11/05/2023

Philippe Boursier, Clémence Guimont (coord.), Écologies. Le vivant et le social, La Découverte, coll. « Hors collection Sciences humaines », 12 janvier 2023, 624 p., 28 €. ISBN : 9782348076886.

Présentation de l'éditeur. « Les crises écologiques multiples frappent avec une intensité croissante les écosystèmes, les groupes humains et non humains. Sous la pression du temps qu'elles gaspillent et des intérêts dominants qui les orientent, les sociétés mettent en péril leur propre survie et l'habitabilité de la planète. Il est donc impératif d'assumer le défi d'un grand virage écologique émancipateur.
Se croisent ici, avec rigueur et clarté, des approches issues des sciences sociales et des sciences de la nature, pour éclairer les processus qui précipitent les dévastations du vivant et exacerbent les inégalités. Sont aussi explorées les manières désirables et réalistes de prévenir, d'atténuer, d'empêcher les désastres mais aussi de vivre mieux.
Ce livre porte la voix des écologies qui œuvrent à une véritable critique des dominations et du statu quo. Deux approches sont articulées : l'une, intersectionnelle et anticapitaliste, ancrée dans la dynamique des mobilisations sociales ; l'autre, plus attentive aux liens que les sociétés humaines tissent avec le vivant non humain. Écoféminismes, extractivisme, racisme environnemental, politiques publiques, finance verte, cause animale ou droits de la nature sont autant de sujets décisifs abordés avec lucidité.
Près de 70 contributions thématiques de scientifiques, de philosophes, de journalistes et d'activistes, très accessibles et documentées, accompagnées de lexiques et ressources bibliographiques, pour saisir l'ampleur des défis auxquels se confrontent les écologies contemporaines ».


Le nombre des contributions, rappelé dans la présentation de l'éditeur, pourrait suffire à justifier le pluriel donné au mot « écologie » dans le titre de l'ouvrage. Mais c'est évidemment la pluralité des angles d'approche proposés (agronomie, philosophie, sciences politiques…) qui a plus de chances d'emporter la conviction du lecteur. À cette fin, on pourra prendre connaissance de la table des matières, ci-dessous.  

Quatre parties organisent cette somme de plus de six cents pages. La première, « Comptes à rebours », établit un constat de la situation. La deuxième s'interroge sur les causes qui l'expliquent : « D'où proviennent les catastrophes ? ».  Avec la troisième, « Des écologies émancipatrices », les auteurs abordent la question de la « nature » et de l'écologie, sous le rapport des différentes formes d'émancipation à l'œuvre. Par la suite, ils font le lien entre la situation actuelle et l'héritage de la colonisation (« Écologies décoloniales »). Enfin, la dernière (« S'en sortir ») , et la plus volumineuse, ouvre la porte à l'optimisme : il est possible de faire quelque chose pour combattre la catastrophe ; elle n'est donc pas inéluctable.

On ne peut raisonnablement pas faire un compte rendu de chaque contribution. Cependant, l'une des réflexions qui surgissent à la lecture des premières pages — et qui sous-tend l'ensemble de l'ouvrage —, est l'intuition de Murray Bookchin, qu'il a largement développée par la suite, selon quoi il y a un lien très fort entre les luttes sociales et les luttes écologiques. Et ce lien est constitué par la domination, concrétisée par l'exploitation des ressources, vivantes ou non, y compris l'humain lui-même. Autrement dit, que les hommes agissent sur les écosystèmes, et ils agissent sur eux-mêmes. De la même façon, l'évolution des écosystèmes entraîne des conséquences sur les sociétés humaines, que ce soient la diminution de la biodiversité, les atteintes au vivant et au non-vivant, le dérèglement climatique.

Les plus vulnérables sont évidemment les premières à les subir, à quelle échelle que ce soit. Ce sont les populations des pays économiquement les plus faibles, dont la situation doit beaucoup à l'exploitation coloniale, qui survit sous d'autres traits depuis les prises d'indépendance. Dans les sociétés prétendument développées, ce sont les couches sociales les plus fragiles qui vivent déjà dans des conditions précaires. Et partout, ce sont toutes les victimes de la domination, quelle qu'en soit l'expression : les femmes, les salariés, etc. Le mot « domination », là encore, mérite un pluriel, même si le capitalisme est le premier mis en cause (qu'il soit « vert » ne change pas grand chose à l'affaire). Et, finalement, c'est l'ensemble de la population (y compris les dominants) qui est exposée. Zoé Rollin rappelle la croissance des formes de cancer depuis le développement des industries pétro-chimiques, qui touchent les agriculteurs eux-mêmes

Ce qui signifie donc qu'une coordination des luttes, sociales et écologiques, doit émerger et est en train de le faire : la fin du monde et les fins de mois vont de pair. De récents épisodes, en France (mais pas seulement), l'ont montré, qui éclairent de plus en plus de monde : les consciences s'éveillent, malgré les biais des médias. La manifestation qui a eu lieu à Sainte-Soline a clairement montré l'accaparement d'une ressource essentielle à tous, pour le seul profit d'une petite poignée d'exploitants agricoles au service de l'agro-industrie. Elle a montré également la collusion entre le pouvoir politique et le pouvoir économique, dont la protection des intérêts a été assurée par les moyens militaires des forces dites « de l'ordre ». On a ainsi vu que l'enjeu était celui de la domination par une minorité capitalistique de l'eau, de la terre, donc de biens communs, ce qui s'est traduit par un combat brutal contre ceux qui la dénonçait. 

