05/06/2019

Yann Rambaut, Le Nouveau Président , éd. Delcourt, coll. « Pataquès », 5 juin 2019, 96 p., 15,95€


Présentation de l’éditeur. « Pour le deuxième anniversaire de l’élection d’Emmanuel Macron, retrouvez un personnage principal en tout point semblable ou presque, dans cet ouvrage de référence, qui servira de guide pour toute personne souhaitant briguer le poste de président.

Suite à la mystérieuse disparition du président de la République française, des élections sont organisées. Ce livre, au récit palpitant, guidera au mieux le lecteur dans des problématiques complexes que seul un président peut connaître, telles que :
– Doit-on prendre un duvet et des draps quand on vient vivre à l’Élysée ?
– Un ministère de la rhubarbe, pour quoi faire ?
– Comment résister à la pression incessante du lobby du parmesan ? ».

 

Les éditions Delcourt présente la collection Pataquès comme suit : « Pataquès – L’humour qui prend aux strips. Une collection dirigée par James avec :

  • Un humour contemporain : traiter des sujets de société, porter un regard critique, décalé ou absurde sur le monde qui nous entoure, sur nos comportements.
  • Des formes courtes (stries, gags en une page, courtes chroniques) et les petits formats. Revenir à l’essence pop et pulp de la bande dessinée.
  • Un esprit d’équipe parmi les auteurs, avec des passerelles, des collaborations croisées, dans l’esprit de ce qu’on vit dans les rédactions ».

Le Nouveau Président avait donc toute sa place dans cette collection, avec un album qui rappelle beaucoup un auteur comme FabCaro, quoi que Yann Rambaud soit « un auteur majeur de notre civilisation, aux côtés d’Albert Camus, Romain Gary et Patrick Sébastien ».

On suit un candidat aux élections présidentielles dans les dernières secondes qui précèdent l’annonce des résultats du second tour : plus que 9996 secondes… Ce candidat — dont on ne saura jamais le nom, mais sa silhouette donne des indices — et père de famille — il a un fils, Maurice-Papon, et un autre de rechange — représente le parti des républicains oligarques et ultra-techniques l’emporte par 3 à 0 face à la candidate du parti de l’extrême centre. Mais dès son installation à l’Élysée le soir même, il est confronté à un obscur lobby du parmesan qui va s’employer à mettre à mal sa politique si le nouvel élu ne favorise pas ce fromage. Ce groupe de pression utilise la corruption, et va jusqu’à assassiner des conseillers présidentiels à coups de CD de Pascal Obispo. Cependant, il contrôle aussi le budget de l’État, et les comptes sont rapidement à zéro (il reste 145 euros sur le compte courant), avec une dette très importantes (2000 milliards d’euros) : il faut trouver des solutions. Le président décide de payer de sa personne, et cherche un petit boulot. Il chante dans les rues, mais la situation continue à se dégrader : hausse du chômage, crise financière, scandales écologiques, montée des extrêmes. Le président est alors enlevé par le lobby du parmesan. Il apprend alors coup sur coup que  non seulement Stéphane Bern en fait partie, mais que le numéro 2 du parti des républicains oligarques veut l’assassiner. Le dénouement — heureux de cet enlèvement — ne sera pas dévoilé hier.

Les personnages sont dessinés de façon volontairement incomplètes, sans les yeux, ce qui peut perturber. Les situations et les dialogues sont complètement loufoques, et tendent à désacraliser les fonctions et les personnages qui les exercent. Évidemment, on se doute que ce n’est pas l’album idéal pour travailler en éducation morale et civique : le but recherché par Yann Rambaud n’est absolument pas là. Mais les amateurs de non-sense y trouveront leur compte…

08/05/2019

Tom Tirabosco (sc. et ill.), Femme sauvage, Futuropolis, 8 mai 2019, 240 p., 25 €. ISBN : 9782754824569


Présentation de l’éditeur. « Dans un futur proche, dans un monde en plein chaos, où le capitalisme sauvage et les dérèglements climatiques ont bouleversé l’ordre des choses, une jeune femme part seule rejoindre la rébellion. Pour cela elle va devoir faire un long voyage dans une nature hostile, un voyage qui l’amènera au bout d’elle-même. Entre Into The Wild et Sur la route, Tom Tirabosco nous propose un voyage initiatique en forme de fable, et s’interroge sur notre avenir et sur l’évolution de notre planète ».

