07/05/2022

Gani Jakupi (sc., ill.), El Comandante Yankee éd. Dupuis, coll. « Aire libre », 224 pages, 3 mai 2019, 32 €. ISBN : 9782800152004


Présentation de l’éditeur. « Son nom ne vous dit peut-être rien : William Alexander Morgan. Pourtant, en prenant parti pour les rebelles, il devint une figure majeure de la révolution cubaine, le seul comandante non cubain avec le célèbre Che Guevara. Ancien soldat américain, « Yankee » combattant pour la cause de Fidel Castro et les valeurs démocratiques du Segundo Frente, son implication le mènera à participer activement aux conflits avant que les bouleversements politiques ne coupent court à ses convictions.

Au fil de plus de dix ans de recherches à recueillir les témoignages d’acteurs privilégiés de la révolution, tels que le commandant en chef du Segundo Frente Eloy Gutiérrez Menoyo en personne, à étudier les textes sur le personnage et à explorer les lieux habités par la rébellion castriste — obtenant ainsi des documents inédits à ce jour —, Gani Jakupi a tiré la matière nécessaire à ce véritable roman graphique, ainsi qu’il le souligne lui-même.

Au-delà de ce portrait des plus fidèles, Jakupi retrace ici un pan entier de l’histoire de Cuba au cœur de cette période trouble de la révolution : le quotidien des guérilléros, les antagonismes idéologiques, les coups d’éclat et d’État, tout ce qui imprègne cette île des Caraïbes incarnée par ses symboles.

El Comandante Yankee est, plus qu’une biographie unique, une fresque inédite sur une période historique cruciale ».

 

Gani Jakupi est un auteur rare, ne serait-ce que par le rythme de sa production. Son dernier album, Retour au Kosovo, avait paru chez Dupuis en 2014, dans lequel il évoque l’immédiat après-guerre dans son pays d’origine. Entre temps, l’auteur s’adonne au jazz ; il a surtout consacré énormément d’énergie à lire, à rencontrer des témoins des premiers temps du castrisme en vue de l’album qui sort maintenant. Quatre pages de sources, essentiellement bibliographiques ! Je ne me souviens pas qu’une bande dessinée ait pu un jour reposer sur une masse documentaire aussi importante. L’album est complété par les notices biographiques de la plupart des protagonistes mis en scène. Il faut bien employer cette expression, car Gani Jakupi ne cache pas avoir pris quelques libertés avec ce qu’il a appris : il indique ainsi quelques-uns des raccourcis qu’il a dû faire, pour faciliter la lecture. Il est à noter que les recherches de l’auteur ont donné lieu à la publication d’un livre aux éditions de La Table ronde : L’Enquête sur El Comandante Yankee 1 .

Car on a fort à faire, la situation de Cuba étant alors très complexe. Entre les factions qui cherchent à abattre le régime de Fulgencio Batista, les autorités en place, les services américains, la pègre locale (et américaine), l’évolution de leurs entreprises, leurs alliances et leurs antagonismes, on a vite fait de se perdre. D’autant que — et ce sera le seul point relativement négatif que l’on pourra regretter — le dessin des personnages peine à les distinguer. La plupart des opposants à Batista sont revêtus d’un uniforme semblable, sont tous barbus (au moins au début de l’album). On parvient tout de même à repérer quelques signes distinctifs, une coiffe, un insigne, mais c’est assez difficile. Il n’empêche que des dessins en pleine page sont remarquables, un soin particulier ayant été accordé à la couleur.

Quoi qu’il soit, Gani Jakupi a découpé la période en plusieurs épisodes, qui vont de décembre 1957 au 11 mars 1961. William Morgan, dont on n’apprendra que peu de choses sur son passé, vient proposer ses services au Segundo Frente d’Eloy Menoyo, fils de réfugiés espagnols (d’où son surnom : Gallego). De là, on découvre l’existence de plusieurs autres organisations, que l’on réunit habituellement dans les manuels d’histoire du secondaire sous le nom de barbudos. Les deux principales sont le Segundo Frente, qui agit dans la Sierra del Escambray, au centre de l’île, tandis que l’autre groupe, le M-26-72 est dans la Sierra Maestra, au sud.

L’auteur décrit les difficultés du Segundo Frente, mais aussi ses relations avec les autres groupes. L’entente n’est pas toujours franchement cordiale. On a ainsi plusieurs épisodes au cours desquels on voit Ernesto Guevara s’en prendre à différentes personnes, et en garder une profonde rancune : le mythe du révolutionnaire désintéressé et généreux s’effondre rapidement.

On voit aussi l’attitude ambiguë des États-Unis, qui, voyant que Batista ne sert pas leurs intérêts comme il le devrait, soutiennent Fidel Castro qui pourrait faire un bien meilleur allié, d’autant qu’il paraît anti-communiste. Trujillo, dictateur de Saint-Domingue, joue également un rôle dans ces affaires en favorisant un trafic d’armes.

