03/02/2019

Timothy Morton (trad. fr. : Cécile Wajsbrot), La Pensée écologique , éd. Zulma, coll. « Essais », 7 février 2019, 272 p., 20 €. ISBN : 9782843048500


 Présentation de l’éditeur. « Si l’agent spécial Dale Cooper (Twin Peaks) prenait la plume, voici le livre qu’il pourrait écrire. Car, à l’image du personnage de David Lynch dont le rapport au monde est bouleversé, Timothy Morton propose une philosophie radicale et troublante.

Le réchauffement climatique, phénomène irréversible dû à l’activité humaine, a déclenché la sixième extinction de masse. Le constat est simple : nous manquons d’outils conceptuels pour penser cette ère de l’Anthropocène. Et si nous nous affranchissions du concept de Nature ? Si, enfin, nous pensions grand (global plutôt que local) ? Et que dire du maillage, de l’interconnectivité de tout avec tout ?

Avec intelligence et humour, Timothy Morton nous libère des discours bien-pensants : adieu écologie verte, économie circulaire et développement durable. Tous ces petits pas pour un monde plus « vert » servent trop souvent à soulager les consciences et verdir les programmes électoraux. Il nous faut changer profondément notre manière de penser, notre manière d’être au monde. De Charles Darwin à Emmanuel Levinas, de William Wordsworth à Percy Shelley, Timothy Morton illustre ses bases théoriques d’exemples aussi concrets que l’art contemporain ou le cinéma de science-fiction – à l’image de Blade Runner ou Solaris. Voici un texte radical qui change notre regard sur le monde, à la fois très accessible et totalement nouveau dans le champ de la philosophie contemporaine ».

 

 

Philosophe né à Londres, Timothy Morton enseigne aujourd’hui dans une université du Texas. Le présent ouvrage est la traduction française de ce qu’il avait fait paraître en 2010 : The Ecological Thought (Harvard University Press). « Quoi ? C’est un livre de philo ? OK : on lâche… ». Sauf qu’on aurait bien tort, tant l’écriture est fluide et prenante. Il y a bien quelques concepts, comme on le verra par la suite, mais le tout se lit fort bien et très facilement, notamment grâce à des exemples qui sont dans un univers familier : le cinéma, la chanson, etc. On peut perdre le fil de temps en temps, l’auteur ne rechignant à passer d’une situation à une autre qui a priori n’a rien à voir avec la première. En réalité, on s’aperçoit vite que sa démonstration est très structurée, très solide, et on retrouve ses repères, sans exclure l’humour1.

Reste à savoir ce que Timothy Morton entend par « pensée écologique ». Il s’agit d’un concept très  globalisant, ce qui devrait satisfaire les historiens : « Penser écologique a à voir avec l’art, la philosophie, la littérature, la musique et la culture […], avec la pratique actuelle des sciences humaines [aussi bien] qu’avec les sciences dures, de même qu’avec les usines, les transports, l’architecture et l’économie » (p. 17). Aussitôt après, il indique que « l’écologie inclut toutes les voies imaginables du vivre ensemble. Au fond, l’écologie parle de coexistence ». Et la thèse du livre de Timothy Morton est entièrement fondée sur cette base.

Il considère en effet qu’absolument tous les êtres sont interconnectés dans la biosphère. La moindre bactérie est la sœur de l’homme. Si vous aviez oublié que les amibes de mes amibes sont aussi mes amibes, il va falloir que ce soit bien ancré dans votre esprit, car au-delà de la blague, Timothy Morton dit qu’avoir une conscience écologique suppose d’avoir d’abord conscience que l’ensemble des êtres vivants vivent dans un même ensemble et agissent les uns avec les autres. L’homme est un composé organique empli de bactéries et de virus : pourrait-il vivre indépendamment de ces êtres vivants, alors même qu’ils le constituent ? Allons plus loin, puisqu’il incorpore même parfois des éléments technologiques (implants divers, prothèses, chimie…) ; mais comment considérer ces matières exogènes ?  

Timothy Morton montre que cette interconnexion, ce « maillage » comme il le désigne, permet d’en finir avec l’idée de « nature ». De quelle nature s’agit-il ? De l’ensemble des êtres vivants, à l’exclusion de l’homme : la barrière est étanche entre ces deux univers indépendants l’un de l’autre. Et cette vision des choses (entendons : sans conscience) lui a donné un blanc-seing pour une exploitation sans vergogne, dont on voit aujourd’hui les limites. Exploiter une matière sans âme est quand même plus facile. L’histoire a montré que toutes les entreprises génocidaires reposaient sur le déshumanisation de l’Autre. On voit que tout est lié. 