Devient donc de plus en plus perceptible et plus en plus sensible, dans l'opinion publique, une mutation déjà amorcée, à savoir celle de la perception de l'écologie. Des défenseurs des petites fleurs et des animaux, bien sympathiques dès lors qu'ils ne remuent pas trop, des contempteurs du nucléaire et des pollutions (moins bien considérés, notamment à cause du chantage à l'emploi…), rassemblés au sein de l'écologie au singulier, on envisage de plus en plus l'urgence du pluriel. Il y a une écologie environnementale ; il y a une écologie sociale; il y a un éco-féminisme ; il y a une écologie qui rejoint l'anti-colonialisme… On parle, pour préserver l'idée d'une cohérence de tous ces combats, d'une écologie intersectionnelle. Concrètement, cela se traduit par un accès de plus en plus large des individus à la sobriété (voir l'article de Barbara Nicoloso), les « petits gestes », le développement de l'alimentation végétale, d'une consommation biologique, des circuits courts… À quoi la communication gouvernementale ne manque pas de se référer et d'inciter, tentant de masquer ou son impuissance, ou son manque de volonté politique, ou son cynisme, ou, plus certainement, tout cela à la fois. 

On comprend, bien évidemment, que pour « S'en sortir », un élargissement de l'angle d'attaque est indispensable. La technologie, défendue sous couvert d'indépendance nationale, est une illusion, tant elle exige toujours davantage de ressources, importées en grande partie, en consolidant les rapports de domination. Les initiatives individuelles apparaissent bien vaines, même si elles illustrent que l'état d'esprit est en train de changer, ce qui n'est pas négligeable. La solution exige surtout de considérer l'ensemble du système, et donc une action globale.

 

 

Table des matières

Écologies. Le vivant et le social, par Philippe Boursier et Clémence Guimont
Témoigner de l'urgence d'agir : une ouverture par Jean Jouzel, par Jean Jouzel
 

Comptes à rebours
Les catastrophes sont partout
No limit ? Par François Graner et le Collectif Passerelle
Le temps joue contre nous, par Roland Lehoucq et le Collectif Passerelle
Planète bleue ? Par Jérôme Weiss
Trop d'eau, pas assez d'eau...Se mouiller collectivement pour faire face, par Geremy Panthou, Basile Hector et Christophe Peugeot
Sans risques, le nucléaire ? Par Bernard Laponche
Des trous dans la planète
Biodiversité : l'essence de la crise précède son existence, par Vincent Devictor
Océans naufragés, par Catherine Le Gall
" Espèces invasives " : une catégorie envahissante ? Par Philippe Chailan, Séverine Harnois et Philippe Boursier
Humains face au désastre
Demain, des guerres de l'eau ? Par Mathias Delori
Les jours d'après seront crises " sanitaires ", par Camille Besombes
Rongés : la fabrique sociale et écologique des cancers, par Zoé Rollin
La santé des travailleurs est-elle soluble dans la santé environnementale ? Par Annie Thébaud-Mony
Quels mondes s'effondrent ?
Basculements ? Par Jérôme Baschet
Peut-on encore éviter l'effondrement ? Par Luc Semal
 

D'où proviennent les catastrophes ?
Qui est coupable ?

La population : un coupable (trop) idéal de la crise écologique, par Hugo Lassalle
Les animaux, des viandes ? Par Émilie Dardenne
Criminels climatiques, par Mickaël Correia
Existe-t-il vraiment des alternatives aux pesticides ? Par Alexis Aulagnier
Consommateurs et consommatrices d'énergie, deux fois coupables ? Par Joseph Cacciari
Capitalismes sans issue
La finance " verte " pour sauver la planète (financière) ? Par Lucie Pinson
L'air : une marchandise, un marché ? Par Antonin Pottier
L'urgence de sortir de l'agriculture industrielle, par Hélène Tordjman
Pourquoi l'impunité industrielle ? Par Thomas Le Roux
Les gouvernants en action ?
Les COP, beaucoup de blabla, mais pas que, par Sandrine Mathy
Dernière station avant l'apocalypse ? L'économie relancée contre l'humanité, par Clément Sénéchal
Changement climatique : l'État (ir)responsable, par Marine Fleury
Les lobbies font-ils la loi ? Par Guillaume Courty
Quels obstacles pour l'action publique de l'environnement ? Par Clémence Guimont
Les villes et le climat : (im)puissance publique ? Par Cégolène Frisque 


Des écologies émancipatrices
Naturelle la "nature " ?

De quelle nature est la société ? Par Philippe Chailan et Philippe Boursier
La Nature, constructions historiques et techniques, par Jérôme Lamy
Biodiversité, ingénierie écologique et domination de la nature, par Clémence Guimont
Le commun est-il si commun ? Nature et conflits de classe, par Gabriel Mahéo
Causes animales, luttes sociales : une histoire partagée ? Par Roméo Bondon
L'écologie, c'est classe - et genre ?
Le commun des mortels : quelle écologie inclusive ? Par Philippe Chailan et Philippe Boursier
Aires d'accueil des gens du voyage : un racisme environnemental ? Par William Acker
Inégalités environnementales, par Valérie Deldrève
Le patriarcat contre la planète ? Débats écoféministes, par Jeanne Burgart Goutal
Peut-on concilier une recherche d'émancipation féministe et un mode de vie plus écolo ? Par Constance Rimlinger
Les imaginaires écologistes au prisme de l'intersectionnalité ? Par Stéphane Lavignotte
 

Écologies décoloniales
Exploitations, colonialismes et crimes écologiques, par Marie Thiann-Bo Morel
Fantasmes d'une nature vierge et colonialisme vert, par Guillaume Blanc
Chlordécone, un crime d'État impuni ? Par Patrick Le Moal et Philippe Pierre-Charles
Exploitations extractivistes ? Par Assia Boutaleb et Thomas Brisson
 

S'en sortir
Grandes luttes ou petits gestes ?