Batista finit par tomber, et on entre dans une période trouble. Castro reste fidèle, si l’on peut dire, à la position qu’il a prise : le pouvoir ne l’intéresse pas. Il devient premier ministre, et les Américains placent ainsi un président ami à la tête du pays. Il se révèle en réalité un très habile manœuvrier. Les dissensions entre les groupes révolutionnaires prennent de l’ampleur. On retrouve les facteurs du coup de Prague, avec la fusion de ces groupes dans les ORI (organisations révolutionnaires intégrées), qui apparaissent en 1961, avant de se transformer en parti communiste cubain en 1965. Les tribunaux révolutionnaires fonctionnent à plein régime : Guevara fait d’ailleurs ici figure d’une sorte de Saint-Just. La réalité du nouveau régime castriste apparaît soudainement très nette aux yeux des révolutionnaires les plus intègres : ceux qui n’ont pas encore été arrêtés doivent fuir Cuba pour garder la vie sauve. William Morgan ne fait pas exception à la règle.

El Comandante Yankee est un album qui se mérite : il ne faut pas hésiter à se saisir d’un crayon et d’un papier pour prendre quelques notes et pouvoir s’y retrouver. Mais il rend beaucoup. Il permet surtout de mieux connaître les subtilités de la période trouble qui court de la fin des années cinquante à l’installation de Castro au pouvoir pour une très longue période. Car les rôles ne sont pas tranchés et aussi simples qu’on pourrait le croire. Et Gani Jakupi excelle justement à restituer ces ambiances troubles.

 

Notes

1. Gani Jakupi, Enquête sur El Comandante Yankee. Une autre histoire de la révolution cubaine, coéd. La Table Ronde – Éd. Dupuis (Aire Libre), 6 juin 2019, 304 pages, 24 €.
2. M-26-7 : mouvement du 26 juillet 1953, pour rappeler l’attaque de la caserne de la Moncada, à Santiago de Cuba, au terme de laquelle les assaillants ont été tués ou emprisonnés, comme leur chef Fidel Castro. Celui-là est finalement amnistié dix-huit mois plus tard, sur pression des États-Unis.

Jorge Bernstein (sc.), David de Thuin (ill.), Rapport de stage, Fluide Glacial, 6 avril 2022, 56 p., 12,90 €. ISBN : 979 1 0382 0400 3


Propos de l'éditeur. « Pas toujours facile le quotidien d’un stagiaire !
Qui n’a jamais vécu un stage en entreprise bien galère, mais alors vraiment vraiment galère ? Dans cet album, on suit le quotidien de Claire qui débute son stage à la SOPITEC. Les jours se répètent et paraissent énormément se ressembler. Elle se retrouve inondée de powerpoints sans aucun intérêt, passe de service en service avec le même sentiment de vacuité, participe à des Olympiades de stagiaires, constate avec dépit le mécanisme très élaboré des retards de réunion... 
À la SOTIPEC, Bernstein et de Thuin s’amusent à mettre en avant les petits détails ridicules de la vie d'entreprise vue par le prisme d'une stagiaire ». 
 
 
L'album de Bernstein et de Thuin se divise en plusieurs parties : celles qui rythment le rapport du stage de six mois qu'effectue à la SOTIPEC Claire Pergault, étudiante :
  1. La découverte de l'entreprise. Acquérir les principes de base du monde du travail;
  2. Les espaces de la vie commune. Savoir se repérer et évoluer au sein de l'entreprise ;
  3.  Enjeux et défi de la SDELPA [tiens ?]. Atteindre ses objectifs pour mieux se challenger ;
  4. Le bien-être infini. Trouver du sens et parfaire son esprit corporate.
On trouvera des publicités intercalaires pour des produits de la SOTIPEC : Soupec, aux restes de pommes de terre ; des placebos anti-dépresseurs (sans danger pour la santé ni effet) ; des stagiaires-baudruches, pour les services qui n'en reçoivent pas (de stagiaires…)
On voit que cela démarre classiquement (les auteurs ont imaginé la lettre de candidature — assez banale — de Claire), puis on glisse dans le langage marketing (« se challenger » ; « esprit corporate »). On sent l'entreprise qui se veut à la pointe. Il est à remarquer que les activités (en référant aux publicités, on hésite entre production pharmaceutique et production agro-alimentaire, sans garantie…) de cette SOTIPEC ne sont jamais décrites (ni l'acronyme explicité), ce qui permet d'en faire un modèle que l'on pourra placer dans des contextes tout à fait différents. Ici, le stage de Claire se fait dans des services administratifs.
Bien évidemment, c'est l'occasion pour les auteurs de s'en donner à cœur-joie avec tous les clichés imaginables. On a ainsi de beaux portraits d'incompétents (dont l'un découvre que le mode-dièse de la touche 3 s'appelle un hashtag, dont il ne sait que faire…), de tire-au-flanc débordés par rien (le 3e mail de la semaine, alors qu'on est que jeudi…) qui passent le temps à flemmarder et à s'agiter quand ils sont en passe d'être découverts…
On passe en revue le labyrinthe que forment ces services administratifs, qui portent des noms qui masquent mal l'inutilité : on a ainsi le SMULV (service maintenance et unification des leasings viabilisés : comprenne qui pourra…). Les dysfonctionnements ne manquent pas : photocopier un power-point, parce que c'est plus facile à lire ; des réunions (qui commencent systématiquement en retard) dont on ne connaît pas l'objet ; des brainstormings à partir de n'importe quoi (pour « activer les cerveaux »…).
Les auteurs ne tardent pas à imaginer une compétition entre stagiaires, histoire de savoir quel est le meilleur service et surtout le meilleur responsable de stage. Les épreuves (dûment réglementées par la Fédération française de stage) ? Faire une photocopie d'une page A4 noir et blanc, convertie en A5 recto-verso, format livret avec agrafe ; apporter un café en moins de sept minutes ; l'épreuve des organigrammes de la SOTIPEC ; et enfin, un combat de sigle.
Comme la SOTIPEC est une entreprise qui se préoccupe du bien-être de ses employés, chacun peut s'adonner au yoga, à des jeux collectifs (jeu des sept familles, ping-pong, pétanque — sans boules, pour éviter les accidents —, un escape game — le stage en entreprise —…), etc.