 

 

 

Plusieurs œuvres arrivent spontanément en tête en lisant Femme sauvage. Les premières pages évoquent l’atmosphère du film de Richard Fleischer, Soleil vert (1973), la couleur en moins. Il se trouve justement que la seule date qui apparaît dans la bande dessinée de Tom Tirabosco est 2022, et que le film se déroule à New York, quand l’ouvrage prend pour premier cadre une ville des États-Unis. Le recueil de la « femme sauvage », narratrice qui reste complètement anonyme, rappelle irrésistiblement l’un des épisodes de Tintin au Tibet (1960), quand le héros est sauvé par le yéti qui apparaît (aussi) sous la forme d’une ombre en pleine tempête de neige. Et enfin, on a des références explicites à Walden ou la vie dans les bois, de Henry David Thoreau (1854), dont des extraits sont donnés dans le présent ouvrage. S’ajoute à tout cela un trait noir, au fusain, qui, tout en restant très élégant, vient alourdir encore le climat du récit.

En lisant cette introduction, on se dit qu’on tient là un ouvrage très pessimiste. On est d’ailleurs au moment où le dérèglement climatique produit ses effets les plus spectaculaires, notamment sous la forme d’un éclatement complet de ce qui permet de faire société. Et effectivement, il n’y a pas grand chose qui vienne sauver l’espèce humaine, tout entière obnubilée par sa propre destruction et celle de la Terre par la même occasion. On est d’ailleurs très clairement averti par la quatrième de couverture, quand l’auteur fait tenir ses propos à la narratrice : « j’ai toujours pensé que les humaines étaient une espèce toxique. Des super prédateurs. Les humains, à part tout bousiller et rendre ce monde plus laid, je ne sais pas à quoi ils servent… ». On en est donc réduit à la suivre dans son périple solitaire, à travers champs et bois, tiraillée à la fois par son passé (l’homme qu’elle a perdu) et un avenir on ne peut plus hypothétique : les Rebels, qui se trouvent au Nord. Chaque jour, chaque nuit, est une étape franchie dans sa survie, dans un univers hostile, avec des moyens matériels réduits au strict essentiel : un sac, un couteau, une boussole… Le seul luxe est le livre de Thoreau, auquel son compagnon a eu le temps de l’initier.

Vu comme cela, la « nature » (si on veut continuer à qualifier de cette façon ce qui n’est pas humain, et reconnaître une séparation nette entre nature et humanité) et l’homme sont bien deux choses différentes, qu’on ne peut concilier. Pourtant, c’est de ce milieu hostile que viendra le salut et l’avenir.

Femme sauvage est assurément l’album le plus intéressant de ce début d’année, de par la trame du récit mais aussi par la façon dont Tom Tirabosco l’a traité, tant du point du scénario que de celui du graphisme. On peut le lire comme un espoir pour l’espèce humaine confrontée au cataclysme qui s’annonce, loin des illusions technologiques sur lesquels certains se fondent encore pour en faire une solution à toute épreuve. Or, l’auteur la situe, cette solution, dans les ZAD. Il se trouve justement que d’autres auteurs ont envisagé ces zones comme autant de portes ouvertes sur des formes de sociétés nouvelles, pas si utopiques que cela [1]. Et on verra alors que l’affirmation préliminaire de la narratrice, que l’on peut lire en quatrième de couverture, se trouve fortement nuancée par l’évolution du récit.


Notes

[1On se reportera notamment à la bande dessinée de Thomas Azuélos (ill.) et Simon Rochepeau (sc.), La ZAD. C’est plus grand que nous, éditée en février dernier chez… Futuropolis (y aurait-il un hasard ?). Voir le compte rendu de lecture sur ce même site.












06/05/2019

Philippe Thiraut, Jorge Miguel, Shanghai Dream. T. 2, « À la mémoire d’Illo»

Philippe Thiraut (sc.), Jorge Miguel (ill.), Shanghai Dream. T. 2, « À la mémoire d’Illo», Les Humanoïdes associés, 27 mars 2019, 56 p., 14,50 €. EAN 9782731691450

 

Présentation de l'éditeur. « À la veille de la Seconde Guerre mondiale, l’exil tragique d'un couple uni par sa passion du cinéma.