Écologiser la démocratie, par Clémence Guimont et Tin-Ifsan Floch
Le climat : au bonheur des juges ? Par Marine Fleury
Peut-on s'engager par sa consommation ? Par Sophie Dubuisson-Quellier
Les indigènes à l'avant-garde du combat en Amérique latine, par Michael Löwy
Irréductibles. Les zones autonomes comme conquête écologique, par Sylvaine Bulle
Écologies populaires
Sobriété = égalité ? Par Barbara Nicoloso
Plus d'écologie = moins d'emplois ? Par Laurent Éloi
Des graines et des émeutes : pourquoi reprendre des terres
en ville, par Jade Lindgaard
Liberté de circuler, droit de respirer. Pour une écologie Populaire, par Fatima Ouassak
La démocratie sociale au secours du vivant, par Philippe Boursier
Éléments de politique publique écologique
Gratuité des transports, pourquoi pas ? Par Marianne Fischman
Faire passer les enfants avant les voitures : comment changer le visage d'une ville avec un plan de circulation ? Par Sébastien Marrec, Florian Le Villain et Guy Baudelle
Transition ou bifurcation ?
Énergétique ou écologique ? Par Cégolène Frisque
Quelle planification écologique ? Par Hannah Bensussan
Une sécurité sociale écologique ? Par Marianne Fischman
Les communs, de l'invisibilité à de nouveaux horizons, par Gilles Allaire
D'autres mondes sont possibles
L'agroécologie peut-elle nous sauver ? par Marc Dufumier
Vider les villes ? par Guillaume Faburel
High-tech ou low-tech ? Par Philippe Bihouix
Une électricité 100 % renouvelable, est-ce ruineux ? Par Philippe Quirion
S'extraire de l'extractivisme ? Par Doris Buu-Sao
Le mouvement des droits de la nature : pour une jurisprudence du Vivant, par Marine Calmet
Ouverture
La part sauvage des communs ? Une enquête écologique au Marais Wiels, par par Léna Balaud, Antoine Chopot et Allan Wei
Et maintenant ? Par Philippe Boursier et Clémence Guimont
Remerciements.

28/03/2023

Philippe Pelaez (sc.), Cédrick Le Bihan (ill., coul.), Dans l'Ombre, co-éd. J.-C. Lattès/Bamboo, coll. « Grand Angle », 5 avril 2023, 88 p., 18,90 €, .ISBN : 978 2 8189 9482 5


Présentation de l'éditeur. « Une campagne présidentielle, ça se prépare. Le Patron était prêt. Moi aussi. J’allais le faire gagner.
 
Après la victoire de son « patron » à la primaire, le premier conseiller d’un homme politique s’engage avec ferveur dans la campagne présidentielle. Ayant sacrifié sa vie pour ce moment et ce combat, il croyait tout connaître de son rôle, jusqu’aux compromis et aux renoncements.
Mais rien ne pouvait le préparer à ces mois de campagne, aux trahisons dont seuls sont capables ceux qui convoitent à tout prix le pouvoir. Lorsqu’il doit faire face aux soupçons de fraude qui entachent la victoire aux primaires, il en vient à questionner pour la première fois l’honnêteté de son candidat et par là même le sens de cette vie militante ».
 
 
Dans l'Ombre est l'adaptation en bande dessinée d'un roman de Gilles Boyer et Édouard Philippe, paru en 2011 (éd. J.-C. Lattès, coll. « Romans contemporains »). Ces deux auteurs ont souvent travaillé ensemble. Ils avaient publié L'Heure de vérité (Flammarion, 2007), où il était question des remous politiques suscités par la disparition d'un député du Morbihan et ancien ministre, Alexandre Caligny, favori de son camp à une importante élection. Ils ont récidivé en 2022 avec Impressions et lignes claires (éd. J.-C. Lattès).
 
Qui sont ces auteurs, en dehors des activités professionnelles qu'il ont pu avoir ou ont encore ?  Gilles Boyer a fait partir des structures de direction du RPR. Directeur de campagne d'Alain Juppé en 2016, il est trésorier lors de la mémorable campagne de Fr. Fillon jusqu'au 2 mars 2017. Il est élu au Parlement européen en 2019, et entre dans le groupe libéral Renew Europe.
Édouard Philippe (non, il ne s'agit pas d'un pseudonyme…) appartient à la même formation politique. Élu maire du Havre en 2010, il devient député de la Seine-Maritime deux ans plus tard. On sait qu'il a été nommé à Matignon de mai 2017 à juillet 2020 ; Gilles Boyer faisait partie de son cabinet.
 
Du côté de la BD elle-même, on connaît Philippe Pelaez. Il avait écrit le scénario du très bon album Puisqu'il faut des hommes. Joseph (avec Victor Lorenzo Pinel aux crayons) publié dans la collection « Grand Angle » en 2020, et dont on avait rendu compte ici même. Toujours dans la même collection et paru en août 2022, on avait aussi bien apprécié L'Écluse auquel avait participé Gilles Aris. Pour Dans l'Ombre, Philippe Pelaez est associé à Cédrick Le Bihan. Il ne semble pas que l'adaptation du roman ait été faite avec ses auteurs originels, même s'ils ont très probablement fait valoir quelques principes. 
 
La première difficulté était de passer de quatre cent trente-deux pages à quatre-vingt-huit. Cela implique d'opérer une sélection rigoureuse dans le corps du roman, tout en préservant l'intrigue, le rythme du récit, mais aussi ce qui caractérise les personnages et les enjeux liés au contexte choisi. Manifestement, ces contraintes n'ont guère entravé Philippe Pelaez. On est pris dès la première case, et on ne résout à lâcher l'album qu'à la dernière page. 
 
De quoi s'agit-il ? Le récit est donné par le plus proche collaborateur d'un candidat à des élections importantes, qu'on suppose présidentielles. Il se qualifie lui-même d'apparatchik (dont la définition nous est rappelée, p. 4). La formation politique n'est pas identifiée (mais on ne voit pas bien comment les auteurs auraient pu faire abstraction de leur expérience au sein de l'UMP…) ; la plupart des personnages ne sont d'ailleurs désignés que par un surnom : le narrateur reste donc l'apparatchik, et il sert le patron. Ce procédé permet de transposer l'histoire dans des contextes différents : chacun est libre d'y plaquer ses propres représentations.
 