On s'attend à un album d'humour décalé. On l'a (et comment…), mais on se demande vraiment si la distance au réel existe bien. L'expérience de chacun qui, quel que soit son emploi, public ou privé, et à quelque niveau que ce soit, a été confronté à une administration retrouvera bon nombre de ses caractéristiques. Un album à diffuser auprès des collégiens, lycéens, et étudiants qui ont un stage à faire, afin de les aider à garder le recul nécessaire et leur esprit critique…

02/05/2022

Jean-Paul Demoule, Dominique Garcia, Alain Schnapp (dir.), Une Histoire des civilisations. Comment l’archéologie bouleverse nos connaissances, co-éd. La Découverte /INRAP, 2018, 700 p., 49 €. ISBN 978-2-7071-8878-6


Présentation de l’éditeur. « Depuis les années 1980, une révolution silencieuse a bouleversé nos connaissances sur l’histoire de l’humanité : celle suscitée par les extraordinaires progrès techniques et méthodologiques de l’archéologie, particulièrement grâce au développement de l’archéologie préventive. Nombre des représentations d’hier ont été nuancées, des pans entiers de cette histoire, jusque-là ignorés, ont été mis au jour. Mais si cette révolution a donné lieu à un foisonnement de publications scientifiques, il manquait une vision globale, accessible aux non-spécialistes. C’est ce défi qu’ont voulu relever ici trois des plus éminents archéologues français.

Réunissant les contributions de soixante et onze spécialistes mondiaux, associées à une riche iconographie et à une cartographie originale, cet ouvrage propose une histoire renouvelée des civilisations. Il couvre l’ensemble des périodes et des continents, en mettant l’accent sur les avancées les plus significatives : la localisation du berceau de l’hominisation, les origines et l’extension des civilisations sédentaires, les stratégies économiques et politiques qui ont mené à la fondation des grands empires et les conditions de leurs dislocations, les modalités de la mondialisation des époques moderne et contemporaine, sans oublier les migrations qui se sont succédé de la préhistoire jusqu’à nos jours. 

Grâce à cette vision globale de l’aventure humaine, on découvrira comment l’archéologie apporte sa contribution à la connaissance des sociétés sans écriture comme à celle des civilisations de l’écrit. Et comment elle rend possible un nouveau dialogue entre sources textuelles et sources matérielles, qui bouleverse plusieurs domaines de l’histoire ancienne, médiévale et moderne ». 



Avec ses sept cents pages, cette Histoire des civilisations a de quoi impressionner. Mais pour brosser un tel panorama chronologique et géographique de façon aussi synthétique, c’est plutôt la prouesse des auteurs qui doit être reconnue comme impressionnante. L’ouvrage suit une trame chronologique : on passe ainsi de « L’hominisation et les sociétés de chasseurs-cueilleurs » (chap. 1) aux « Premières sociétés agricoles (chap. 2) et à « L’origine et extension des États centralisés » (chap. 3). « Des empires à la mondialisation » (chap. 4) achève ce parcours.

Par la restitution de qu’ont pu être les sociétés passées, on comprend que l’archéologie est un outil important de qu’on nomme aujourd’hui le « vivre ensemble ». Elle permet en effet de relativiser les prétentions nationalistes sur tel bout de territoire, sous des prétextes de toutes sortes, celui de la culture le disputant à l’ordre d’arrivée des groupes humains. Et cette relativisation passe d’abord par la compréhension du passé, dont l’archéologie fait surgir toute la puissance matérielle. On en profite d’ailleurs pour souligner la qualité des cartes et des tableaux synoptiques qui ponctuent le volume et aident beaucoup à la compréhension des démonstrations, sans oublier celle de l’abondante iconographie.

De plus, cette Histoire des civilisations nous offre la possibilité de sortir du cadre étriqué proposé par les programmes scolaires, trop centré sur l’Europe — au mieux — et surtout sur la France. Les articles montrent les liens entre les groupes humains, tantôt entretenus avec soin, tantôt relâchés, sans qu’on oublie que la guerre est aussi un type de relation sociale. Ce faisant, elle se joue des grands découpages chronologiques et des grandes ruptures, fabriquées et présentées au XIXe s. Exit donc les « Grandes Invasions », les  « Grandes Découvertes », exaltations superlatives qui mettent en scène la civilisation européenne. À la place, on trouvera les thèses les plus récentes sur les débuts du peuplement des Amériques, de l’Océanie, etc.