Berlin, 1938. Bernhard et sa femme Illo subissent de plein fouet les lois antisémites qui leur interdisent de vivre de leur art, le cinéma. Comme des milliers de juifs, le couple choisit de s’exiler. Au bout du voyage : Shanghai, une ville énigmatique et bouillonnante, où tout est à découvrir et à recommencer ».


06/02/2019

Thomas Azuélos (ill.), Simon Rochepeau (sc.), La ZAD. C’est plus grand que nous, éd. Futoropolis, 6 fév. 2019, 208 p., 25 €. ISBN : 9782754824149


Présentation de l’éditeur. « En 2000, l’ancien projet d’aéroport du Grand Ouest est réactivé dans le bocage de Notre-Dame-des-Landes, près de Nantes.

En 2009, après tous les recours juridiques imaginables, des habitants envisagent de s’opposer physiquement au démarrage des travaux et lancent l’appel des « habitant-e-s qui résistent ». Des centaines de jeunes gens de la France entière, issus des luttes politiques écologiques, anti-autoritaires ou à la recherche de modes de vie alternatifs, commencent à venir s’installer sur la zone promise aux grands travaux.

Le 16 octobre 2012, le gouvernement Ayrault lance « l’opération César » qui a pour but d’évacuer, par la force, Notre-Dame-des-Landes et d’en chasser les occupants qui s’opposent au projet de construction de l’aéroport.

Le 17 janvier 2018, le projet est officiellement abandonné. Entre ces deux dates, les zadistes résistent, s’organisent collectivement, cultivent, avec l’aide des paysans restés sur place, des terres dans le bocage, rêvent d’une autre façon de vivre : « Nous sommes une armée de rêveurs (rêveuses) et pour cette raison nous sommes invincibles.

Qui sont vraiment les zadistes de Notre-Dame-des-Landes ? Que veulent-ils ? Comment vivent-ils ? Embarqués pendant de longues semaines à leurs côtés, les auteurs ont choisi une fiction documentée pour rendre compte, au plus près, de la réalité de la vie sur la ZAD. Le récit de Thomas Azuélos et Simon Rochepeau est celui d’une lutte, hors des partis et mouvements traditionnels, contre l’aménagement capitaliste du territoire et pour défendre d’autres manières de vivre ».

 

 

Le dessin de Thomas Azuelos alterne des aplats de couleurs assez différents : du trait simple à une gamme de couleurs plus chatoyante. On obtient ainsi un univers graphique à plusieurs dimensions qui renvoie à des émotions différentes.

On a là un récit qui repose sur ce qu’ont vécu les deux auteurs, qui ont partagé la vie des zadistes de Notre-Dame-des-Landes pendant un temps. On pourrait alors penser qu’on tient alors un album partisan ; à tort. Bien sûr, on retrouve la tension entre forces de l’ordre et opposants au projet d’aéroport. Mais l’intérêt se situe ailleurs. La gendarmerie n’est guère montrée, symbole d’un État lointain, à distance de ce qui se passe réellement sur les lieux.

Les auteurs s’attachent à nous donner à voir des zadistes aux motivations différentes. Aux uns suffit la lutte contre le flic. D’autres voient à plus long terme, et considèrent le combat contre le projet comme la base d’une société alternative. Entre les deux, on a des individus qui ne savent pas forcément pourquoi ils sont là, certains ne cherchant qu’à satisfaire leurs intérêts. L’album nous apprend ainsi à nous départir de l’image colportée par les médias, au mieux de zadistes formant un ensemble homogène, au pire de marginaux errant sans but, mais toujours aux crochets de la société.

On a également un troisième groupe, constitué par les agriculteurs dont les familles sont implantées de longue date. Et on touche là à un autre intérêt du récit, qui est de montrer que là non plus, il n’y a pas de position unanime vis-à-vis des zadistes. Doit-on les considérer comme des amis ou des fauteurs de troubles ? Pour autant, les points de vue ne sont pas forcément figés, pour certains des protagonistes, en tout cas. C’est dans ces interstices qu’émergent de nouveaux rapports sociaux, et les germes d’une nouvelle société qui se développe avec difficulté.

Bien servi par une partie graphique très intéressante, ce bel album séduit par la restitution de toute la complexité des engagements militants, et celles des relations entre autochtones et nouveaux arrivants. Ce qui s’édifie dans cette ZAD est donc bien plus grand que nous.

