C’est donc à l’invention d’une nouvelle formule de l’anticapitalisme, complète et efficace, qu’est dédié ce livre. À rebours du socialisme étatisé ou d’un appel à l’exode, les stratégies d’érosion qu’elle promeut consistent à investir par en bas toutes les zones et pratiques déjà existantes où la vie et la production s’organisent de manière non capitaliste, mais, dans le même temps, à mettre un pied dans les institutions et initier par en haut toutes les politiques susceptibles de développer ces formes et ces espaces de vie. À ceux qui, à gauche, nous disent que la fin du monde s’imagine mieux que celle du capitalisme, ce livre offre un cinglant démenti. Et il suggère qu’à l’optimisme de la volonté doit désormais être joint celui de l’intelligence ».
Présentation d’Utopies réelles par l’éditeur. « Pourquoi et comment sortir du capitalisme ? Quelles sont les alternatives d’ores et déjà présentes ? Peut-on, doit-on réinventer les socialismes par des réalisations concrètes ? Avec quels outils, quelles formes d’action, quelles institutions ? Telles sont les vastes questions, solidaires les unes des autres, auxquelles répond ce livre original et magistral, synthèse d’une enquête internationale et collective de plusieurs années sur les théories les plus actuelles de l’émancipation ainsi que sur de nombreux projets vivants de transformation radicale, ou plus graduelle, déjà observables dans les domaines social, économique et politique.
Grâce à un regard rigoureux et acéré, appelé à fonder un nouveau programme de recherche sur les expérimentations postcapitalistes contemporaines, se détachent une conception neuve du progrès et de ses instruments potentiels ainsi qu’une vision scientifique des modalités de dépassement du capitalisme. Les utopies réelles ne sont ni pour les idéalistes ni pour les réalistes. Ce sont les expériences vécues, les projections audacieuses qui créent dès maintenant les conditions et les formes d’un avenir meilleur, d’un autre futur possible.
Traité savant, arme au service d’un renouveau nécessaire de l’imagination politique, Utopies réelles figure déjà parmi les classiques de la pensée sociale du XXIe siècle ».
Les éditions La Découverte viennent de publier la traduction française de l’ultime ouvrage du sociologue Erik Olin Wright : Stratégies anticapitalistes pour le XXe siècle. Très opportunément, elles proposent la version de poche de son copieux Utopies réelles [1]. Le lecteur pressé se précipitera sur le premier, avant (il faut l’espérer) d’aller vers le second. L’auteur, mort à la fin de janvier 2019, dit avoir conçu Stratégies anticapitalistes comme une version plus synthétique d’Utopies réelles. Il est, de fait, beaucoup plus abordable. L’approche de sa mort en a accéléré l’écriture, sans en altérer la cohérence et la pertinence, même si l’ouvrage est et restera inachevé. C’est principalement de celui-là dont il est question ici.
Sur la base de sa très longue observation des classes sociales (à quoi la sociologie contemporaine s’est moins intéressée que par le passé), Erik Olin Wright part de l’idée commune selon laquelle il serait plus facile d’envisager la fin du monde que celle du capitalisme. L’auteur réfute cette vision pessimiste et fataliste. Il démontre ainsi en quoi son renversement est non seulement pertinent, mais qu’il est de surcroît possible. Voilà de quoi apporter de l’eau au moulin d’Ignacio Ramonet, qui affirmait en guise de titre à un éditorial du Monde diplomatique, qu’« Un autre monde est possible » [2]. Et comme E. O. Wright, I. Ramonet ressentait non seulement qu’« sursaut collectif [devenait] indispensable », mais qu’il avait « un besoin d’utopie » face aux assauts du néo-libéralisme.
Le sociologue américain commence par préciser ce que cela est d’être
anti-capitaliste. C’est se placer en opposition complète à l’emprise que
l’idéologie capitaliste exerce sur les individus et les sociétés, en
rognant davantage la liberté de chacun par une exploitation exacerbée,
une mise en concurrence, résultats de la concentration des pouvoirs dans
les mains d’une petite oligarchie. L’hétéronomie l’emporte donc
davantage de jour en jour sur les capacités d’autonomie, pour reprendre
les thèses popularisées par André Gorz, Cornelius Castoriodis ou Ivan
Illich. Cependant, si la conscience de ce constat est largement
répandue, l’opinion que l’on ne puisse guère y faire quelque chose l’est
également. Une rapide rétrospective des luttes sociales menées ces
dernières décennies et des résultats obtenus (quand il en est) suffit à
annihiler tout esprit de révolte contre cet état de fait. Les positions
capitalistes, protégées par les dispositifs sécuritaires étatiques,
semblent inexpugnables. Les stratégies « réformistes » ou
« révolutionnaires » (pour reprendre l’opposition classique) auraient
donc largement échoué, ainsi que celles qui consistent à fuir en se
coupant de la société. Un examen plus fin permettrait probablement de
nuancer cette vision des choses. Mais ce qu’Erik Olin Wright veut nous
faire comprendre, c’est qu’on ne peut chercher à aménager le
capitalisme : on n’obtient qu’une atténuation de ses effets les plus
négatifs sans en entraver la marche en avant.
