Le réchauffement climatique, phénomène irréversible dû à l’activité humaine, a déclenché la sixième extinction de masse. Le constat est simple : nous manquons d’outils conceptuels pour penser cette ère de l’Anthropocène. Et si nous nous affranchissions du concept de Nature ? Si, enfin, nous pensions grand (global plutôt que local) ? Et que dire du maillage, de l’interconnectivité de tout avec tout ?
Avec
intelligence et humour, Timothy Morton nous libère des discours
bien-pensants : adieu écologie verte, économie circulaire et
développement durable. Tous ces petits pas pour un monde plus « vert »
servent trop souvent à soulager les consciences et verdir les programmes
électoraux. Il nous faut changer profondément notre manière de penser,
notre manière d’être au monde. De Charles Darwin à Emmanuel Levinas, de
William Wordsworth à Percy Shelley, Timothy Morton illustre ses bases
théoriques d’exemples aussi concrets que l’art contemporain ou le cinéma
de science-fiction – à l’image de Blade Runner ou Solaris.
Voici un texte radical qui change notre regard sur le monde, à la fois
très accessible et totalement nouveau dans le champ de la philosophie
contemporaine ».
Philosophe né à Londres, Timothy Morton enseigne aujourd’hui dans une université du Texas. Le présent ouvrage est la traduction française de ce qu’il avait fait paraître en 2010 : The Ecological Thought (Harvard University Press). « Quoi ? C’est un livre de philo ? OK : on lâche… ». Sauf qu’on aurait bien tort, tant l’écriture est fluide et prenante. Il y a bien quelques concepts, comme on le verra par la suite, mais le tout se lit fort bien et très facilement, notamment grâce à des exemples qui sont dans un univers familier : le cinéma, la chanson, etc. On peut perdre le fil de temps en temps, l’auteur ne rechignant à passer d’une situation à une autre qui a priori n’a rien à voir avec la première. En réalité, on s’aperçoit vite que sa démonstration est très structurée, très solide, et on retrouve ses repères, sans exclure l’humour1.
Reste à savoir ce que Timothy Morton entend par « pensée écologique ». Il s’agit d’un concept très globalisant, ce qui devrait satisfaire les historiens : « Penser écologique a à voir avec l’art, la philosophie, la littérature, la musique et la culture […], avec la pratique actuelle des sciences humaines [aussi bien] qu’avec les sciences dures, de même qu’avec les usines, les transports, l’architecture et l’économie » (p. 17). Aussitôt après, il indique que « l’écologie inclut toutes les voies imaginables du vivre ensemble. Au fond, l’écologie parle de coexistence ». Et la thèse du livre de Timothy Morton est entièrement fondée sur cette base.
Il considère en effet qu’absolument tous les êtres sont interconnectés dans la biosphère. La moindre bactérie est la sœur de l’homme. Si vous aviez oublié que les amibes de mes amibes sont aussi mes amibes, il va falloir que ce soit bien ancré dans votre esprit, car au-delà de la blague, Timothy Morton dit qu’avoir une conscience écologique suppose d’avoir d’abord conscience que l’ensemble des êtres vivants vivent dans un même ensemble et agissent les uns avec les autres. L’homme est un composé organique empli de bactéries et de virus : pourrait-il vivre indépendamment de ces êtres vivants, alors même qu’ils le constituent ? Allons plus loin, puisqu’il incorpore même parfois des éléments technologiques (implants divers, prothèses, chimie…) ; mais comment considérer ces matières exogènes ?
Timothy Morton montre que cette interconnexion, ce « maillage » comme il le désigne, permet d’en finir avec l’idée de « nature ». De quelle nature s’agit-il ? De l’ensemble des êtres vivants, à l’exclusion de l’homme : la barrière est étanche entre ces deux univers indépendants l’un de l’autre. Et cette vision des choses (entendons : sans conscience) lui a donné un blanc-seing pour une exploitation sans vergogne, dont on voit aujourd’hui les limites. Exploiter une matière sans âme est quand même plus facile. L’histoire a montré que toutes les entreprises génocidaires reposaient sur le déshumanisation de l’Autre. On voit que tout est lié.