Les primaires viennent de se dérouler, dont le « patron » (aucun nom n'est donné aux deux principaux protagonistes, ni à membres de leur équipe : ) sort vainqueur. Il bat d'une courte tête sa concurrente, Marie-France Trémeau : on sent que ces résultats très serrés vont contribuer à alourdir l'atmosphère au sein du parti. Une équipe de campagne est constituée, au sein de laquelle figure un jeune : Louis Caligny, fils du député et ministre dont il était question dans L'Heure de vérité
Dès la page 12, on apprend que les résultats des primaires auraient été falsifiés. De plus, un sénateur qui aurait pu donner quelques éclaircissements est retrouvé mort. La confiance de l'apparatchik en son patron est ébranlée : aurait-il gagné en trichant ? Comme dans la plupart des séries policières (au moins françaises), on sait que le coupable désigné en premier lieu en cache un autre. Mais rien ne permet d'écarter définitivement ce soupçon, relancé ponctuellement par des éléments équivoques, et qui empoisonne les relations au sein de la formation politique. De fait, telle qu'elle nous est donnée à voir, la campagne se déroule presque sans candidat adverse : le principal compétiteur, Vital, est évoqué à quelques reprises. Les auteurs mettent donc l'accent sur les rancœurs, les ambitions des uns et des autres, les alliances de circonstances, la perfidie, ce qui laisse libre cours (ou peu s'en faut…) aux intrigues de couloir et aux rumeurs plus ou moins habilement fabriquées. Ils n'oublient pas de nous exposer aux menaces, à la pression psychologique à quoi s'ajoute la violence physique. 

Les obstacles sur la route du patron sont donc parmi ceux qui devraient le soutenir : cela constitue le deuxième intérêt qui rive le lecteur à l'album, tandis que des messages téléphoniques anonymes (pleine page) viennent rythmer le récit. On ne peut évidemment rien dire du dénouement, très intéressant. 
 
En plus d'être très bien mené, l'album expose ce qui sous-tend l'objet des partis politiques, à savoir la conquête du pouvoir. On avait déjà pu en apercevoir quelques aspects ailleurs, notamment, sur des films aux registres différents : L'Exercice de l'État (Pierre Scholler, 2011) ; The Ides of March (Les Marches du pouvoir, 2011) de George Clooney ; All the President's Men (Les Hommes du président, 1972) d'Alan Pakula ; Cadaveri eccellenti (Francesco Rosi, Cadavres exquis, 1976 ; Z, de Costa-Gavras (1969), etc. Il est cependant intéressant de noter que les auteurs ne donnent aucun élément sur l'idéologie et les convictions défendues : aucun débat, aucune réflexion. La politique, dans son acception véritable, est complètement écrasée sous les manigances stratégiques ; le sens de l'intérêt commun disparaît derrière les ambitions personnelles. 
Voilà qui ne contribuera guère à atténuer le discrédit que l'univers « politique » laisse dans l'opinion publique.

27/03/2023

Dominique Mermoux (sc. et ill.), Édouard Cortès (sc.), Par la Force des arbres, éd. Rue de Sèvres, 15 mars 2023, 120 p., 20 €. ISBN : 9782810202324


 Propos de l'éditeur. «
Comment retrouver de l'air quand le quotidien et son rythme infernal nous étouffe ?
Édouard Cortès a choisi, pour se libérer du « monde d'en bas », d'aller vers celui « du haut » : au bord du gouffre, il va quitter femme et enfants pendant plusieurs mois pour vivre dans une cabane de sa propre construction, nichée dans un arbre en pleine forêt. Loin des réseaux sociaux et du tumulte de la société, il trouve une échappatoire dans le silence et la contemplation solitaire, et redécouvre des sensations essentielles au bien-être de chacun. Après avoir retranscrit son histoire en roman, il laisse à Dominique Mermoux le soin d'adapter avec justesse et sensibilité cet étonnant récit de vie ».



 
Édouard Cortès a parcouru l'Eurasie, notamment avec sa compagne, Mathilde et même de leurs trois enfants, sans oublier leur âne Octave. Une quête spirituelle les a ainsi conduits, à pied, vers Rome, Saint-Jacques-de-Compostelle et même Jérusalem. Auparavant, Édouard Cortès avait rejoint Kaboul puis Saïgon à bord d'une 2 CV. Il avait aussi traversé le Caucase à pied, sur la piste de l'Arche de Noé, du côté du mont Ararat. Ces expéditions ont donné lieu à des ouvrages que l'on pourra retrouver assez facilement.
 
En octobre 2020, les éditions des Équateurs publiaient Par la Force des arbres (176 pages). Deux ans auparavant, Édouard Cortès traversait une dépression sévère, après l'échec des sept années qu'il a consacrées à l'agriculture et à l'élevage. Il aborde alors la quarantaine, et sent le besoin d'une rupture pour retrouver une espérance face à la mort qui le guettait, un sens à sa propre vie. Il se décide à passer un printemps entre les branches d'un chêne, dans une cabane qu'il a construite, avec la seule compagnie de son âne et de quelques livres. Seulement visité par sa famille et quelques amis, c'est dans le silence relatif de la forêt qu'il a souhaité lire, rêver, observer, réfléchir, et surtout trouver de quoi s'apaiser. Dans ce refuge, il rejoint à la fois ses rêves d'enfant, mais aussi un certain nombre de prédécesseurs. On pense bien évidemment au Walden ou la vie dans les bois (1854) de Henry David Thoreau (occasion de retrouver le compte rendu qu'on avait fait de la bande dessinée de Cédric Taling, Thoreau et moi, en avril 2019). Ernst Jünger avait rédigé un essai sur une expérience de repli similaire : Traité du Rebelle, ou le recours aux forêts (Der Waldgänger, 1951), que l'on pourra peut-être d'occasion, puisque la dernière publication remonte maintenant à 1986 (en Points Seuil). Différentes religions et courants philosophiques ont aussi cultivé cette volonté de s'éloigner du monde, d'y renoncer, pour se purifier par l'ascèse sous de multiples formes : c'est le cas des anachorètes.
Édouard Cortès éprouve un désir analogue, mais cette fois par un voyage sur place : son chêne lui sert de refuge face aux agressions quotidiennes. Il lui est aussi un moyen de retrouver le sentiment d'être une partie de la nature : c'était aussi ce que décrivait Alessandro Pignocchi, sur les pas de Philippe Descola, dans son Petit Traité d'écologie sauvage et La Cosmologie du futur, dont on a aussi rendu compte dans ce site. L'une de ses premières préoccupations est d'ailleurs de rompre avec les réseaux de communication numériques, et donc avec des milliers d' « amis ». À la virtualité des relations, Édouard Cortès souhaite lui substituer un retour à la réalité, à la sincérité.   
L'auteur fait de sa cabane non seulement un refuge méditatif, mais il découvre aussi un lieu d'observation privilégié : « un avant-poste sur la beauté du monde ». La faune et la flore qui l'entourent et les étoiles qui le surplombent l'invitent à une introspection, façon de retrouver sa propre beauté.
 