03/02/2019

Timothy Morton (trad. fr. : Cécile Wajsbrot), La Pensée écologique , éd. Zulma, coll. « Essais », 7 février 2019, 272 p., 20 €. ISBN : 9782843048500


 Présentation de l’éditeur. « Si l’agent spécial Dale Cooper (Twin Peaks) prenait la plume, voici le livre qu’il pourrait écrire. Car, à l’image du personnage de David Lynch dont le rapport au monde est bouleversé, Timothy Morton propose une philosophie radicale et troublante.

Le réchauffement climatique, phénomène irréversible dû à l’activité humaine, a déclenché la sixième extinction de masse. Le constat est simple : nous manquons d’outils conceptuels pour penser cette ère de l’Anthropocène. Et si nous nous affranchissions du concept de Nature ? Si, enfin, nous pensions grand (global plutôt que local) ? Et que dire du maillage, de l’interconnectivité de tout avec tout ?

Avec intelligence et humour, Timothy Morton nous libère des discours bien-pensants : adieu écologie verte, économie circulaire et développement durable. Tous ces petits pas pour un monde plus « vert » servent trop souvent à soulager les consciences et verdir les programmes électoraux. Il nous faut changer profondément notre manière de penser, notre manière d’être au monde. De Charles Darwin à Emmanuel Levinas, de William Wordsworth à Percy Shelley, Timothy Morton illustre ses bases théoriques d’exemples aussi concrets que l’art contemporain ou le cinéma de science-fiction – à l’image de Blade Runner ou Solaris. Voici un texte radical qui change notre regard sur le monde, à la fois très accessible et totalement nouveau dans le champ de la philosophie contemporaine ».

 

 

Philosophe né à Londres, Timothy Morton enseigne aujourd’hui dans une université du Texas. Le présent ouvrage est la traduction française de ce qu’il avait fait paraître en 2010 : The Ecological Thought (Harvard University Press). « Quoi ? C’est un livre de philo ? OK : on lâche… ». Sauf qu’on aurait bien tort, tant l’écriture est fluide et prenante. Il y a bien quelques concepts, comme on le verra par la suite, mais le tout se lit fort bien et très facilement, notamment grâce à des exemples qui sont dans un univers familier : le cinéma, la chanson, etc. On peut perdre le fil de temps en temps, l’auteur ne rechignant à passer d’une situation à une autre qui a priori n’a rien à voir avec la première. En réalité, on s’aperçoit vite que sa démonstration est très structurée, très solide, et on retrouve ses repères, sans exclure l’humour1.

Reste à savoir ce que Timothy Morton entend par « pensée écologique ». Il s’agit d’un concept très  globalisant, ce qui devrait satisfaire les historiens : « Penser écologique a à voir avec l’art, la philosophie, la littérature, la musique et la culture […], avec la pratique actuelle des sciences humaines [aussi bien] qu’avec les sciences dures, de même qu’avec les usines, les transports, l’architecture et l’économie » (p. 17). Aussitôt après, il indique que « l’écologie inclut toutes les voies imaginables du vivre ensemble. Au fond, l’écologie parle de coexistence ». Et la thèse du livre de Timothy Morton est entièrement fondée sur cette base.

Il considère en effet qu’absolument tous les êtres sont interconnectés dans la biosphère. La moindre bactérie est la sœur de l’homme. Si vous aviez oublié que les amibes de mes amibes sont aussi mes amibes, il va falloir que ce soit bien ancré dans votre esprit, car au-delà de la blague, Timothy Morton dit qu’avoir une conscience écologique suppose d’avoir d’abord conscience que l’ensemble des êtres vivants vivent dans un même ensemble et agissent les uns avec les autres. L’homme est un composé organique empli de bactéries et de virus : pourrait-il vivre indépendamment de ces êtres vivants, alors même qu’ils le constituent ? Allons plus loin, puisqu’il incorpore même parfois des éléments technologiques (implants divers, prothèses, chimie…) ; mais comment considérer ces matières exogènes ?  