Enfin, les auteurs n’ont pas seulement cherché à aborder les civilisations les plus anciennes. Les études vont jusqu’au XXe s., avec des thèmes concernant la première guerre mondiale, ou la guerre froide vue au travers des installations soviétiques à Cuba. Dans l’ultime chapitre s’ouvrent « De nouveaux champs d’étude pour l’archéologie » (chap. 5). On y trouvera des points très intéressants sur les techniques utilisées, notamment la détection et la datation dont les progrès suivent exactement ceux de l’informatique (entre autres), sur les domaines nouveaux (pour les profanes que nous sommes) qu’elle explore désormais, notamment ceux de la génétique. L’image de l’archéologue grattouillant la terre n’appartient pas encore au passé, mais elle doit être dépoussiérée soigneusement.

Ce volumineux ouvrage, écrit dans un langage très accessible, est une nouvelle et magistrale démonstration qui achèvera de convaincre de ce que l’archéologie n’est plus une science — voire même une « source » — auxiliaire de l’histoire, comme on l’apprenait encore à l’université il y a une trentaine d’années, mais bien une science à part entière. Où l’on retrouve ainsi la pleine signification de son étymologie, à savoir un discours, une considération sur les choses du passé. Mais un passé qui, en retour, a bien des choses à dire sur notre présent, avec les outils les plus performants.

Stéphane Lemardelé, Le Nouveau Monde paysan – Au Québec, La Boîte à Bulles, coll. « Contre-cœur », 2019, 256 pages, 29 euros. ISBN 978-2-84953-328-4


 Présentation de l’éditeur. « Rencontre avec les acteurs d’un nouvel écosystème agricole, de nouvelles solidarités, au cœur de la campagne québecoise.

Maud-Hélène, Christian, Yoana et Jean-Martin sont convaincus qu’une autre agriculture, qu’un autre mode de vie sont possibles. Ils construisent les fermes de demain, innovent, entreprennent et bâtissent de nouveaux projets, plus humanistes et solidaires. Face aux verrous syndicaux, aux quotas, aux lourdeurs administratives, et aux difficultés climatiques, ces producteurs et artisans luttent pour proposer une alternative à l’agriculture intensive et à la nourriture industrielle, encouragés par une demande croissante.

À travers une série de portraits Stéphane Lemardelé croque l’histoire de ces paysans québécois, néo ruraux pour la plupart, venus chercher un nouveaux mode de vie, plus sain, et plus respectueux de l’environnement.

Un magnifique voyage au cœur de la campagne québecoise, et une vraie réflexion sur les nouvelles tendances agricoles ».

 

 

Né en France, Stéphane Lemardelé s’est établi au Québec en 1995. Ce n’est donc par le regard d’un dessinateur de passage qu’il nous donne à voir ce Nouveau Monde, mais par celui de quelqu’un qui a pris le temps de connaître le pays et les personnes qui l’habitent. Les deux cent cinquante six pages de cette bande dessinée nous permettent d’ailleurs de l’accompagner à un rythme calme, qui est celui de ceux que nous découvrons au fur et à mesure. C’est justement l’une de leurs préoccupations, parmi celles qui ont contribué à réorienter leur vie, car tous ces paysans (on va oublier le terme d’ « agriculteurs », qu’on réservera aux adeptes de l’intensif) ne sont pas forcément issus de ce milieu professionnel, quand bien même ils seraient nés à la campagne. Il s’agit plutôt de « néo-ruraux », d’immigrés venus de France (et d’ailleurs), etc., qui se sont questionnés sur la nature de la civilisation occidentale, sur le sens de leurs activités et donc celle de leur vie.

Portrait après portrait, on découvre un fourmillement d’idées, une diversité de situations, de réussites mais aussi d’échecs. Mais s’il est un trait qui domine, c’est celui de la solidarité qui s’exerce à l’échelle du petit bout de territoire qu’ils mettent en valeur, tant d’un point de vue agricole qu’artisanal, mais dont les ramifications s’étendent jusqu’aux grandes aires urbaines par le biais de l’écoulement de leur production. Car on aura tort de considérer tout ce groupe vivant dans une autarcie totale, déconnecté du reste de la société et de l’économie. Mais leurs activités répondent à d’autres impératifs : on produit pour vivre, c’est-à-dire pour satisfaire ses besoins, avec une marge de sécurité. C’est donc une sorte de contre-société, un mode de vie alternatif que l’on aborde peu à peu.

En même temps, les aspects négatifs ne sont pas laissés sous le tapis. Les mauvais choix de production, les maladresses de néophytes, les désillusions sont aussi évoquées. Mais Stéphane Lemardelé s’attache également à dépeindre les obstacles auxquels se heurtent les protagonistes  de son récit : l’incompréhension des adeptes de la monoculture du maïs, à grands coups de chimie et de mécanique, et surtout les normes et les règlements administratifs, plus absurdes les uns les autres. Ce sont aussi les difficultés financières, qui bloquent toute velléité d’installation de jeunes : le crédit s’ouvre au-delà d’une taille d’exploitation minimale, quand les surfaces n’ont pas été accaparés par des agriculteurs déjà en place.

On est séduit par la confiance qu’a su bâtir Stéphane Lemardelé avec chacun des personnages, qui imprègne son récit. On la sent dans les propos qu’il restitue, qui sonnent très juste — en plus de nous permettre de développer notre lexique québécois. Elle est évidemment présente dans son dessin très délicat, aux tons presque pastels, comme le montre la couverture qui évoque — à dessein — le tableau de Grant Wood, American Gothic (1930), qui se trouve dans les premières pages de l’album.