C'est toute cette renaissance que Dominique Mermoux nous donne à voir et à lire, en relatant avec subtilité cette expérience singulière (au sens propre et figuré) dans un très bel album, empreint de poésie et de beaucoup de délicatesse. On y trouve de splendides planches consacrées aux pics épeiche, aux cerfs, aux geais, aux fourmis et aux pucerons…

15/03/2023

Julien Hervieux (sc.), Virginie Augustin (ill.), Le Petit Théâtre des opérations. Toujours prêtes !, Fluide Glacial, 56 p., 8 mars 2023, 15,90 €. ISBN 979 1 0382 0470 6


Propos de l'éditeur. «
Découvrez le spin-off de la série du Petit théâtre des opérations, qui met à l'honneur le destin de femmes d'exception oubliées des deux Guerres mondiales.

Saviez-vous que les Allemands avaient affronté un régiment de sorcières durant la Seconde Guerre mondiale ? Ou que l'armée serbe en 1914 comptait dans ses rangs "Milun", la Mulan locale, qui faisait régner la terreur à coups de grenades ? Et quid de Marie Marvingt, qui a été tour à tour soldat, infirmière, et qui pilotait encore un hélicoptère à réaction à 86 ans ? Ça ne vous dit rien, ou si peu ?
 
Avec Toujours Prêtes ! de Virginie Augustin et Julien Hervieux, vous allez pouvoir corriger cela, et bien plus encore. Car si l'on parle souvent des femmes de pouvoir et des militantes qui ont fait la Grande Histoire, les combattantes qui sont allées au feu, elles, restent toujours dans l'ombre.
 
Avec ce tome spécial du Petit Théâtre des Opérations, série dédiée aux histoires méconnues des deux guerres mondiales, les auteur·e·s mettent un coup de projecteur sur des destins oubliés, des injustices absurdes et surtout... sur des femmes qui, quand l'Histoire a frappé à leur porte, ont répondu d'une seule voix : Toujours Prêtes ! ».
 

La série du Petit Théâtre des opérations se poursuit (voir les comptes rendus de lecture des trois premiers tomes sur ce site). Le quatrième volume semble d'ailleurs le premier d'une nouvelle volée d'albums, consacrés cette fois aux femmes dans les deux guerres mondiales. Et pour l'occasion, la dessinatrice Virginie Augustin a remplacé Monsieur Le Chien aux crayons, stylos et feutres (la publication de l'album un 8 mars est purement fortuite). Julien Hervieux (oui : l'Odieux Connard…) reste aux manettes du scénario. Bien évidemment, le style graphique a changé : il s'agissait pas de faire une imitation des précédents volumes. Mais le scénario demeure ce qu'il était. L'histoire des deux guerres est vue en prenant l'angle d'un personnage particulier, le tout sur un ton humoristique (on est chez Fluide, enfin…). Huit femmes en guerre sont présentées dans l'album. En voici une présentation rapide.

Marie Marvingt (1875-1963) s'est signalée par une activité sportive débordante. Elle en pratique de nombreux à un niveau très honorable, malgré les obstacles posés sur sa route : alpinisme, tir, ski, etc. Elle est ainsi la première femme à faire et terminer le Tour de France cycliste, en 1908, en dehors de la compétition bien sûr réservé aux hommes. Elle passe son brevet de pilote d'avions puis d'hélicoptères (à 88 ans…). Elle est la première aéronaute (brevetée) à réussir la traversée de la Manche en ballon (1909). Elle échoue à entrer dans un escadrille de bombardement en 1914 (malgré deux missions réussies, sans autorisation), renvoyée aux soins infirmiers. Marie Marvingt réussit tout de même à combattre dans les tranchées pendant une cinquantaine de jours, avec le 42e bataillon de chasseurs à pied, avant qu'on la démasque. Elle créée un service d'infirmières pilotes ; elle est à nouveau engagée dans l'aviation sanitaire pendant la seconde guerre mondiale. Surnommée « la fiancée du danger », elle conserve une activité physique hors du commun jusqu'à sa mort.
 
Nancy Wake (1912-2011) est une journaliste australienne qui participe très activement à la Résistance en France, ce qui lui vaut le surnom de « la souris blanche ». D'abord infirmière, elle entre au service du réseau d'évasion Pat O'Leary, puis du SOE (Special Operations Executive), chargé de soutenir les groupes résistants dans les pays occupés par les forces de l'Axe, afin d'aider à la réussite des opérations alliées (sabotage, renseignement…). C'est ainsi qu'elle est parachutée en avril 1944, pour une mission en Auvergne. Elle participe à de multiples opérations, dont l'attaque du siège du SD (la Gestapo) de Montluçon (Allier). Nancy Wake est la femme la plus décorée de la guerre.
 