Timothy Morton montre que cette interconnexion, ce « maillage » comme il le désigne, permet d’en finir avec l’idée de « nature ». De quelle nature s’agit-il ? De l’ensemble des êtres vivants, à l’exclusion de l’homme : la barrière est étanche entre ces deux univers indépendants l’un de l’autre. Et cette vision des choses (entendons : sans conscience) lui a donné un blanc-seing pour une exploitation sans vergogne, dont on voit aujourd’hui les limites. Exploiter une matière sans âme est quand même plus facile. L’histoire a montré que toutes les entreprises génocidaires reposaient sur le déshumanisation de l’Autre. On voit que tout est lié. 

Cela amène Morton à contester les actions qui visent précisément à protéger la nature, comme un objet qui serait en situation de faiblesse, d’infériorité par rapport aux hommes. Ces êtres ont-ils réellement besoin de nous ? Nous ont-ils seulement attendus ? Cette posture conduit à des actions à faible portée, à l’efficacité douteuse pour régler la crise environnementale… provoquée par l’homme. Elle sert surtout à donner bonne conscience au genre humain, à entretenir une barrière artificielle, mais elle contribue à avoir une conception complètement faussée : de gentils animaux agressés par les méchants hommes. Timothy Morton montre l’importance qu’il y a à considérer la situation telle qu’elle est, notamment dans ses aspects négatifs : il désigne cela par l’expression « écologie sombre ». Il y a des risques naturels ; les animaux se dévorent entre eux (si…) ; des arbres peuvent s’abattre sur une maison (horreur !)…

L’auteur estime, comme beaucoup, que nous sommes à un moment de rupture, une révolution qu’il pense être comparable avec l’influence de Copernic : l’homme n’est plus au centre du monde. Une période stable de 12 000 ans prend fin : l’Holocène. Lui succède l’Anthropocène. Pendant la première, l’homme s’est considéré de plus en plus distinct de la nature, comme nous l’avons vu, à mesure qu'augmentait sa puissance. Aujourd’hui, il prend conscience de constituer une force terrible : il est à l’origine du réchauffement climatique ; il peut détruire des espèces vivantes en quantité… Les actes les plus banals de notre vie quotidienne, ajoutés les uns aux autres, constituent un acte collectif dont nous voyons bien qu’il contribue directement aux destructions environnementales. Cependant, nous continuons à utiliser des moyens de transports polluants, nous consommons des produits utilisant des énergies non renouvelables… Et nous ne trouvons pas le moyen de réagir. Cela montre que la toute-puissance que l’homme pense détenir est un leurre, car il se heurte à ce que Timothy Morton appelle des « hyperobjets » : le réchauffement climatique en est un ; la radioactivité également, etc. Il s’agit d’éléments dont nous sommes conscients de l’existence, mais dont nous avons le plus grand mal à discerner les contours, à les voir. De là, il est facile de les mettre à distance, de créer une barrière similaire à celle qui distingue l’homme de la « nature » : ce serait admettre qu’il n’existe pas d’interdépendance entre les êtres. Pourtant, s’ils montrent les limites de la compréhension humaine et de la science et celles de sa puissance, ces hyperobjets font aussi aussi partie de la biosphère.

Est-ce la fin de tout ? Faut-il se résigner ? Timothy Morton rejette cette vision pessimiste. S’il admet (et comment…), la pleine responsabilité de l’homme dans les destructions environnementales, nous sommes face à une mutation importante dans la conception de la place qu’il occupe dans l’univers. Il n’est pas possible de maîtriser ces entités, ce qui montre que l’idée d’une domination complète de la nature était une illusion. Continuer dans la même voie en pensant que l’homme trouvera bien des solutions technologiques, comme l’intelligence dite « artificielle » (alors qu’il y a des hommes derrière), à la crise environnementale est une impasse : cela ne fera que retarder l’échéance fatale, tout en aggravant les désastres, jusqu’à la disparition de l’humanité. Au contraire, Timothy Morton estime que le moment est propice à l’émergence d’une forme de libération. En admettant qu’il fait partie du maillage, qu’il n’est qu’un élément en interconnexion avec les autres êtres vivants, l’homme peut prendre plaisir à établir une collaboration avec eux, donc à la vie.