Sylvain Bourmeau (dir.) , AOC [Analyse Opinion Critique], cahier n° 1, « « Gilets jaunes » : hypothèses sur un mouvement », La Découverte, 2019, 216 p., 12 €. ISBN 978-2-348-04370-3

L’enseignement scolaire de l’histoire ne s’intéresse qu’à des objets relatifs à un passé souvent très éloignés dans le temps. Aborder les événements liés aux entreprises terroristes comme le 11 septembre 2001 apparaît déjà un exploit, alors que la plupart des élèves à qui nous nous adressons n’étaient même pas nés à ce moment-là. Il n’empêche que les professeurs de notre discipline ont à s’imprégner de l’actualité, ne serait-ce que parce que ses racines tiennent précisément à l’histoire : par nature, il n’y a pas de phénomène surgissant ex abrupto

Pour ignorer ce principe de base, faute de culture historique, par manque d’intérêt ou tout simplement de temps1 , trop de journalistes développent une analyse trop superficielle sur les faits qu’ils rapportent. La « crise » dite des « gilets jaunes » (avec ou sans les guillemets, avec ou sans majuscules initiales) en est l’illustration la plus révélatrice du moment. Sa complexité mérite mieux que les amalgames et raccourcis que les médias dominants n’ont cessé de colporter, faute d’avoir les moyens de la saisir. Pour autant, le phénomène n’est pas  encore achevé que la recherche scientifique s’y intéresse déjà, avec les infinies réserves que la faible distance chronologique à l’objet étudié imposent en pareil cas, et parce qu’il n’a fini de se transformer et de produire toutes ses conséquences. C’est précisément le but que s’est assigné AOC, depuis un an, en soumettant l’actualité à des chercheurs sans attendre : « il n’y a pas un temps pour le journalisme et un temps pour la recherche », comme le rappelle Sylvain Bourmeau (p. 9).

Ici, ce sont vingt-quatre scientifiques qui ont été sollicités pour délivrer leur analyse2 , qu’ils soient sociologues, philosophes, etc., et bien sûr historiens ou géographes. La richesse de leur production ne peut être restituée en quelques lignes : on ne peut qu’engager à lire les articles, d’autant qu’ils sont assez courts (six à huit pages, en général), mais très bien informés et très accessibles. On se contentera de donner quelques éléments très (trop) synthétiques qui viennent en contrepoint de ce que la presse a cru voir3 .

On oppose souvent les espaces ruraux, supposés pauvres, aux espaces urbains, qui concentrent population et richesses. Or, les deux -tiers des ménages les plus pauvres vivent dans les aires urbaines. De plus, les nombreuses interdépendances territoriales ont été révélées par le mouvement qui s’est développé depuis novembre, grâce à la voiture rendue nécessaire pour pouvoir accéder aux différents espaces. À ce compte, on estime généralement que ce sont les habitants des couronnes périurbains qui ont fourni les premiers contingents des « gilets jaunes ». De fait, la périurbanisation4 a entraîné un allongement des distances entre résidence et lieux de travail et de consommation, restés en ville, encouragée par des municipalités soucieuses de développement (démographique et économique). Or, ce schéma simpliste ignore le fait que les dynamiques qui sont à l’origine des emplois est plus important dans les espaces périurbains que les centres des villes. Au contraire, ces espaces sont perçus négativement : on met en avant les contraintes5 (qui concernent notamment les transports), l’inadéquation avec les impératifs environnementaux, sans parler de l’uniformisation des paysages, rongés par des lotissements de pavillons individuels6 . Cette perception conduit au sentiment d’espaces périurbains qui seraient abandonnés, par rapport aux centres des villes, bien mieux pourvus en transports en commun modernes (tramways…) et en services de toute nature.

La relation médiatique fait apparaître que le mouvement est porté par les couches inférieures des classes moyennes et les classes populaires. Il s’agit plus précisément de membres de professions intermédiaires, dont, pourtant, le revenu et le pouvoir d’achat sont relativement stables, sans atteindre une marge de confort suffisante pour les protéger en cas de difficultés conjoncturelles. Mais cette sensibilité crée un sentiment d’injustice au regard des efforts exigés par les politiques néo-libérales, que ces catégories sociales supporteraient essentiellement, et celui d’une érosion du pouvoir d’achat, révélé par les hausses ponctuelles du prix des carburants (en oubliant les baisses). Pour autant, les « gilets jaunes » tendent à se distinguer des « assistés », bénéficiaires des aides sociales, tout en exigeant une meilleure distribution des richesses. On retrouve ici l’un des effets du discours libéral qui vise à un émiettement de la société en une somme d’individus, responsables de leur destin et de leurs conditions sociales : être pauvre serait ainsi le résultat d’une volonté personnelle (ou plutôt un manque de volonté), voire même d’un désir de vivre en parasite aux dépends des autres.