Cela amène Morton à contester les actions qui visent précisément à protéger la nature, comme un objet qui serait en situation de faiblesse, d’infériorité par rapport aux hommes. Ces êtres ont-ils réellement besoin de nous ? Nous ont-ils seulement attendus ? Cette posture conduit à des actions à faible portée, à l’efficacité douteuse pour régler la crise environnementale… provoquée par l’homme. Elle sert surtout à donner bonne conscience au genre humain, à entretenir une barrière artificielle, mais elle contribue à avoir une conception complètement faussée : de gentils animaux agressés par les méchants hommes. Timothy Morton montre l’importance qu’il y a à considérer la situation telle qu’elle est, notamment dans ses aspects négatifs : il désigne cela par l’expression « écologie sombre ». Il y a des risques naturels ; les animaux se dévorent entre eux (si…) ; des arbres peuvent s’abattre sur une maison (horreur !)…

L’auteur estime, comme beaucoup, que nous sommes à un moment de rupture, une révolution qu’il pense être comparable avec l’influence de Copernic : l’homme n’est plus au centre du monde. Une période stable de 12 000 ans prend fin : l’Holocène. Lui succède l’Anthropocène. Pendant la première, l’homme s’est considéré de plus en plus distinct de la nature, comme nous l’avons vu, à mesure qu'augmentait sa puissance. Aujourd’hui, il prend conscience de constituer une force terrible : il est à l’origine du réchauffement climatique ; il peut détruire des espèces vivantes en quantité… Les actes les plus banals de notre vie quotidienne, ajoutés les uns aux autres, constituent un acte collectif dont nous voyons bien qu’il contribue directement aux destructions environnementales. Cependant, nous continuons à utiliser des moyens de transports polluants, nous consommons des produits utilisant des énergies non renouvelables… Et nous ne trouvons pas le moyen de réagir. Cela montre que la toute-puissance que l’homme pense détenir est un leurre, car il se heurte à ce que Timothy Morton appelle des « hyperobjets » : le réchauffement climatique en est un ; la radioactivité également, etc. Il s’agit d’éléments dont nous sommes conscients de l’existence, mais dont nous avons le plus grand mal à discerner les contours, à les voir. De là, il est facile de les mettre à distance, de créer une barrière similaire à celle qui distingue l’homme de la « nature » : ce serait admettre qu’il n’existe pas d’interdépendance entre les êtres. Pourtant, s’ils montrent les limites de la compréhension humaine et de la science et celles de sa puissance, ces hyperobjets font aussi aussi partie de la biosphère.

Est-ce la fin de tout ? Faut-il se résigner ? Timothy Morton rejette cette vision pessimiste. S’il admet (et comment…), la pleine responsabilité de l’homme dans les destructions environnementales, nous sommes face à une mutation importante dans la conception de la place qu’il occupe dans l’univers. Il n’est pas possible de maîtriser ces entités, ce qui montre que l’idée d’une domination complète de la nature était une illusion. Continuer dans la même voie en pensant que l’homme trouvera bien des solutions technologiques, comme l’intelligence dite « artificielle » (alors qu’il y a des hommes derrière), à la crise environnementale est une impasse : cela ne fera que retarder l’échéance fatale, tout en aggravant les désastres, jusqu’à la disparition de l’humanité. Au contraire, Timothy Morton estime que le moment est propice à l’émergence d’une forme de libération. En admettant qu’il fait partie du maillage, qu’il n’est qu’un élément en interconnexion avec les autres êtres vivants, l’homme peut prendre plaisir à établir une collaboration avec eux, donc à la vie.