Milunka Savić (1890-1973). La combattante serbe s'engage dans les guerres balkaniques sous un nom masculiné (Milun Savić). Le subterfuge tient jusqu'à sa blessure, en 1913. Elle poursuit le combat pendant la première guerre mondiale, démontrant une aptitude au tir à la grenade assez peu commune. Milunka Savić tombe dans l'oubli après 1918, jusqu'à la diffusion d'un documentaire qui lui est consacré en 2013. Son corps est aujourd'hui enterré dans l'Allée des Grands, au cimetière de Belgrade.
 
Octavie Delacour (1858-1937). Le hasard conduit cette modeste Normande à participer à un fait peu connu. En septembre 1914, après la bataille de la Marne, commence la Course à la mer : les armées cherchent à se déborder. Plusieurs expéditions allemandes motorisées s'infiltrent à l'arrière des troupes alliées, chargées d'organiser des sabotages. Le 13 septembre, l'une d'entre elles part de l'Aisne (Leuilly-sous-Coucy). Elle parvient dans le département de la Seine-Inférieure trois jours plus tard, ses membres étant pris pour des Anglais. Près de Neuf-Marché, le groupe est reconnu par Octavie Delacour, tout à fait par hasard, qui donne l'alerte. Il est difficilement arrêté le lendemain, à proximité de la Seine, après quelques escarmouches.
 
Yoshiko Kawashima (1907-1948). Princesse mandchoue, elle est élevée au Japon. Elle participe à des opérations d'espionnage pour le compte de l'armée impériale. Elle crée un groupe de cavalerie en 1932, qui combat la résistance aux troupes japonaises dans le Mandchoukouo. Yoshiko Kawashima est arrêtée en novembre 1945 par le contre-espionnage chinois, au service du gouvernement nationaliste de Tchang Kaï-chek. Jugée, elle est fusillée en 1948.
 
Marie Curie (1867-1934) est probablement la plus connue des femmes évoquées dans l'album, grâce à ses travaux en chimie et physique qui lui valurent un double prix Nobel, notamment sur des éléments nucléaires. Elle prend cependant part à la première guerre mondiale, non comme combattante, mais en mettant son expérience scientifique au service des soins médicaux. Elle conçoit une unité d'automobiles radiologiques, vite surnommées les petites Curies, qui circulent à proximité des champs de bataille pendant toute la guerre. Le dispositif permet de repérer rapidement les débris des projectiles dans le corps des blessés recueillis : les soins sont administrés avec précision et célérité.
 
Les « Sorcières de la nuit ». Le premier tome du Petit Théâtre avait déjà retenu l'une des aviatrices soviétiques, Anna Iegorova (1916-2009). Des femmes furent en effet engagées dans au moins trois unités aériennes : 586e régiment d'aviation de chasse ; 587e régiment d'aviation de bombardement ; 588e régiment d'aviation de bombardiers de nuit. C'est dans ce dernier que l'on trouve les « sorcières de la nuit », qui effectuaient leurs missions nocturnes à bord de Polikarpov Po-2, en toile et bois. Volant d'abord à basse altitude, les Po-2 remontaient à l'approche de leur cible, avant de plonger moteur éteint, ce qui créait un fort effet de surprise. Au sol n'était perçu que le sifflement de l'air sur la structure de l'avion, avant l'éclatement des bombes.
 
Marie Depage (1872-1915), issue de la haute bourgeoisie bruxelloise, est devenue infirmière au service de l'armée belge. Avec son mari Antoine, médecin et président de la Croix-Rouge belge, elle fonde en 1907 l'École belge d'infirmières diplômées, dont la direction est assurée par la Britannique Édith Cavell, qui prit part à la Résistance en Belgique. Après avoir créé une unité d'ambulances lors de la guerre balkanique de 1912, le couple transforme un hôtel de La Panne en hôpital dès 1914, ainsi que des unités chirurgicales mobiles installées au plus près des lignes. Au retour d'une tournée caritative aux États-Unis, Marie Depage embarque sur le Lusitania, coulé le 7 mai 1915 par des sous-marins allemands au large de l'Irlande. Elle donne les premiers soins aux blessés, mais meurt noyée après s'être jetée à l'eau. Un monument érigé à Uccle rend hommage à Marie Depage et Édith Cavell, fusillée le 12 octobre 1915.

Il est à noter que le Petit Théâtre fait (ou va faire) l'objet d'une exposition itinérante et de fiches pédagogiques.
 
Enfin, on pourra compléter ces évocations par la série « Les Femmes ou les « oublis » de l'Histoire », que Juliette Raynaud a commencé à publier sur son blog de Médiapart. En voici les sept premières, mais bien d'autres sont à découvrir sur son site Team Colibri :


27/02/2023

Martine Gasparov (sc.), Émilie Boudet (ill.), Philippe Marlu (coul.), La Liberté (vol. 5) ; La Justice (vol. 6), co-éd. La Boîte à bulles - Belin, coll. « Toute la Philo », 18 mai 2022, 56 p., 9,95 €. ISBN : 979 1035 8240 13 et 979 1035 8240 68

Présentation par les éditeurs :



« Tous nos choix sont-ils libres ?
Les lois nous empêchent-elles d’être libres ?
Être libre, est-ce satisfaire tous nos désirs ? ».

 
« L’être humain est-il naturellement juste ?
Peut-on faire justice soi-même ?
Être juste, est-ce obéir aux lois ? ».

 

 

 

 

 

 
 
 
 
 
 
 
Deux fascicules s'ajoutent à la collection « Toute la Philo » ; nous avions rendus compte ici même des quatre premiers. Avec La Liberté et La Justice, les élèves de Terminale (et les amateurs de philosophie) vont pouvoir disposer de compléments solides à leurs cours. Les deux derniers (La Religion ; Le Bonheur) ont été publiés en décembre 2022 : ils feront l'objet d'une recension prochainement.
Comme on peut s'en douter, on retrouve à la fois les mêmes auteurs, mais aussi le même esprit didactique qui est la marque de qualité de cette collection, décidément bien précieuse. On se contentera donc de reporter les lecteurs au compte rendu qui vient d'être signalé, mais aussi aux extraits disponibles sur le site de La Boîte à bulles.
 