D’autres contributions s’attachent aux références historiques brandies par les « gilets jaunes », notamment la Révolution française (d’une façon indistincte)7 . Mais on lira avec autant d’intérêt les articles portant sur l’analyse politique du mouvement (abusivement assimilé à l’extrême droite ou à l’extrême gauche), sur la perception du pouvoir exécutif et des actions engagées, sur celle du pouvoir et des élites par les « gilets jaunes », etc. Une mention particulière doit cependant être accordée à la contribution de Bruno Latour, qui place ce mouvement dans une perspective dépassant le cadre national, à savoir celle de la nécessaire transition écologique8 . Il montre en effet que le mouvement est l’occasion d’éclairer en quoi consiste cette transition : pour produire quelle civilisation ? À ses yeux, il révèle l’incohérence entre d’une part l’état réel de la planète et, d’autre part, les modes de vie et l’idée de progrès qui persistent à être promus. Or,  qui s’en remettre ? L’État est impuissant, pris dans les logiques de développement territorial qu’il a construites. Pour Bruno Latour, il faut s’inspirer de l’exemple de ceux qui ont déjà opté pour un mode de vie tout à fait alternatif, reposant sur une autre vision du territoire, qui dépasse complètement le maillage administratif actuel, réellement utilisé par les citoyens. Ce sont eux seuls qui sont en mesure d’évaluer leurs propres besoins, d’estimer sur quelles ressources ils peuvent compter, et de faire le tri entre leurs souhaits et ce qui est possible. S’il doit y avoir une consultation nationale, elle ne doit pas être une injonction étatique. Elle doit reposer au contraire sur des groupements (militants, associations, scientifiques, etc.), dont la légitimité ne peut être mise en doute, dont le travail de réflexion doit être soutenu. Le but est de dresser une « cartographie des controverses ».

On n’oubliera pas, enfin, la nouvelle d’Éric Chauvier (« Bikini rouge sur fond jaune », p. 195) qui retrace la trajectoire d’une fille sur une trentaine d’années, jusqu’à un rond-point, en décembre 2018.

 

 Notes

1. On n’ignore pas les conditions déplorables de travail de l’immense majorité des journalistes et des pigistes, masqués par la poignée d’éditorialistes omniprésents et omniscients (ce qu’ils croient).
2. Chacune de ces analyses est à chaque fois datée, ce qui prévient l’étonnement de ne pas voir tel ou tel fait, qui, s’étant produit ultérieurement, n’aura donc pas pu être pris en compte. On regrette cependant l’absence de sources qui permettraient d’aller plus loin. On se référera toutefois aux principaux travaux des auteurs que l’on jugera les plus intéressants.
3. Lire en particulier Yves Citton, « Abécédaire de quelques idées reçues sur les « gilets jaunes » » (p. 37 et suiv.).
4. Voir la contribution de Michel Lussault, « La condition périurbaine » (p.171 et suiv.).
5. On lira notamment la contribution du géographe Samuel Dupraz, « La France contrainte des « gilets jaunes » » (p. 75 et suiv.).
6. Michel Lussault rappelle la couverture du magazine Télérama avait consacré à « La France moche » en février 2010 (p. 178).
7. Guillaume Mazeau, « Les « gilets jaunes » et la Révolution française : quand le peuple reprend l’histoire » (p. 107).
8. Bruno Latour, « Du bon usage de la consultation nationale » (p. 189).

 

Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot , Le Président des ultra-riches. Chronique du mépris de classe dans la politique d’Emmanuel Macron, éd. La Découverte, coll. « Zones », 2019, 176 p., 14 €

Présentation de l’éditeur. « Macron, c’est moi en mieux », confiait Nicolas Sarkozy en juin 2017. En pire, rectifient Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot. Huit ans après Le Président des riches, les sociologues de la grande bourgeoisie poursuivent leur travail d’enquête sur la dérive oligarchique du pouvoir en France.

Au-delà du mépris social évident dont témoignent les petites phrases du président sur « ceux qui ne sont rien », les auteurs documentent la réalité d’un projet politique profondément inégalitaire. Loin d’avoir été un candidat hors système, Emmanuel Macron est un enfant du sérail, adoubé par les puissants, financé par de généreux donateurs, conseillé par des économistes libéraux. Depuis son arrivée au palais, ce président mal élu a multiplié les cadeaux aux plus riches : suppression de l’ISF, flat tax sur les revenus du capital, suppression de l’exit tax, pérennisation du crédit d’impôt pour les entreprises… Autant de mesures en faveur des privilégiés qui coûtent un « pognon de dingue » alors même que les classes populaires paient la facture sur fond de privatisation plus ou moins rampante des services publics et de faux-semblant en matière de politique écologique.

Mettant en série les faits, arpentant les lieux du pouvoir, brossant le portrait de l’entourage, ce livre fait la chronique édifiante d’une guerre de classe menée depuis le cœur de ce qui s’apparente de plus en plus à une monarchie présidentielle ».

 

Si le titre de l’ouvrage évoque à dessein l’une des précédentes publications des « Pinçon-Charlot »1 , l’attention du lecteur doit se concentrer sur le sous-titre. Car le projet du livre y est défini très clairement. Le couple de sociologues utilise les connaissances acquises au cours de leurs nombreuses enquêtes au sein des élites pour analyser le parcours de l’actuel président de la République, mais aussi les mesures prises en l’espace d’une année et demie.

Les cent-soixante seize pages de cet ouvrage se lisent sans aucune difficulté, l’humour n’y étant pas pour rien. Les mieux informés ne trouveront pas de révélations inédites sur le personnage du président de la République, ce qui n’est d’ailleurs pas l’objectif des auteurs. En revanche, ils nous offrent une synthèse qui permet de mettre en relation tout ce que l’on sait sur lui, très précisément informée. Encore s’agit-il d’une analyse de type sociologique bâtie autour d’une problématique : en quoi E. Macron est-il représentatif de la classe sociale dont il est issu et dont il porte les intérêts ?