Toutefois, Erik Olin Wright estime qu’il existe une voie encore insuffisamment inexplorée : celle d’une érosion
du capitalisme. À ses yeux, cette stratégie permettrait d’éviter une
réaction, tout en protégeant chacun des attitudes radicales : il ne faut
jamais perdre de vue que l’objectif est de favoriser l’émancipation
individuelle. Or, les expériences révolutionnaires ont abouti à l’effet
inverse. L’alternative proposée par Erik Olin Wright consiste donc à
inscrire dans les mentalités l’idée qu’elle peut advenir, ce qui rognera
les ailes de la réaction. En même temps, il s’agira de profiter des
échéances électorales pour aller vers des réformes de fond susceptible
de transformer la société en profondeur. Pour cela, il faut s’appuyer
sur ce qui existe déjà en renforçant considérablement leur contrôle par
la population : les services publics (à l’image de la Sécurité sociale
au moins jusqu’en 1967), les comités d’entreprise (qui doivent acquérir
un regard sur la gestion et la stratégie, ce qui rappelle les caisses
d’investissement imaginées par Bernard Friot, alimentées par des
cotisations sociales), les établissements financiers (pour orienter les
investissements vers les secteurs propres à répondre aux besoins du plus
grand nombre, tout en protégeant les ressources et l’environnement),
les revenus (en approfondissant leur contrôle par ses bénéficiaires, de
façon à renforcer leur autonomie [3]),
etc. Autrement dit, favoriser l’émergence d’« activités économiques
alternatives, non capitalistes, où prévalent des relations démocratiques
et égalitaires ».
Il s’agit donc d’un travail de sape qui se pratiquera sur un long terme,
qui peut être acquis en combinant les luttes sociales et les actions
menées dans les structures publiques et privées. Un lecteur
excessivement rapide pourra en conclure qu’Erik Olin Wright n’est rien
d’autre qu’un social-démocrate. En réalité, son objectif d’émancipation
le rapproche des expériences libertaires, envisager comme autant de
laboratoires sociaux susceptibles de stimuler l’imagination et donc
l’autonomie mais aussi la solidarité.
Reste à résoudre deux problèmes important. Le premier tient à
l’émiettement social qui exacerbe les tendances individualistes. L’autre
tient à la collusion entre les élites, qui tiennent à la fois les
structures économiques et politiques. L’observation de l’Histoire montre
que son évolution n’est jamais une ligne droite, mais est le résultat
d’inflexions imposées par des paramètres particuliers. Les révolutions
de 1789 ou de 1917 en sont un exemple : les acquis sociaux des
lendemains de la seconde guerre mondiale en sont un autre. Les crises
climatique et sanitaire qui se développent peuvent comporter une part
d’opportunité susceptible d’attiser la conscience et l’imagination des
populations et de les pousser à l’action. Ce qui s’est déroulé en France
en mars 2020, par exemple, a montré l’impotence de l’État : le vide a
favorisé des conduites autonomes pour faire face aux difficultés (dans
l’Éducation nationale, notamment, mais pas seulement).
Mais face à ces initiatives, vite reprises en main par les autorités
publiques, on ne doit pas négliger les capacités de réaction ou
d’inertie (plus simplement) des élites : le chantage à l’emploi et à la
dette est amplement utilisé, tout autant que le détournement des biens
sociaux (outils de production, capitaux financiers…). Le temps long
préconisé par Erik Olin Wright peut s’avérer opportun, à la condition
d’une permanence des objectifs d’une génération à l’autre. On pourra
également objecter que les conditions actuelles imposent un temps plus
court : il est question d’une « urgence climatique », irréversible, à
l’échelle de quelques décennies au mieux. C’est cette tension entre ces
deux temporalités qui marque probablement la limite la plus importante à
la thèse développée par Erik Olin Wright. Ce n’est cependant pas une
raison pour la rejeter, car la synthèse qu’il a effectuée a le mérite
d’être très stimulante.
Notes
[1] La première édition avait paru en août 2017.
[2] Ignacio Ramonet, « Un autre monde est possible », Le Monde diplomatique, mai 1998, p. 1.
[3] On retrouve ici les thèses développées par Bernard Friot qui , sur la base de l’exemple des pensions de retraite, milite pour un salaire socialisé, attaché à la personne (comme c’est le cas des fonctionnaires) et non à une activité. Sur le travail de Bernard Friot, outre ses ouvrages, se reporter au site Réseau salariat
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