grands empires et les conditions de leurs dislocations, les modalités de la mondialisation des époques moderne et contemporaine, sans oublier les migrations qui se sont succédé de la préhistoire jusqu’à nos jours. 

Grâce à cette vision globale de l’aventure humaine, on découvrira comment l’archéologie apporte sa contribution à la connaissance des sociétés sans écriture comme à celle des civilisations de l’écrit. Et comment elle rend possible un nouveau dialogue entre sources textuelles et sources matérielles, qui bouleverse plusieurs domaines de l’histoire ancienne, médiévale et moderne ». 



Avec ses sept cents pages, cette Histoire des civilisations a de quoi impressionner. Mais pour brosser un tel panorama chronologique et géographique de façon aussi synthétique, c’est plutôt la prouesse des auteurs qui doit être reconnue comme impressionnante. L’ouvrage suit une trame chronologique : on passe ainsi de « L’hominisation et les sociétés de chasseurs-cueilleurs » (chap. 1) aux « Premières sociétés agricoles (chap. 2) et à « L’origine et extension des États centralisés » (chap. 3). « Des empires à la mondialisation » (chap. 4) achève ce parcours.

Par la restitution de qu’ont pu être les sociétés passées, on comprend que l’archéologie est un outil important de qu’on nomme aujourd’hui le « vivre ensemble ». Elle permet en effet de relativiser les prétentions nationalistes sur tel bout de territoire, sous des prétextes de toutes sortes, celui de la culture le disputant à l’ordre d’arrivée des groupes humains. Et cette relativisation passe d’abord par la compréhension du passé, dont l’archéologie fait surgir toute la puissance matérielle. On en profite d’ailleurs pour souligner la qualité des cartes et des tableaux synoptiques qui ponctuent le volume et aident beaucoup à la compréhension des démonstrations, sans oublier celle de l’abondante iconographie.

De plus, cette Histoire des civilisations nous offre la possibilité de sortir du cadre étriqué proposé par les programmes scolaires, trop centré sur l’Europe — au mieux — et surtout sur la France. Les articles montrent les liens entre les groupes humains, tantôt entretenus avec soin, tantôt relâchés, sans qu’on oublie que la guerre est aussi un type de relation sociale. Ce faisant, elle se joue des grands découpages chronologiques et des grandes ruptures, fabriquées et présentées au XIXe s. Exit donc les « Grandes Invasions », les  « Grandes Découvertes », exaltations superlatives qui mettent en scène la civilisation européenne. À la place, on trouvera les thèses les plus récentes sur les débuts du peuplement des Amériques, de l’Océanie, etc.

Enfin, les auteurs n’ont pas seulement cherché à aborder les civilisations les plus anciennes. Les études vont jusqu’au XXe s., avec des thèmes concernant la première guerre mondiale, ou la guerre froide vue au travers des installations soviétiques à Cuba. Dans l’ultime chapitre s’ouvrent « De nouveaux champs d’étude pour l’archéologie » (chap. 5). On y trouvera des points très intéressants sur les techniques utilisées, notamment la détection et la datation dont les progrès suivent exactement ceux de l’informatique (entre autres), sur les domaines nouveaux (pour les profanes que nous sommes) qu’elle explore désormais, notamment ceux de la génétique. L’image de l’archéologue grattouillant la terre n’appartient pas encore au passé, mais elle doit être dépoussiérée soigneusement.

Ce volumineux ouvrage, écrit dans un langage très accessible, est une nouvelle et magistrale démonstration qui achèvera de convaincre de ce que l’archéologie n’est plus une science — voire même une « source » — auxiliaire de l’histoire, comme on l’apprenait encore à l’université il y a une trentaine d’années, mais bien une science à part entière. Où l’on retrouve ainsi la pleine signification de son étymologie, à savoir un discours, une considération sur les choses du passé. Mais un passé qui, en retour, a bien des choses à dire sur notre présent, avec les outils les plus performants.

Stéphane Lemardelé, Le Nouveau Monde paysan – Au Québec, La Boîte à Bulles, coll. « Contre-cœur », 2019, 256 pages, 29 euros. ISBN 978-2-84953-328-4


 Présentation de l’éditeur. « Rencontre avec les acteurs d’un nouvel écosystème agricole, de nouvelles solidarités, au cœur de la campagne québecoise.