Les couvertures composées par Émilie Boude comportent toujours des clins d’œil qui invitent à une première réflexion. 
Celle qui concerne La Liberté figure deux mouettes goguenardes, qui assistent au départ d'un voilier en se demandant si une tempête n'était pas prévue, alors que l'équipage est tout à sa joie de prendre le large. D'un côté la liberté ; de l'autre les contraintes : voilà les deux faces d'une même pièce sur quoi il s'agira de s'interroger. 
La couverture de La Justice semble plus convenue. On y voit la façade d'un palais de justice, très néo-classique avec son fronton triangulaire soutenu par des colonnes. Devant, on a établi une statue allégorique qui observe les allers et venues des justiciables et des gens de justice. Cette figure de la justice tient une balance équilibrée ; le glaive des sanctions est à son côté. Un bandeau ceint sa tête, mais ne masque qu'un seul œil. La justice pourrait-elle partiale ?
 
Les lecteurs pourront entrer très progressivement dans chaque sujet par un jeu de questions, que la présentation des éditeurs expose. Chaque chapitre est subdivisé en d'autres questions qui permettent de faire appel à une sélection de philosophes et de notions. Des points particuliers sont développés sous forme de petites bandes dessinées. On a ainsi un personnage qui interroge Jean-Paul Sartre, occasion de s'ouvrir à l'existentialisme (Liberté, p. 16). La réflexion sur la soumission à l'autorité est abordée au travers de l'expérience du psychologue Stanley Milgram (Liberté, p. 21). Publiée en 1963, son étude fut utilisée ultérieurement par Henri Verneuil, qui en fit l'un des moments marquants de son film I… comme Icare (1979). On regrettera seulement que les auteurs n'aient pas relativisé les apports de cette expérience (notamment le fait que trois-quarts des individus peut se transformer en tortionnaire dans un certain contexte), en exposant rapidement les controverses qu'elle a provoquées. Un lien peut d'ailleurs être établi avec ce que Hannah Arendt a conclu du procès Eichmann à Jérusalem (Justice, p. 35), en 1963, avec son Rapport sur la banalité du mal.
 
Enfin, comme dans les autres fascicules, on appréciera que les notions philosophiques viennent éclairer le contexte actuel. C'est le cas de la désobéissance civile, à quoi s'est intéressé John Rawls dans sa Théorie de la justice (1971) : un glissement est opéré de l'attitude de Gandhi et Rosa Parks (Justice, p. 38) pour aller vers aller vers la légitimité du recours à la violence pour contester l'injustice. Là encore, on se permettra un nouveau regret. Les thèmes de la liberté, de la résistance au pouvoir, de la justice auraient pu être l'occasion pour aborder des auteurs libertaires : peut-on vivre sans autorité surplombante ? Peut-on assurer un ordre social sans pouvoir, comme Proudhon le réclamait ? De même, il aurait été bienvenu de faire appel à des expériences d'autogestion ou d'auto-organisation, comme les systèmes d'échanges locaux (SEL), les ZAD, etc.

26/02/2023

Philippe Charlot (sc.), Alain Grand (ill.), Tanja Wensch (coul.), La Chambre des officiers, co-éd. J.C.-Lattès - Bamboo, coll. « Grand Angle », 1er mars 2023, 72 p., 16, 90 €. ISBN : 978 281 899 3415

Propos de l'éditeur.
« Le lent retour à la vie d’hommes qui doivent tout réapprendre, et surtout le regard des autres.
1914. Aux premiers jours de la guerre, un éclat d’obus défigure Adrien. Le voilà devenu une «gueule cassée», reclus au Val-de-Grâce, dans une chambre réservée aux officiers.
Adrien restera cinq ans dans cette pièce sans miroir. Cinq ans pour réapprendre à vivre au rythme des opérations. Cinq ans entre parenthèses à nouer des amitiés d’une vie avec ses compagnons d’infortune. Cinq ans de «reconstruction» pour se préparer à l’avenir. Cinq ans à penser à Clémence qui l’a connu avec sa gueule d’ange… ».
 
 
 
 
J'ai découvert le livre de Marc Dugain à peu près à sa sortie, qui eut lieu en août 1998. La Chambre des officiers avait alors fortement impressionné, à juste titre. Dans un format relativement court (171 pages), l'auteur avait réussi à créer un univers très particulier à l'occasion d'un thème beaucoup largement qui avait beaucoup inspiré : la Première Guerre mondiale. Surtout, il l'avait abordée selon un angle assez peu commun encore : celui des « Gueules cassées », au travers des souvenirs de son grand-père, Eugène Fournier. Ajoutons encore qu'un livre n'est rien sans lecteur. Or, outre ses qualités littéraires, il répondait à la curiosité du public, dans le cadre des commémorations des quatre-vingts ans de la fin du conflit. Les derniers témoins s'effaçaient, que la visite des musées et des vestiges des champs de bataille ne remplaceraient jamais. La fiction avait donc un rôle à jouer en développant un imaginaire, dégagé des enjeux idéologiques. La mémoire des fusillés se réveillaient à nouveau ; les historiens s'interrogeaient déjà sur ce qui avaient permis à des millions d'hommes (pour ne parler que des combattants directs, ce qui ne saurait faire oublier tout le reste de la population, impliquée à un titre ou un autre) de s'engager, se battre, rêver, écrire survivre dans une guerre industrielle. Marc Dugain écrivait ainsi ce qui n'allait pas tarder à devenir l'un des grands classiques sur 14-18, même si son propos dépasse largement l'Armistice, au même titre que le livre de Pierre Lemaître, Au Revoir là-haut, publié plus tardivement (août 2013, chez Albin Michel). Ce dernier devait être adapté à l'écran quatre ans plus tard par Albert Dupontel. La Chambre des officiers l'avait déjà été, en 2001, par François Dupeyron. Les deux ouvrages firent l'objet d'une adaptation en bande dessinée : Au Revoir là-haut sortait aux éditions Rue de Sèvres en 2015. Et voici enfin que le roman de Marc Dugain l'est à présent, chez Bamboo. 