Si l’on se fie à ce que les auteurs disent en préambule, leur « Président des ultra-riches » est une réponse au défi lancé implicitement par E. Macron, dont les propos avaient été rapportés par Le Canard Enchaîné, à l’automne 2017. Il réfutait le fait qu’on puisse le qualifier de « président des riches », comme l’avait été N. Sarkozy : « personne ne peut me relier à cette image ». À défaut de cela, les sociologues devaient pouvoir démontrer facilement le mépris et la condescendance exprimés par le candidat puis par le président, en s’appuyant sur les premières mesures qui venaient appuyer les « macronades ». Ils rappellent toutefois les conditions de son élection : 24 % des votes exprimés, mais seulement 18,2 % des inscrits au premier tour, soit le plus mauvais résultat de toute la Cinquième République. Ce qui inciterait à la modestie laisse au contraire place à l’arrogance, au nom de la légitimité sortie des urnes. Ils rappellent également les conditions de la campagne électorale, et la construction d’un candidat « hors système », alors que son parcours démontre à l’envi qu’il se place parfaitement dans le système. On se dit alors que, finalement, avec une base populaire aussi restreinte, les mesures prises par le nouveau président sont en parfait accord avec ceux qui le soutiennent réellement. C’est justement la conclusion à laquelle parvient les Pinçon-Charlot, « en croisant le contenu de sa politique sociale et économique avec sa trajectoire sociobiographique et le maillage oligarchique de son pouvoir » (p. 155).

Quand la rédaction du livre s’est achevé, le mouvement des « gilets jaunes » avait commencé. La reprise de deux récits publiés dans L’Humanité (26 nov. et 11 déc. 2018) s’imposait pour confirmer le bien-fondé du propos du livre. En effet, l’un des thèmes exprimés par les manifestants concernait sinon la personne du président de la République, au moins le mépris de classe qu’il n’avait cessé d’exprimer.


 Notes

1. Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, Le Président des riches. Enquête sur l’oligarchie dans la France de Nicolas Sarkozy, La Découverte, coll. « Zones », 2010, rééd. La Découverte, coll. « Poches/Essais », 2011.

 

Joël Drogland , Des Maquis du Morvan au piège de la Gestapo. André Rondenay, agent de la France libre, éd. Vendémiaire, coll. « Résistances », 21 mars 2019, 300 p., 23 €. ISBN : 978-2-36358-324-6

Présentation de l’éditeur. « Dans la nuit du 12 septembre 1943, l’agent français André Rondenay atterrit sur le sol de la France occupée. Ce jeune polytechnicien de 30 ans, évadé des camps de prisonniers allemands, vient d’être formé par les services secrets anglais, après son recrutement par le BCRA qui le considère comme l’un de ses meilleurs atouts.

Les missions de celui qui va devenir le représentant de la France libre auprès de la Résistance intérieure pour l’ensemble de la zone Nord sont de la plus haute importance : direction du plan Tortue visant à retarder d’au moins huit heures l’arrivée des Panzers sur les lieux du futur débarquement, destructions d’industries vitales pour l’armée allemande, sabotages de chemins de fer…

Mais sa mission la plus difficile sera d’unir les maquis du Morvan, divisés en organisations aux orientations politiques parfois diamétralement opposées, pour en faire un des plus puissants bastions de la Résistance française. Dans cette entreprise à haut risque, il devra faire face aux pires calomnies venant de son propre camp, jusqu’à ce que, trahi et arrêté, il soit exécuté par les agents de la Gestapo, de l’Abwehr et de la Milice qui l’avaient traqué sans relâche, à quelques jours de la libération de Paris.

En suivant le parcours d’un héros de la guerre de l’ombre, Joël Drogland nous emmène au plus près de la vie des combattants clandestins, retraçant leurs victoires, mais aussi leurs défaites et leurs luttes fratricides ». 

 

 

Saluons pour commencer la qualité d’écriture et de synthèse de l’ouvrage que vient de faire publier Joël Drogland, après bien des vicissitudes. L’objet qu’il a choisi est particulièrement complexe : on s’y perdrait facilement entre les organisations de résistance locales, celles de la France libre, celles des Alliés, et enfin l’appareil répressif allemand et vichyssois. Le livre comporte d’ailleurs de précieuses listes des pseudonymes et des sigles, mais aussi des points particuliers sur différents éléments : la plan Tortue, les missions Jedburgh, etc. De quoi aider le lecteur. De plus, Joël Drogland montre une aisance assez peu commune pour restituer cette période, ce qui permet de lire son livre comme un roman : cela prouve tout simplement sa maîtrise du sujet, qui lui est devenu familier. On est d’ailleurs époustouflé par la masse d’archives qu’il a fallu dépouiller, qui laisse deviner l’épaisseur du temps que ce travail (et d’autres, d’ailleurs) a nécessité. Car Joël Drogland n’est pas un néophyte en la matière. Il est l’un des membres actifs de l’association pour la recherche sur l’Occupation et la Résistance dans l’Yonne (ARORY), auteur de nombreuses publications, l’un des rédacteurs du Dictionnaire des fusillés et exécutés, etc. Il fallait bien cela pour restituer les derniers mois d’existence d’André Rondenay.