Maud-Hélène, Christian, Yoana et Jean-Martin sont convaincus qu’une autre agriculture, qu’un autre mode de vie sont possibles. Ils construisent les fermes de demain, innovent, entreprennent et bâtissent de nouveaux projets, plus humanistes et solidaires. Face aux verrous syndicaux, aux quotas, aux lourdeurs administratives, et aux difficultés climatiques, ces producteurs et artisans luttent pour proposer une alternative à l’agriculture intensive et à la nourriture industrielle, encouragés par une demande croissante.

À travers une série de portraits Stéphane Lemardelé croque l’histoire de ces paysans québécois, néo ruraux pour la plupart, venus chercher un nouveaux mode de vie, plus sain, et plus respectueux de l’environnement.

Un magnifique voyage au cœur de la campagne québecoise, et une vraie réflexion sur les nouvelles tendances agricoles ».

 

 

Né en France, Stéphane Lemardelé s’est établi au Québec en 1995. Ce n’est donc par le regard d’un dessinateur de passage qu’il nous donne à voir ce Nouveau Monde, mais par celui de quelqu’un qui a pris le temps de connaître le pays et les personnes qui l’habitent. Les deux cent cinquante six pages de cette bande dessinée nous permettent d’ailleurs de l’accompagner à un rythme calme, qui est celui de ceux que nous découvrons au fur et à mesure. C’est justement l’une de leurs préoccupations, parmi celles qui ont contribué à réorienter leur vie, car tous ces paysans (on va oublier le terme d’ « agriculteurs », qu’on réservera aux adeptes de l’intensif) ne sont pas forcément issus de ce milieu professionnel, quand bien même ils seraient nés à la campagne. Il s’agit plutôt de « néo-ruraux », d’immigrés venus de France (et d’ailleurs), etc., qui se sont questionnés sur la nature de la civilisation occidentale, sur le sens de leurs activités et donc celle de leur vie.

Portrait après portrait, on découvre un fourmillement d’idées, une diversité de situations, de réussites mais aussi d’échecs. Mais s’il est un trait qui domine, c’est celui de la solidarité qui s’exerce à l’échelle du petit bout de territoire qu’ils mettent en valeur, tant d’un point de vue agricole qu’artisanal, mais dont les ramifications s’étendent jusqu’aux grandes aires urbaines par le biais de l’écoulement de leur production. Car on aura tort de considérer tout ce groupe vivant dans une autarcie totale, déconnecté du reste de la société et de l’économie. Mais leurs activités répondent à d’autres impératifs : on produit pour vivre, c’est-à-dire pour satisfaire ses besoins, avec une marge de sécurité. C’est donc une sorte de contre-société, un mode de vie alternatif que l’on aborde peu à peu.

En même temps, les aspects négatifs ne sont pas laissés sous le tapis. Les mauvais choix de production, les maladresses de néophytes, les désillusions sont aussi évoquées. Mais Stéphane Lemardelé s’attache également à dépeindre les obstacles auxquels se heurtent les protagonistes  de son récit : l’incompréhension des adeptes de la monoculture du maïs, à grands coups de chimie et de mécanique, et surtout les normes et les règlements administratifs, plus absurdes les uns les autres. Ce sont aussi les difficultés financières, qui bloquent toute velléité d’installation de jeunes : le crédit s’ouvre au-delà d’une taille d’exploitation minimale, quand les surfaces n’ont pas été accaparés par des agriculteurs déjà en place.

On est séduit par la confiance qu’a su bâtir Stéphane Lemardelé avec chacun des personnages, qui imprègne son récit. On la sent dans les propos qu’il restitue, qui sonnent très juste — en plus de nous permettre de développer notre lexique québécois. Elle est évidemment présente dans son dessin très délicat, aux tons presque pastels, comme le montre la couverture qui évoque — à dessein — le tableau de Grant Wood, American Gothic (1930), qui se trouve dans les premières pages de l’album.