Lecture faisant, on retrouve ce qui a été développé par d’autres auteurs et d’autres situations évoqués dans les comptes rendus de ce même site. Il en est ainsi de la description que l’on a faite de la permaculture2 , qui repose précisément sur cette idée d’interaction entre les êtres dans un espace donné. Le Petit Traité d’écologie sauvage, d’Alessandro Pignocchi3 avait montré l’absurdité sur laquelle repose le monde occidental, quand il est considéré par un anthropologue jivaro dont la culture est imprégnée de l’interdépendance entre les êtres. Tout cela montre que la thèse de Timothy Morton n’est pas le résultat d’élucubrations. La traduction en français de son œuvre qui débute avec cette Pensée écologique est donc à saluer, d’autant qu’elle ne s’adresse pas à un public de spécialistes. On attend avec impatience la publication en français de son prochain Being Ecological, paru en janvier 2018 chez Pelican Books, qui s’adresse précisément à ceux qui n’ont rien à faire de l’écologie.
 
 
Notes
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

29/12/2018

Petit Traité du jardin punk et autres ouvrages…, éd. Terre vivante, coll. « Champs d'action », nov. 2018, 96 p., 10 €.

Présentation de l'éditeur
 

« Récolter les pommes de terre et les artichauts, planter la vigne, traire les brebis et fabriquer des fromages, participer à un chantier de construction terre-paille … À l’heure de la prise de conscience écologique, le WWOOFing, alternative éco-touristique solidaire, fait de nombreux adeptes, mais reste malgré tout encore peu connu du grand public

Ce petit guide sera d’une grande aide pour préparer ces vacances d’un nouveau genre, en mode “solidarité active” : comprendre ce qu’est le WWOOFing, apprendre à choisir et préparer un séjour, connaître les règles de savoir-vivre en usage chez un hôte, gérer les éventuelles difficultés. L’auteur partage ses expériences au travers d’un “journal” de bord détaillé, tenu au jour le jour lors des séjours de WWOOFing qu’il réalise tous les ans depuis une dizaine d’années. Et si le WWOOFing se pratique partout dans le monde, cet ouvrage a pris le parti de se concentrer sur le WWOOFing en France, par choix écologique pour limiter les déplacements.

Un avant-goût de ce que peut être le WWOOFing en attendant de le pratiquer soi-même, fort de tous les enseignements recueillis dans ce livre ! ».

 
 
« La permaculture s’appuie sur trois éthiques :
  • prendre soin de la Terre,
  • prendre soin de l’Humain,
  • fixer les limites à la consommation et à la démographie, et redistribuer les surplus.

En offrant un cadre structurant à tous types de projets, la permaculture nous aide à devenir des citoyens responsables et productifs plutôt que consommateurs.

Comme une petite corde à 12 nœuds, Permaculture au quotidien s’adresse à tous, militants ou pas, parents, jardiniers, managers, enseignants, étudiants, etc. Il concerne tous ceux qui cherchent des réponses concrètes à la crise que nous vivons tout en sentant l’opportunité qu’elle nous offre.

Découvrez des témoignages de jardiniers, maraîchers, dirigeants d’entreprise, éducateurs, cuisiniers, professionnels de la santé… et des exemples concrets pour appliquer les 12 principes de la permaculture au quotidien, en dépassant les frontières du jardin : au sein de l’entreprise, à l’école, en santé, dans les modes de gouvernance, en développement personnel…

Il s’agit de s’inspirer de la nature pour multiplier les interactions avec les autres, utiliser des outils simples, faire des économies, bref, faire avec ce que l’on a sous la main et remettre de la cohérence dans la vie.

Trouvez votre raison d’être personnelle, votre mission, votre niche écologique et choisissez votre vocation et votre place dans le monde qui vous entoure ! ».



 « À force de chercher la nature, on finit par la trouver !

Concept radical et provocant, le jardin punk est une invitation à pratiquer le jardin autrement, au-delà des conventions, avec son instinct et son intuition. Il est nécessaire parce qu’il répond aux problématiques actuelles de l’écologie appliquée pour amener de la biodiversité dans chaque parcelle du quotidien et à l’embellissement de notre environnement quels que soient les connaissances, moyens financiers, etc.

Conçu pour que le néo jardinier ne voie pas son envie de jardiner bridée par sa méconnaissance ou les idées préconçues (par lui-même ou les autres), l’objectif de cet ouvrage est que chacun mesure à quel point il lui est possible de créer, quoiqu’il arrive, un espace beau et écologique.

Adoptez la culture punk pour créer un jardin impertinent et apprenez à le gérer en restant fainéant, rebelle, fauché et écolo !

Cet ouvrage a reçu le Prix Saint-Fiacre 2019, décerné chaque année par l’Association des Journalistes du Jardin et de l’Horticulture (AJJH) ».