Lecture faisant, on retrouve ce qui a été développé par d’autres auteurs et d’autres situations évoqués dans les comptes rendus de ce même site. Il en est ainsi de la description que l’on a faite de la permaculture2 , qui repose précisément sur cette idée d’interaction entre les êtres dans un espace donné. Le Petit Traité d’écologie sauvage, d’Alessandro Pignocchi3 avait montré l’absurdité sur laquelle repose le monde occidental, quand il est considéré par un anthropologue jivaro dont la culture est imprégnée de l’interdépendance entre les êtres. Tout cela montre que la thèse de Timothy Morton n’est pas le résultat d’élucubrations. La traduction en français de son œuvre qui débute avec cette Pensée écologique est donc à saluer, d’autant qu’elle ne s’adresse pas à un public de spécialistes. On attend avec impatience la publication en français de son prochain Being Ecological, paru en janvier 2018 chez Pelican Books, qui s’adresse précisément à ceux qui n’ont rien à faire de l’écologie.
 
 
Notes
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

29/12/2018

Petit Traité du jardin punk et autres ouvrages…, éd. Terre vivante, coll. « Champs d'action », nov. 2018, 96 p., 10 €.

Présentation de l'éditeur
 

« Récolter les pommes de terre et les artichauts, planter la vigne, traire les brebis et fabriquer des fromages, participer à un chantier de construction terre-paille … À l’heure de la prise de conscience écologique, le WWOOFing, alternative éco-touristique solidaire, fait de nombreux adeptes, mais reste malgré tout encore peu connu du grand public

Ce petit guide sera d’une grande aide pour préparer ces vacances d’un nouveau genre, en mode “solidarité active” : comprendre ce qu’est le WWOOFing, apprendre à choisir et préparer un séjour, connaître les règles de savoir-vivre en usage chez un hôte, gérer les éventuelles difficultés. L’auteur partage ses expériences au travers d’un “journal” de bord détaillé, tenu au jour le jour lors des séjours de WWOOFing qu’il réalise tous les ans depuis une dizaine d’années. Et si le WWOOFing se pratique partout dans le monde, cet ouvrage a pris le parti de se concentrer sur le WWOOFing en France, par choix écologique pour limiter les déplacements.

Un avant-goût de ce que peut être le WWOOFing en attendant de le pratiquer soi-même, fort de tous les enseignements recueillis dans ce livre ! ».

 
 
« La permaculture s’appuie sur trois éthiques :
  • prendre soin de la Terre,
  • prendre soin de l’Humain,
  • fixer les limites à la consommation et à la démographie, et redistribuer les surplus.

En offrant un cadre structurant à tous types de projets, la permaculture nous aide à devenir des citoyens responsables et productifs plutôt que consommateurs.

Comme une petite corde à 12 nœuds, Permaculture au quotidien s’adresse à tous, militants ou pas, parents, jardiniers, managers, enseignants, étudiants, etc. Il concerne tous ceux qui cherchent des réponses concrètes à la crise que nous vivons tout en sentant l’opportunité qu’elle nous offre.

Découvrez des témoignages de jardiniers, maraîchers, dirigeants d’entreprise, éducateurs, cuisiniers, professionnels de la santé… et des exemples concrets pour appliquer les 12 principes de la permaculture au quotidien, en dépassant les frontières du jardin : au sein de l’entreprise, à l’école, en santé, dans les modes de gouvernance, en développement personnel…

Il s’agit de s’inspirer de la nature pour multiplier les interactions avec les autres, utiliser des outils simples, faire des économies, bref, faire avec ce que l’on a sous la main et remettre de la cohérence dans la vie.

Trouvez votre raison d’être personnelle, votre mission, votre niche écologique et choisissez votre vocation et votre place dans le monde qui vous entoure ! ».



 « À force de chercher la nature, on finit par la trouver !

Concept radical et provocant, le jardin punk est une invitation à pratiquer le jardin autrement, au-delà des conventions, avec son instinct et son intuition. Il est nécessaire parce qu’il répond aux problématiques actuelles de l’écologie appliquée pour amener de la biodiversité dans chaque parcelle du quotidien et à l’embellissement de notre environnement quels que soient les connaissances, moyens financiers, etc.

Conçu pour que le néo jardinier ne voie pas son envie de jardiner bridée par sa méconnaissance ou les idées préconçues (par lui-même ou les autres), l’objectif de cet ouvrage est que chacun mesure à quel point il lui est possible de créer, quoiqu’il arrive, un espace beau et écologique.

Adoptez la culture punk pour créer un jardin impertinent et apprenez à le gérer en restant fainéant, rebelle, fauché et écolo !