Sylvain Bourmeau (dir.) , AOC [Analyse Opinion Critique], cahier n° 1, « « Gilets jaunes » : hypothèses sur un mouvement », La Découverte, 2019, 216 p., 12 €. ISBN 978-2-348-04370-3

L’enseignement scolaire de l’histoire ne s’intéresse qu’à des objets relatifs à un passé souvent très éloignés dans le temps. Aborder les événements liés aux entreprises terroristes comme le 11 septembre 2001 apparaît déjà un exploit, alors que la plupart des élèves à qui nous nous adressons n’étaient même pas nés à ce moment-là. Il n’empêche que les professeurs de notre discipline ont à s’imprégner de l’actualité, ne serait-ce que parce que ses racines tiennent précisément à l’histoire : par nature, il n’y a pas de phénomène surgissant ex abrupto

Pour ignorer ce principe de base, faute de culture historique, par manque d’intérêt ou tout simplement de temps1 , trop de journalistes développent une analyse trop superficielle sur les faits qu’ils rapportent. La « crise » dite des « gilets jaunes » (avec ou sans les guillemets, avec ou sans majuscules initiales) en est l’illustration la plus révélatrice du moment. Sa complexité mérite mieux que les amalgames et raccourcis que les médias dominants n’ont cessé de colporter, faute d’avoir les moyens de la saisir. Pour autant, le phénomène n’est pas  encore achevé que la recherche scientifique s’y intéresse déjà, avec les infinies réserves que la faible distance chronologique à l’objet étudié imposent en pareil cas, et parce qu’il n’a fini de se transformer et de produire toutes ses conséquences. C’est précisément le but que s’est assigné AOC, depuis un an, en soumettant l’actualité à des chercheurs sans attendre : « il n’y a pas un temps pour le journalisme et un temps pour la recherche », comme le rappelle Sylvain Bourmeau (p. 9).

Ici, ce sont vingt-quatre scientifiques qui ont été sollicités pour délivrer leur analyse2 , qu’ils soient sociologues, philosophes, etc., et bien sûr historiens ou géographes. La richesse de leur production ne peut être restituée en quelques lignes : on ne peut qu’engager à lire les articles, d’autant qu’ils sont assez courts (six à huit pages, en général), mais très bien informés et très accessibles. On se contentera de donner quelques éléments très (trop) synthétiques qui viennent en contrepoint de ce que la presse a cru voir3 .

On oppose souvent les espaces ruraux, supposés pauvres, aux espaces urbains, qui concentrent population et richesses. Or, les deux -tiers des ménages les plus pauvres vivent dans les aires urbaines. De plus, les nombreuses interdépendances territoriales ont été révélées par le mouvement qui s’est développé depuis novembre, grâce à la voiture rendue nécessaire pour pouvoir accéder aux différents espaces. À ce compte, on estime généralement que ce sont les habitants des couronnes périurbains qui ont fourni les premiers contingents des « gilets jaunes ». De fait, la périurbanisation4 a entraîné un allongement des distances entre résidence et lieux de travail et de consommation, restés en ville, encouragée par des municipalités soucieuses de développement (démographique et économique). Or, ce schéma simpliste ignore le fait que les dynamiques qui sont à l’origine des emplois est plus important dans les espaces périurbains que les centres des villes. Au contraire, ces espaces sont perçus négativement : on met en avant les contraintes5 (qui concernent notamment les transports), l’inadéquation avec les impératifs environnementaux, sans parler de l’uniformisation des paysages, rongés par des lotissements de pavillons individuels6 . Cette perception conduit au sentiment d’espaces périurbains qui seraient abandonnés, par rapport aux centres des villes, bien mieux pourvus en transports en commun modernes (tramways…) et en services de toute nature.

La relation médiatique fait apparaître que le mouvement est porté par les couches inférieures des classes moyennes et les classes populaires. Il s’agit plus précisément de membres de professions intermédiaires, dont, pourtant, le revenu et le pouvoir d’achat sont relativement stables, sans atteindre une marge de confort suffisante pour les protéger en cas de difficultés conjoncturelles. Mais cette sensibilité crée un sentiment d’injustice au regard des efforts exigés par les politiques néo-libérales, que ces catégories sociales supporteraient essentiellement, et celui d’une érosion du pouvoir d’achat, révélé par les hausses ponctuelles du prix des carburants (en oubliant les baisses). Pour autant, les « gilets jaunes » tendent à se distinguer des « assistés », bénéficiaires des aides sociales, tout en exigeant une meilleure distribution des richesses. On retrouve ici l’un des effets du discours libéral qui vise à un émiettement de la société en une somme d’individus, responsables de leur destin et de leurs conditions sociales : être pauvre serait ainsi le résultat d’une volonté personnelle (ou plutôt un manque de volonté), voire même d’un désir de vivre en parasite aux dépends des autres.