La quatrième de couverture, qu’on a lu plus haut, donne une petite idée du parcours de cet envoyé de la France libre, un ancien polytechnicien particulièrement dynamique (comparse de Maurice Bourgès-Maunoury), évadé, qui a finalement réussi à atteindre Londres après bien des difficultés. Après une formation intensive assurée par les SOE britanniques (Special Operations Executive), il est déposé dans l’Indre à la mi-septembre 1943. La mission que lui confie le BCRA (Bureau central de renseignements et d’action) est de mettre en place le plan Tortue, qui « vise à ralentir le mouvement des divisions blindées ennemies par la route » (p. 216), dans le cadre de la préparation de la libération du territoire. André Rondenay « fut par la suite nommé délégué militaire (DMR) de la région P (la région parisienne au sens très large puisqu’elle inclut une dizaine de départements), puis délégué militaire pour la zone Nord de la France (DMZ). En septembre 1943, il reçut en outre la mission d’organiser d’importants sabotages industriels dans la région parisienne ». On voit par là quelle confiance Londres accorde à son agent, qu’elle reconnaît d’ailleurs pour l’un des meilleurs. Le renforcement de la répression à Paris incite le BCRA à éloigner Rondenay de la capitale, et à trouver refuge dans « une région genre maquis » : ce sera le Morvan, pour différentes raisons, où il arrive au moment du débarquement. Là, il va chercher à unifier les différents groupes du secteur, dans un massif assez peu peuplé qui abrite des maquis nombreux et particulièrement actifs.

Cependant, deux éléments vont contribuer à précipiter la fin de « Jarry » (pseudonyme d’André Rondenay dans le Morvan). Il s’agit en premier lieu des dissensions internes, dues à l’organisation de la Résistance à Londres mais aussi aux inimitiés que la personnalité de Jarry va susciter. Le dénigrement atteint à l’ignominie, un cadre militaire l’estimant  « tout juste bon à commander une batterie » (p. 121), un autre le considérant comme un traître qui « mérite tout simplement une balle dans la nuque ». Ces entreprises resteront dans certains esprits, même longtemps après la mort d’André Rondenay , qui persisteront à le considérer encore comme un agent double.

Un homme trouble va savoir tirer profit de ces conflits, dont les entreprises expliquent comment elles ont pu semer le doute : Henri Dupré. Ancien agent franquiste infiltré dans les brigades internationales, il passe au service de l’Abwehr très tôt, dûment stipendié pour son action. Intelligent, il réussit à s’immiscer dans des réseaux qu’il contribue puissamment à détruire, parvenant même à devenir l’un des responsables des maquis de l’Aube et de l’Yonne. Son but est d’abattre Jarry. Plusieurs guets-apens échouent, même si des chefs résistants sont capturés. André Rondenay est finalement arrêté à la station de métro de La Muette, le 27 juillet 1944. Il confie ultérieurement à d’autres résistants que les Allemands disposaient de renseignements très précis sur ses activités : Henri Dupré avait bien travaillé. Torturé à plusieurs reprises, André Rondenay est enfermé à Fresnes avec certains de ses compagnons. Un convoi de déportation est formé en toute hâte : les Alliés se rapprochent de Paris. Le 15 août, il part de la gare de Pantin, mais sans André Rondenay et quatre autres résistants. Embarqués par un groupe d’Allemands et de miliciens, ils sont emmenés dans la forêt de Montmorency, et abattus. Au passage, l’auteur nous permet de comprendre l’efficacité du système de répression allemand, s’appuyant sur la duplicité d’indicateurs infiltrés tels que Dupré, mais aussi sur les forces de l’ordre françaises, des résistants retournés, etc. C’est un aspect dont l’importance n’est pas toujours très bien rendue, mais qui explique le démantèlement de nombreuses organisations, notamment au début de l’année 1944. Faute de ces solides éléments aguerris, on peut préjuger qu’auraient pu être évitées les conséquences désastreuses d’erreurs commises par des inexpérimentés, lors des combats pour la libération.

Cependant, l’ouvrage de Joël Drogland ne s’arrête pas là. Il indique non seulement comment Henri Dupré a tenté d’effacer les traces de ses forfaits après la libération, comment il fut finalement démasqué et jugé au terme d’une longue procédure, rendue difficile par le prestige et le soutien de cadres résistants dont il bénéficie alors de façon éhontée.

Outre les qualités rédactionnelles de son livre, il faut enfin reconnaître à Joël Drogland le mérite d’avoir contribué à sortir du passé l’un de ces délégués militaires régionaux, encore mal connus. Peu ont survécu, et ils n’ont pas trouvé toute leur place dans la mémoire nationale, y compris dans l’historiographie, alors que leur rôle a été décisif dans l’organisation de la libération. André Rondenay n’échappe pas à cette règle, dont la mémoire s’est constituée avec beaucoup de difficultés et dans des proportions inverses aux services rendus.

Jean-Yves Le Naour (sc.), Iñaki Holgado et Marko (ill.), Aretha Battistutta (coul.), <i>Le réseau Comète. La ligne d'évasion des pilotes alliés</i>, Bamboo, coll. « Grand Angle », 56 p., 31 mai 2023. ISBN 978 2 8189 9395 8

Présentation de l'éditeur . « Des centaines de résistants de « l’armée des ombres », discrets, silencieux, un « ordre de la nuit » fait...