Cela amène Morton à contester les actions qui visent précisément à protéger la nature, comme un objet qui serait en situation de faiblesse, d’infériorité par rapport aux hommes. Ces êtres ont-ils réellement besoin de nous ? Nous ont-ils seulement attendus ? Cette posture conduit à des actions à faible portée, à l’efficacité douteuse pour régler la crise environnementale… provoquée par l’homme. Elle sert surtout à donner bonne conscience au genre humain, à entretenir une barrière artificielle, mais elle contribue à avoir une conception complètement faussée : de gentils animaux agressés par les méchants hommes. Timothy Morton montre l’importance qu’il y a à considérer la situation telle qu’elle est, notamment dans ses aspects négatifs : il désigne cela par l’expression « écologie sombre ». Il y a des risques naturels ; les animaux se dévorent entre eux (si…) ; des arbres peuvent s’abattre sur une maison (horreur !)…
L’auteur estime, comme beaucoup, que nous sommes à un moment de rupture, une révolution qu’il pense être comparable avec l’influence de Copernic : l’homme n’est plus au centre du monde. Une période stable de 12 000 ans prend fin : l’Holocène. Lui succède l’Anthropocène. Pendant la première, l’homme s’est considéré de plus en plus distinct de la nature, comme nous l’avons vu, à mesure qu'augmentait sa puissance. Aujourd’hui, il prend conscience de constituer une force terrible : il est à l’origine du réchauffement climatique ; il peut détruire des espèces vivantes en quantité… Les actes les plus banals de notre vie quotidienne, ajoutés les uns aux autres, constituent un acte collectif dont nous voyons bien qu’il contribue directement aux destructions environnementales. Cependant, nous continuons à utiliser des moyens de transports polluants, nous consommons des produits utilisant des énergies non renouvelables… Et nous ne trouvons pas le moyen de réagir. Cela montre que la toute-puissance que l’homme pense détenir est un leurre, car il se heurte à ce que Timothy Morton appelle des « hyperobjets » : le réchauffement climatique en est un ; la radioactivité également, etc. Il s’agit d’éléments dont nous sommes conscients de l’existence, mais dont nous avons le plus grand mal à discerner les contours, à les voir. De là, il est facile de les mettre à distance, de créer une barrière similaire à celle qui distingue l’homme de la « nature » : ce serait admettre qu’il n’existe pas d’interdépendance entre les êtres. Pourtant, s’ils montrent les limites de la compréhension humaine et de la science et celles de sa puissance, ces hyperobjets font aussi aussi partie de la biosphère.
Est-ce la fin de tout ? Faut-il se résigner ? Timothy Morton rejette cette vision pessimiste. S’il admet (et comment…), la pleine responsabilité de l’homme dans les destructions environnementales, nous sommes face à une mutation importante dans la conception de la place qu’il occupe dans l’univers. Il n’est pas possible de maîtriser ces entités, ce qui montre que l’idée d’une domination complète de la nature était une illusion. Continuer dans la même voie en pensant que l’homme trouvera bien des solutions technologiques, comme l’intelligence dite « artificielle » (alors qu’il y a des hommes derrière), à la crise environnementale est une impasse : cela ne fera que retarder l’échéance fatale, tout en aggravant les désastres, jusqu’à la disparition de l’humanité. Au contraire, Timothy Morton estime que le moment est propice à l’émergence d’une forme de libération. En admettant qu’il fait partie du maillage, qu’il n’est qu’un élément en interconnexion avec les autres êtres vivants, l’homme peut prendre plaisir à établir une collaboration avec eux, donc à la vie.
- 1. Les climato-sceptiques s’apparentent à un homme qui pointerait son flingue sur la tempe d’un autre en disant : « Donnez-moi une bonne raison de ne pas buter ce type » (p. 163).
- 2. Voir notamment Perrine et Charles Hervé-Gruyer, Permaculture. Guérir la terre, nourrir les hommes. La ferme du Bec-Hellouin, éd. Actes Sud, coll. « Domaine du Possible », 2e éd., mars 2017, 23,80 € ; Grégory Derville, La Permaculture. En route vers la transition écologique, éd. Terre vivante, coll. « Conseils d’expert », 23 janvier 2018, 192 p., 25 € ; Petit Traité du jardin punk et autres ouvrages…, éd. Terre vivante, coll. « Champs d’action », nov. 2018, 96 p., 10 €
- 3. Alessandro Pignocchi, Petit Traité d’écologie sauvage, t. 1 et 2, « La cosmologie du futur », éd. Steinkis, 1er mars 2017 et 2 mai 2018, 128 p., 14 €. Voir le compte rendu sur ce même site.
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