D’autres contributions s’attachent aux références historiques brandies par les « gilets jaunes », notamment la Révolution française (d’une façon indistincte)7 . Mais on lira avec autant d’intérêt les articles portant sur l’analyse politique du mouvement (abusivement assimilé à l’extrême droite ou à l’extrême gauche), sur la perception du pouvoir exécutif et des actions engagées, sur celle du pouvoir et des élites par les « gilets jaunes », etc. Une mention particulière doit cependant être accordée à la contribution de Bruno Latour, qui place ce mouvement dans une perspective dépassant le cadre national, à savoir celle de la nécessaire transition écologique8 . Il montre en effet que le mouvement est l’occasion d’éclairer en quoi consiste cette transition : pour produire quelle civilisation ? À ses yeux, il révèle l’incohérence entre d’une part l’état réel de la planète et, d’autre part, les modes de vie et l’idée de progrès qui persistent à être promus. Or,  qui s’en remettre ? L’État est impuissant, pris dans les logiques de développement territorial qu’il a construites. Pour Bruno Latour, il faut s’inspirer de l’exemple de ceux qui ont déjà opté pour un mode de vie tout à fait alternatif, reposant sur une autre vision du territoire, qui dépasse complètement le maillage administratif actuel, réellement utilisé par les citoyens. Ce sont eux seuls qui sont en mesure d’évaluer leurs propres besoins, d’estimer sur quelles ressources ils peuvent compter, et de faire le tri entre leurs souhaits et ce qui est possible. S’il doit y avoir une consultation nationale, elle ne doit pas être une injonction étatique. Elle doit reposer au contraire sur des groupements (militants, associations, scientifiques, etc.), dont la légitimité ne peut être mise en doute, dont le travail de réflexion doit être soutenu. Le but est de dresser une « cartographie des controverses ».

On n’oubliera pas, enfin, la nouvelle d’Éric Chauvier (« Bikini rouge sur fond jaune », p. 195) qui retrace la trajectoire d’une fille sur une trentaine d’années, jusqu’à un rond-point, en décembre 2018.

 

 Notes

1. On n’ignore pas les conditions déplorables de travail de l’immense majorité des journalistes et des pigistes, masqués par la poignée d’éditorialistes omniprésents et omniscients (ce qu’ils croient).
2. Chacune de ces analyses est à chaque fois datée, ce qui prévient l’étonnement de ne pas voir tel ou tel fait, qui, s’étant produit ultérieurement, n’aura donc pas pu être pris en compte. On regrette cependant l’absence de sources qui permettraient d’aller plus loin. On se référera toutefois aux principaux travaux des auteurs que l’on jugera les plus intéressants.
3. Lire en particulier Yves Citton, « Abécédaire de quelques idées reçues sur les « gilets jaunes » » (p. 37 et suiv.).
4. Voir la contribution de Michel Lussault, « La condition périurbaine » (p.171 et suiv.).
5. On lira notamment la contribution du géographe Samuel Dupraz, « La France contrainte des « gilets jaunes » » (p. 75 et suiv.).
6. Michel Lussault rappelle la couverture du magazine Télérama avait consacré à « La France moche » en février 2010 (p. 178).
7. Guillaume Mazeau, « Les « gilets jaunes » et la Révolution française : quand le peuple reprend l’histoire » (p. 107).
8. Bruno Latour, « Du bon usage de la consultation nationale » (p. 189).

 

Jean-Yves Le Naour (sc.), Iñaki Holgado et Marko (ill.), Aretha Battistutta (coul.), <i>Le réseau Comète. La ligne d'évasion des pilotes alliés</i>, Bamboo, coll. « Grand Angle », 56 p., 31 mai 2023. ISBN 978 2 8189 9395 8

Présentation de l'éditeur . « Des centaines de résistants de « l’armée des ombres », discrets, silencieux, un « ordre de la nuit » fait...