Cet ouvrage a reçu le Prix Saint-Fiacre 2019, décerné chaque année par l’Association des Journalistes du Jardin et de l’Horticulture (AJJH) ».

 

Les éditions Terre vivante viennent de lancer une nouvelle collection, « Champs d’action », qui compte aujourd’hui (en novembre 2018) trois titres.

Le format est court, et il risque de décevoir ceux qui voudraient avoir une sorte de précis sur chacun des thèmes abordés. Cependant, on doit considérer ces ouvrages comme une première approche, et se reporter à la bibliographie qui figure à la fin de chaque volume. On trouvera parfois un lexique des plus utiles.

Chaque livre repose sur la pratique des auteurs. Jean-Jacques Fasquel, par exemple, est un adepte du wwoofing, à savoir travailler bénévolement pendant un temps variable dans une ferme. Il s’appuie ici sur certaines de ses expériences, plus ou moins heureuse (voir son très court séjour en Californie), ce qui nous donne un panorama des lieux d’accueil (en France et aux États-Unis), des activités pratiquées, des relations qui se sont tissées. On passe de l’apiculture (que pratique J.-J. Fasquel à Paris) au maraîchage, de la boulangerie à la construction (ce qui n’était pas prévu), etc.

Éric Lenoir est paysagiste et pépiniériste. Au gré de ses voyages et de l’enrichissement de son expérience, il en est venu à définir des règles qui lui ont permis de s’émanciper de son savoir théorique. Cela peut paraître un pléonasme, mais comme l’anarchie, le « jardin punk » ne peut se concevoir et se développer que dans un cadre : « l’ordre moins le pouvoir », pour reprendre le titre de l’ouvrage du libertaire Normand Baillargeon. L’ignorer serait commettre un grave contre-sens. On comprend alors pourquoi il est vain de se battre contre la nature, en tentant d’imposer une essence à un sol qui ne lui est pas propice. Toutefois, laisser faire les végétaux, c’est aussi risquer d’amoindrir la biodiversité : le jardinier punk a aussi pour rôle de protéger les espèces les plus fragiles. Le renard libre dans un poulailler libre, ça vous rappelle quelque chose ? Mais son appel à désapprendre doit se concevoir à adopter un point de vue critique vis-à-vis de ce qu’on nous enseigne ; pour nous, ce sera un salutaire appel à la vigilance quant à que nous enseignons. Ce Petit traité du jardin punk nous invite donc à une réflexion plus large.

Terre vivante a déjà publié des ouvrages sur la permaculture. Au début de cette année, Grégory Derville avait donné son excellent La Permaculture. En route vers la transition écologique, dont on a rendu compte sur ce même site. Avec un peu moins de la moitié des pages, Louise Browaeys ne pouvait prétendre arriver au même résultat. Mais autant Grégory Derville avait fourni un ouvrage très solide, autant celui qui nous occupe est une synthèse qui ne doit pas être négligé. Ingénieure agronome, Louise Browaeys nous donne à comprendre que la permaculture ne se résumé pas à des pratiques culturales. Le sous-titre en éclaire d’ailleurs bien le principe global, puisqu’il concerne l’individu pris dans son environnement global. L’auteur rappelle les douze principes de la permaculture. Comme les autres ouvrages, elle donne des témoignages (un tiers du livre) qui permettent de comprendre les liens qui existent entre la permaculture et l’éducation, par exemple. On verra alors que cela consiste à agir sur l’environnement de l’enfant et non sur lui-même, selon le principe de l’école Montessori (clairement évoquée), qu’un Freinet ne désavouerait pas, bien au contraire.

Ces trois petits livres s’adressent donc à un public de néophytes aussi bien qu’aux curieux qui souhaiteraient en savoir davantage, et les élèves y trouveront leur compte. Ces synthèses leur procureront une base solide, mais qui demande à être complété par d’autres lectures mais surtout par la pratique. La collection est à suivre avec beaucoup d’intérêt.

16/12/2018

Philippe Thiraut, Jorge Miguel, Shanghai Dream ». T. 1, « Exode 1938 »

Philippe Thiraut (sc.), Jorge Miguel (ill.), Shanghai Dream ». T. 1, « Exode 1938 », Les Humanoïdes associés, 17 oct. 2018, 56 p., 14,50 €

 

 

<em>Shanghai Dream »</em>. T. 1, « Exode 1938 »

Présentation de l’éditeur. « À la veille de la Seconde Guerre mondiale, l’exil tragique d’un couple uni par sa passion du cinéma.