 

Les éditions Terre vivante viennent de lancer une nouvelle collection, « Champs d’action », qui compte aujourd’hui (en novembre 2018) trois titres.

Le format est court, et il risque de décevoir ceux qui voudraient avoir une sorte de précis sur chacun des thèmes abordés. Cependant, on doit considérer ces ouvrages comme une première approche, et se reporter à la bibliographie qui figure à la fin de chaque volume. On trouvera parfois un lexique des plus utiles.

Chaque livre repose sur la pratique des auteurs. Jean-Jacques Fasquel, par exemple, est un adepte du wwoofing, à savoir travailler bénévolement pendant un temps variable dans une ferme. Il s’appuie ici sur certaines de ses expériences, plus ou moins heureuse (voir son très court séjour en Californie), ce qui nous donne un panorama des lieux d’accueil (en France et aux États-Unis), des activités pratiquées, des relations qui se sont tissées. On passe de l’apiculture (que pratique J.-J. Fasquel à Paris) au maraîchage, de la boulangerie à la construction (ce qui n’était pas prévu), etc.

Éric Lenoir est paysagiste et pépiniériste. Au gré de ses voyages et de l’enrichissement de son expérience, il en est venu à définir des règles qui lui ont permis de s’émanciper de son savoir théorique. Cela peut paraître un pléonasme, mais comme l’anarchie, le « jardin punk » ne peut se concevoir et se développer que dans un cadre : « l’ordre moins le pouvoir », pour reprendre le titre de l’ouvrage du libertaire Normand Baillargeon. L’ignorer serait commettre un grave contre-sens. On comprend alors pourquoi il est vain de se battre contre la nature, en tentant d’imposer une essence à un sol qui ne lui est pas propice. Toutefois, laisser faire les végétaux, c’est aussi risquer d’amoindrir la biodiversité : le jardinier punk a aussi pour rôle de protéger les espèces les plus fragiles. Le renard libre dans un poulailler libre, ça vous rappelle quelque chose ? Mais son appel à désapprendre doit se concevoir à adopter un point de vue critique vis-à-vis de ce qu’on nous enseigne ; pour nous, ce sera un salutaire appel à la vigilance quant à que nous enseignons. Ce Petit traité du jardin punk nous invite donc à une réflexion plus large.

Terre vivante a déjà publié des ouvrages sur la permaculture. Au début de cette année, Grégory Derville avait donné son excellent La Permaculture. En route vers la transition écologique, dont on a rendu compte sur ce même site. Avec un peu moins de la moitié des pages, Louise Browaeys ne pouvait prétendre arriver au même résultat. Mais autant Grégory Derville avait fourni un ouvrage très solide, autant celui qui nous occupe est une synthèse qui ne doit pas être négligé. Ingénieure agronome, Louise Browaeys nous donne à comprendre que la permaculture ne se résumé pas à des pratiques culturales. Le sous-titre en éclaire d’ailleurs bien le principe global, puisqu’il concerne l’individu pris dans son environnement global. L’auteur rappelle les douze principes de la permaculture. Comme les autres ouvrages, elle donne des témoignages (un tiers du livre) qui permettent de comprendre les liens qui existent entre la permaculture et l’éducation, par exemple. On verra alors que cela consiste à agir sur l’environnement de l’enfant et non sur lui-même, selon le principe de l’école Montessori (clairement évoquée), qu’un Freinet ne désavouerait pas, bien au contraire.

Ces trois petits livres s’adressent donc à un public de néophytes aussi bien qu’aux curieux qui souhaiteraient en savoir davantage, et les élèves y trouveront leur compte. Ces synthèses leur procureront une base solide, mais qui demande à être complété par d’autres lectures mais surtout par la pratique. La collection est à suivre avec beaucoup d’intérêt.

16/12/2018

Philippe Thiraut, Jorge Miguel, Shanghai Dream ». T. 1, « Exode 1938 »

Philippe Thiraut (sc.), Jorge Miguel (ill.), Shanghai Dream ». T. 1, « Exode 1938 », Les Humanoïdes associés, 17 oct. 2018, 56 p., 14,50 €

 

 

<em>Shanghai Dream »</em>. T. 1, « Exode 1938 »

Présentation de l’éditeur. « À la veille de la Seconde Guerre mondiale, l’exil tragique d’un couple uni par sa passion du cinéma.