Berlin, 1938. Bernhard et sa femme Illo subissent de plein fouet les lois antisémites qui leur interdisent de vivre de leur art, le cinéma. Comme des milliers de juifs, le couple choisit de s’exiler. Au bout du voyage : Shanghai, une ville énigmatique et bouillonnante, où tout est à découvrir et à recommencer ».


 

Philippe Thirault et Jorge Miguel nous donnent à voir l’un des aspects parmi les plus méconnus de l’exil des juifs d’Allemagne. On les savait essayer de trouver refuge dans les pays voisins, au Royaume-Uni, aux États-Unis, mais la destination asiatique n’avait jusque là été guère été abordée.

Le récit se place dans les studios de l’UFA (Universum Film AG — pour Aktien Gesellschaft), le 9 novembre 1938, à Berlin, à la veille de la Nuit de cristal. Bernhardt est un assistant metteur en scène qui y a travaillé pendant huit années, avant d’en être expulsé en vertu des lois raciales. Sa femme, Illo, est scénariste, et elle aussi est empêché de travailler depuis 1934. L’UFA est en effet aux ordres du ministère de la Propagande, qui a procédé à une épuration dès 1933, et exerce une pression importante sur Manfred Strauss, l’un de ses dirigeants.

Pour subsister, Illo effectue des travaux comme de la couture au domicile de son père, M. Kessler, qui vit rue Oranienburg (on notera l’allusion au camp de concentration, ouvert en mars 1933). Ce soir-là, les SA s’attaquent à la joaillerie familiale et molestent le vieil homme, ancien combattant décoré de la croix de fer de première classe et invalide de guerre. Leurs exactions s’interrompent sur l’ordre de leur chef, sauvé par Kessler à Verdun. Mais la situation empire : l’exil repoussé devient maintenant vital. La famille a recours aux services de l’American Jewish Joint Distribution, mais la procédure doit prendre un an environ. La seule solution est de fuir là où il n’est pas demandé de visa : Shanghai. Si la ville est aux mains des Japonais, les activités cinématographiques s’y poursuivent. Avec beaucoup de difficultés et au prix de plusieurs tableaux de maîtres, M. Kessler réussit à obtenir deux billets : seuls sa fille et son gendre pourront partir. Un bateau doit les embarquer à Gênes.

Au-delà de la dislocation de la famille (le couple d’un côté, le père de l’autre), l’album nous permet de suivre pas à pas la répression qui s’abat sur les juifs d’Allemagne. On voit l’attitude des autres Allemands à leur égard, soucieux de s’en dissocier pour sauvegarder leurs intérêt, quand ils ne voient pas avec satisfaction la situation évoluer dans leur sens. Les auteurs sont parvenus à bien restituer l’atmosphère d’antisémitisme, avec toute l’ignominie qu’on devine. Le drame ne s’arrête pas aux limites de l’Allemagne : on le voit se poursuivre au Japon, où les autorités refusent que les juifs débarquent. On le voit également à Shanghai, qui a été ravagée par l’invasion japonaise en 1937, et où les Occidentaux ne parviennent plus à être protégés par le système des concessions internationales.

Dans le domaine de la littérature de fiction, la bande dessinée s’est assez peu intéressée à la période qui précède l’éclatement de la Seconde Guerre mondiale en Europe. On l’avait déjà souligné avec le compte rendu de lecture du volume de Spirou, L’Espoir malgré tout (Dupuis, 2018). Shanghai Dream vient à son tour combler ce manque, avec une force dont on ne peut que féliciter ses auteurs. On attend avec impatience le tome deux, qui vient conclure cette trop courte série.

Jean-Yves Le Naour (sc.), Iñaki Holgado et Marko (ill.), Aretha Battistutta (coul.), <i>Le réseau Comète. La ligne d'évasion des pilotes alliés</i>, Bamboo, coll. « Grand Angle », 56 p., 31 mai 2023. ISBN 978 2 8189 9395 8

Présentation de l'éditeur . « Des centaines de résistants de « l’armée des ombres », discrets, silencieux, un « ordre de la nuit » fait...