Berlin, 1938. Bernhard et sa femme Illo subissent de plein fouet les lois antisémites qui leur interdisent de vivre de leur art, le cinéma. Comme des milliers de juifs, le couple choisit de s’exiler. Au bout du voyage : Shanghai, une ville énigmatique et bouillonnante, où tout est à découvrir et à recommencer ».


 

Philippe Thirault et Jorge Miguel nous donnent à voir l’un des aspects parmi les plus méconnus de l’exil des juifs d’Allemagne. On les savait essayer de trouver refuge dans les pays voisins, au Royaume-Uni, aux États-Unis, mais la destination asiatique n’avait jusque là été guère été abordée.

Le récit se place dans les studios de l’UFA (Universum Film AG — pour Aktien Gesellschaft), le 9 novembre 1938, à Berlin, à la veille de la Nuit de cristal. Bernhardt est un assistant metteur en scène qui y a travaillé pendant huit années, avant d’en être expulsé en vertu des lois raciales. Sa femme, Illo, est scénariste, et elle aussi est empêché de travailler depuis 1934. L’UFA est en effet aux ordres du ministère de la Propagande, qui a procédé à une épuration dès 1933, et exerce une pression importante sur Manfred Strauss, l’un de ses dirigeants.

Pour subsister, Illo effectue des travaux comme de la couture au domicile de son père, M. Kessler, qui vit rue Oranienburg (on notera l’allusion au camp de concentration, ouvert en mars 1933). Ce soir-là, les SA s’attaquent à la joaillerie familiale et molestent le vieil homme, ancien combattant décoré de la croix de fer de première classe et invalide de guerre. Leurs exactions s’interrompent sur l’ordre de leur chef, sauvé par Kessler à Verdun. Mais la situation empire : l’exil repoussé devient maintenant vital. La famille a recours aux services de l’American Jewish Joint Distribution, mais la procédure doit prendre un an environ. La seule solution est de fuir là où il n’est pas demandé de visa : Shanghai. Si la ville est aux mains des Japonais, les activités cinématographiques s’y poursuivent. Avec beaucoup de difficultés et au prix de plusieurs tableaux de maîtres, M. Kessler réussit à obtenir deux billets : seuls sa fille et son gendre pourront partir. Un bateau doit les embarquer à Gênes.

Au-delà de la dislocation de la famille (le couple d’un côté, le père de l’autre), l’album nous permet de suivre pas à pas la répression qui s’abat sur les juifs d’Allemagne. On voit l’attitude des autres Allemands à leur égard, soucieux de s’en dissocier pour sauvegarder leurs intérêt, quand ils ne voient pas avec satisfaction la situation évoluer dans leur sens. Les auteurs sont parvenus à bien restituer l’atmosphère d’antisémitisme, avec toute l’ignominie qu’on devine. Le drame ne s’arrête pas aux limites de l’Allemagne : on le voit se poursuivre au Japon, où les autorités refusent que les juifs débarquent. On le voit également à Shanghai, qui a été ravagée par l’invasion japonaise en 1937, et où les Occidentaux ne parviennent plus à être protégés par le système des concessions internationales.

Dans le domaine de la littérature de fiction, la bande dessinée s’est assez peu intéressée à la période qui précède l’éclatement de la Seconde Guerre mondiale en Europe. On l’avait déjà souligné avec le compte rendu de lecture du volume de Spirou, L’Espoir malgré tout (Dupuis, 2018). Shanghai Dream vient à son tour combler ce manque, avec une force dont on ne peut que féliciter ses auteurs. On attend avec impatience le tome deux, qui vient conclure cette trop courte série.

Etien, BeKa, Champignac. Enigma, vol. 1

Etien, BeKa, Champignac. Enigma, vol. 1, éd. Dupuis, 4 janvier 2019, 64 p., 14,50 €

<em>Champignac. Enigma</em>, vol. 1

Présentation de l’éditeur. « Berlin, 1938. Des ingénieurs allemands présentent à Hitler Enigma, une machine à crypter des messages au code inviolable. Ni plus ni moins qu’une invention qui devrait permettre aux nazis de gagner la guerre…

Juin 1940. L’Allemagne a attaqué la France et la Belgique, qui ont capitulé. Au château de Champignac, le comte, un jeune scientifique spécialiste des champignons, reçoit une étrange missive cryptée. Un défi excitant pour Pacôme (Hégésippe Adélard Ladislas), qui ne tarde pas à en découvrir la clé. Surprise : le message vient de son vieil ami Black qui lui demande de le rejoindre à Londres pour une mission de la plus haute importance. Alors que le château est réquisitionné par l’armée allemande, Champignac arrive à fuir et à traverser la Manche.

À Londres, un nouveau message l’envoie dans le petit village de Bletchley où, aidé du professeur Black, d’Alan Turing et de Miss Mac Kenzie, il va s’attaquer au décryptage de la machine Enigma. Une aventure passionnante qui mettra ses facultés intellectuelles à rude épreuve mais qui lui permettra également de croiser Churchill, de découvrir l’amour (non, pas avec Churchill) et de changer le cours de la guerre ».


Tout est dit, ou presque dans la présentation que fait l’éditeur de l’album, dont on n’a pas donné l’intégralité du titre : Pacôme Hégésippe Adélard Ladislas, comte de Champignac. Enigma. On comprend maintenant pourquoi…

Dans cette série à poursuivre (que l’on peut découvrir dans le journal Spirou depuis quinze jours), Dupuis explore ce qu’auraient pu être les origines de certains des personnages les plus emblématiques de la maison. On avait eu un deuxième volet de Spirou, avec le tout récent L’Espoir malgré tout (dont on a fait le compte rendu dans cette même Cliothèque) ; voici donc à présent Champignac, personnage secondaire des Spirou et Fantasio. Le comte de Champignac (dont on peut admirer le château à Champignac-en-Cambrousse : je vous laisse chercher sur une carte… Un indice : c’est du côté de Skeuvre). Il apparaît (avec une chevelure blanche) dès le deuxième volume des Spirou et Fantasio, en 1951, dans Il y a un sorcier à Champignac. Le comte, réplique d’un Tryphon Tournesol, y avait déjà fait des siennes avec un champignon (devinez pourquoi Franquin l’a baptisé Champignac) qu’il étudiait déjà, le X1, qui donne une force exceptionnelle mais éphémère.

L’album s’ouvre sur la présentation à Hitler de la machine à crypter Enigma, mise au point par l’ingénieur Arthur Scherbius dès 1918. Cela fait, nous sommes projetés en juin 1940, au début de l’occupation allemande. Un coursier remet un pli à Champignac. Problème : le message est chiffré, et il faut d’abord trouver le moyen de le décrypter. Champignac doit se rendre à Londres, au 54 Rejewski Street, à l’invitation du professeur Black. Autre obstacle : il faudra aussi tromper la vigilance des Allemands qui sont venus s’installer au château. Les vertus soporifiques du champignon étudié par Champignac l’y aidera. Parvenu à Londres, on le dirige vers le manoir de Bletchley Park, au nord-ouest de Londres, en même temps que Blair Mackenzie, une jeune linguiste écossaise très perspicace et adepte des mots croisés. Bletchley se révèle être le siège du GS&CS (Government Code and Cypher School) ; ses résidents ont pour mission de déchiffrer les messages codés de l’Axe. Champignac et Mrs Mackenzie ont plus précisément à travailler sur une machine Enigma, comme celle que le premier a vu utiliser par les Allemands dans son château. C’est à cette occasion qu’ils croisent Alan Turing, dont ils seront les assistants. Un Alan Turing qui évoque Billy the Kid, dans Lucky Luke, sans le côté tête à claques. Il se trouve qu’il (Alan Turing : suivez, aussi…) travaille sur une machine capable de tester simultanément une centaine de réglages d’Enigma. Il y a urgence : Hitler vient de déclencher les opérations aériennes et navales qui visent à envahir le Royaume-Uni. Le travail des chercheurs permet de décrypter les messages codés ennemis, avec un retard qui se réduit de plus en plus. C’est alors que Champignac a pour mission de retourner dans son château, en compagnie d’un agent secret dont le nom est Fleming. Ian Fleming (vous chercherez aussi…).

Comme on le voit, l’album repose sur des personnages fictifs placés dans une situation réelle, croisant des personnages réels. Les auteurs se sont amusés à semer quelques indices à décrypter (comme une pomme apparemment savoureuse, p. 37, ou un Spirou en groom du Moustic Hôtel, à Bruxelles, p. 64), ce qui permet à des lecteurs de différents âges d’y trouver leur compte : cet album ne concerne donc pas que les plus jeunes, comme on pourrait le croire. Les péripéties s’enchaînent au fur et à mesure de l’intrigue, sans que jamais l’histoire tourne à vide : les soixante-quatre pages sont parcourues sans qu’on ait conscience du temps. Et l’histoire se termine par une transition vers le prochain volume, que l’on a vraiment hâte de découvrir.

Comme pour L’Espoir malgré tout, le retour aux sources s’avère un choix particulièrement pertinent, tant les personnages prennent une autre envergure. On redécouvre Champignac, comme on  a eu le plaisir un autre Spirou dans les albums récents.

Il ne faudra pas se priver de découvrir des extraits de l’ouvrage (et d’autres choses encore) sur le site de l’éditeur.

17/11/2018

Émile Bravo, Spirou. T. 2, L’espoir malgré tout. Première partie : « Un mauvais départ »

Émile Bravo, Spirou. T. 2, L’espoir malgré tout. Première partie : « Un mauvais départ », éd. Dupuis, 2018, 88 p., 16,50 €

<em>Spirou. L’espoir malgré tout</em>. Première partie : « Un mauvais départ »

Présentation de l'éditeur. « Janvier 1940. Un hiver particulièrement rude s'est abattu sur Bruxelles. Alors que tout le monde attend avec appréhension l'arrivée imminente de la guerre, Fantasio s'est engagé dans l'armée belge. Dans la forteresse d'Ében-Émael, il est impatient d'en découdre et ne doute pas une seconde que les armées française et britannique écraseront l'armée allemande...

Quant à Spirou, il est toujours groom et continue de vivre le plus normalement possible. Sa rencontre avec Felix, un peintre juif allemand dont les nazis ont jugé l'oeuvre "dégénérée", et Felka, sa femme, va lui faire découvrir la "question juive" et la complexité de la situation internationale.

Quand la guerre éclate, Fantasio cherche à servir la patrie le plus héroïquement possible. Spirou, lui, essaye de comprendre la complexité de la situation à travers des rencontres avec des personnages profondément humains et tente de se rendre utile en étant fidèle à ses valeurs.
Cette grande oeuvre (330 pages en 4 volumes) est un véritable roman mêlant action, humour, vérités historiques et réflexions philosophiques ».

12/11/2018

Gérard Noiriel, Une Histoire populaire de la France. De la guerre de Cent Ans à nos jours, éd. Agone, coll. « Mémoires Sociales », 2018, 832 pages, 28 €. ISBN 9782748904321


Présentation de l'éditeur. « En 1841, dans son discours de réception à l’Académie française, Victor Hugo avait évoqué la “populace” pour désigner le peuple des quartiers pauvres de Paris. Vinçard ayant vigoureusement protesté dans un article de La Ruche populaire, Hugo fut très embarrassé. Il prit conscience à ce moment-là qu’il avait des lecteurs dans les milieux populaires et que ceux-ci se sentaient humiliés par son vocabulaire dévalorisant. Progressivement le mot “misérable”, qu’il utilisait au début de ses romans pour décrire les criminels, changea de sens et désigna le petit peuple des malheureux. Le même glissement de sens se retrouve dans Les Mystères de Paris d’Eugène Sue. Grâce au courrier volumineux que lui adressèrent ses lecteurs des classes populaires, Eugène Sue découvrit les réalités du monde social qu’il évoquait dans son roman. L’ancien légitimiste se transforma ainsi en porte-parole des milieux populaires. Le petit peuple de Paris cessa alors d’être décrit comme une race pour devenir une classe sociale. »

La France, c’est ici l’ensemble des territoires (colonies comprises) qui ont été placés, à un moment ou un autre, sous la coupe de l’État français. Dans cette somme, l’auteur a voulu éclairer la place et le rôle du peuple dans tous les grands événements et les grandes luttes qui ont scandé son histoire depuis la fin du Moyen Âge : les guerres, l’affirmation de l’État, les révoltes et les révolutions, les mutations économiques et les crises, l’esclavage et la colonisation, les migrations, les questions sociale et nationale.

Extraits de l’introduction. « L’ambition ultime de cette Histoire populaire de la France est d’aider les lecteurs non seulement à penser par eux-mêmes, mais à se rendre étrangers à eux-mêmes, car c’est le meilleur moyen de ne pas se laisser enfermer dans les logiques identitaires. »

« La démarche historique permet de retracer la genèse des grands problèmes auxquels nous sommes confrontés aujourd’hui. C’est la raison pour laquelle, dans cette histoire populaire de la France, j’ai privilégié les questions qui sont au centre de notre actualité, comme les transformations du travail, les migrations, la protection sociale, la crise des partis politiques, le déclin du mouvement ouvrier, la montée des revendications identitaires. Le but étant de mettre cette vaste réflexion à la disposition du plus large public, j’ai adopté la forme du récit en m’efforçant de présenter sous une forme simple des questions parfois très compliquées. »

« Pour moi, le “populaire” ne se confond pas avec les “classes populaires”. L’identité collective des classes populaires a été en partie fabriquée par les dominants et, inversement, les formes de résistance développées au cours du temps par “ceux d’en bas” ont joué un rôle majeur dans les bouleversements de notre histoire commune. Cette perspective m’a conduit à débuter cette histoire de France à la fin du Moyen Âge, c’est-à-dire au moment où l’État monarchique s’est imposé. Appréhendé sous cet angle, le “peuple français” désigne l’ensemble des individus qui ont été liés entre eux parce qu’ils ont été placés sous la dépendance de ce pouvoir souverain, d’abord comme sujets puis comme citoyens. »

« Ce qui permet d’affirmer le caractère « populaire » de l’histoire de France, c’est le lien social, c’est-à-dire les relations qui se sont nouées au cours du temps entre des millions d’individus assujettis à un même État depuis le XV e siècle, et grâce auxquelles a pu se construire un « nous » Français. Les classes supérieures et moyennes ont été dans l’obligation de tenir compte des activités, des points de vue, des initiatives, des résistances, propres aux classes populaires, afin de mettre en œuvre des formes de développement autres que celles qu’elles avaient imaginées au départ. Et réciproquement, les représentations du peuple français que les élites ont construites au cours du temps, les politiques qu’elles ont conduites, ont profondément affecté l’identité, les projets, les rêves et les cauchemars des individus appartenant aux classes populaires ».

 

11/10/2018

Sébastien Goethals, Philippe Collin, Le Voyage de Marcel Grob

Sébastien Goethals (ill. et sc.), Philippe Collin (sc.), Le Voyage de Marcel Grob, Futuropolis, 11 oct. 2018, 192 p., 24 €


Présentation de l’éditeur. « 11 octobre 2009. Marcel Grob, un vieil homme de 83 ans, se retrouve devant un juge qui l’interroge sur sa vie. Et plus particulièrement sur le 28 juin 1944, jour où ce jeune Alsacien rejoint la Waffen SS et est intégré dans la 16e division Reichsführer, trois mois après le débarquement allié en Normandie. Marcel se rappelle avec émotion de ce jour fatidique où, comme 10 000 de ses camarades Alsaciens, il fût embrigadé de force dans la SS. Non, il n’était pas volontaire pour se battre mais il n’avait pas le choix, il était pris au piège. Mais pour le juge qui instruit son affaire, il va falloir convaincre le tribunal qu’il n’a pas été un criminel nazi. Alors, Marcel Grob va devoir se replonger dans ses douloureux souvenirs, ceux d’un « malgré nous », kidnappé en 1944, forcé d’aller combattre en Italie, au sein d’une des plus sinistres division SS. Un voyage qui l’amènera à Marzabotto, au bout de l’enfer…

Le destin tragique de Marcel Grob, jeune Alsacien de 18 ans, enrôlé de force en juin 1944, dans la Waffen SS. Philippe Collin et Sébastien Goethals se basent sur l’histoire vraie d’un de ces « malgré nous » pour raconter comment et dans quelles conditions ces jeunes Alsaciens furent incorporés et durent combattre dans la SS ».

Jean-Yves Le Naour (sc.), Iñaki Holgado et Marko (ill.), Aretha Battistutta (coul.), <i>Le réseau Comète. La ligne d'évasion des pilotes alliés</i>, Bamboo, coll. « Grand Angle », 56 p., 31 mai 2023. ISBN 978 2 8189 9395 8

Présentation de l'éditeur . « Des centaines de résistants de « l’armée des ombres », discrets, silencieux, un « ordre de la nuit » fait...