Philippe Charlot et Alain Grand ont accompli un travail formidable. Le premier pour avoir synthétisé le roman sans le déformer, même s'il s'agit bien d'une adaptation ; le second pour l'avoir très bien transcrit d'un point de vue graphique. Surtout, dès les premières pages, on est replongé dans l’œuvre de Marc Dugain : les émotions qu'on avait alors pu ressentir en le lisant ressurgissent immédiatement. Quelques plans et quelques paroles des personnages suffisent à obtenir ce résultat. Mais la bande dessinée fait aussi place au roman, scandée par des extraits très bien choisis qui ajoutent encore à l'émotion éprouvée. Cette alliance entre adaptation, citations et dessin est des plus intéressantes.
 
Ce qui joue encore, c'est la documentation sur laquelle les auteurs ont travaillé. Il est indiqué qu'ils se sont associés au service de santé des armées ainsi qu'à l'école du Val-de-Grâce. De plus, on apprend qu'Alain Grand a été chirurgien-dentiste et a donc pu ajouter son expérience personnelle et sa formation scientifique.
 
La Chambre des officiers appartient à la liste des oeuvres que les enseignants peuvent proposer à leurs élèves. Comme le film, la présente bande dessinée permettra désormais d'aborder le roman d'un point de vue différent mais toujours très intéressant.

23/02/2023

Matz (sc.), Jörg Mailliet (ill.), Sandra Desmazières (coul.), La Disparition de Josef Mengele, d'après le roman d'Olivier Guez, Les Arènes, coll. « BD », 6 oct. 2022, 192 p., 24,90 €. ISBN : 979 103 750 7143


Présentation de l'éditeur. « Découvrez l’adaptation en bande dessinée du roman d’Olivier Guez (Prix Renaudot 2017) sur la fuite et la traque de Joseph Mengele, médecin tortionnaire d’Auschwitz, surnommé l’Ange de la Mort.

1949 : Josef Mengele débarque à Buenos Aires. Caché sous divers pseudonymes, l’ancien médecin tortionnaire à Auschwitz croit pouvoir s’inventer une nouvelle vie. L’Argentine de Perón est bienveillante, le monde entier veut oublier les crimes nazis. Mais la traque reprend et il doit s’enfuir au Paraguay puis au Brésil. Son errance ne connaîtra plus de répit… jusqu’à sa mort mystérieuse sur une plage en 1979.

« C’est l’histoire d’un scorpion. Mais à chaque fois que vous retournez une pierre, il y a une mygale, un crotale, un cobra : les amis du scorpion. »
— Olivier Guez ».

 

En août 2017, Olivier Guez publiait La Disparition de Josef Mengele (éd. Grasset), qu'on adapté . Le parcours du criminel de guerre (et d'autres nazis qui ont pu échapper à la justice) a inspiré un certain nombre d’œuvres de fiction. Le personnage créé par Philip Kerr, Berhardt Günther, le croise ainsi au début des années cinquante dans l'Argentine de Perón, dans le roman Une Douce Flamme (A Quiet Flam, Quercus publishing, 2008 ; tr. fr de Philippe Bonnet, éd. du Masque, 2010). Les tribulations de Josef Mengele en Amérique latine peuvent en effet être lues comme un roman policier : celles d'un exilé volontaire qui cherche à se faire oublier, puis à échapper à la traque menée contre lui après qu'on l'ait repéré.

Aussi, la bande dessinée s'appuie-t-elle sur le parcours réel de Mengele, sans que les auteurs (Olivier Guez en premier lieu) aient eu besoin d'ajouter grand chose. Pourtant, on aurait tort de se limiter à ce premier constat, trop superficiel. Le dessin de Jörg Mailliet et les couleurs froides de Sandra Desmazières accentuent le côté sombre du personnage principal et de de nombreux autres. Les visages sont grimaçants, torturés, les yeux plissés, exorbités. On obtient un tableau proche de la paranoïa, voire même de la démence. Cela permet de voir Mengele tour à tour en proie à la peur, comme un animal chassé, halluciné (p. 131 et suiv., p. 175), poursuivi par ses propres démons (p. 113 et suiv.). Jamais il ne renie le dessein du IIIe Reich, ce qui a été accompli et qui aurait pu l'être. L'un des points les plus sensibles est constitué, à mon sens, par la rencontre avec son fils Rolf, en 1977 (p. 163 et suiv.). Ce dernier cherche à savoir ce qu'a fait son père à Auschwitz, mais la discussion tourne à la confrontation. On voit également un Mengele rongé par le sentiment de sa déchéance, lui qui est désormais ravalé au rang d'ouvrier agricole. Inutile de dire que l'atmosphère restituée est très pesante.

Par contraste, les témoins survivants encore qui participent au procès par contumace symbolique qui se tient à Yad Vashem, en 1985, sont peints dans une pleine humanité. Les visages doux sortent de l'arrière-plan noir : celui qui est leur passé et qui tapisse leurs cauchemars récurrents.

L'ouvrage permet aussi de percevoir les réseaux qui ont permis aux fuyards nazis de s'échapper, ceux qui se constituent pour les protéger. En même temps, on voit les faux-semblants et les hésitations des services ouest-allemands, au moins pendant deux décennies qui suivent la fin de la guerre mondiale. On n'oublie pas l'honorable famille Mengele, assise sur son entreprise de machines agricoles assez prospère : la « Karl Mengele und Söhne », fondée à Günzburg (Bavière). Mais on sent des hésitations sur la conduite à tenir : aider Josef ; faire semblant  de croire à sa disparition pure et simple, l'ignorer, ou le renier ? En 2009, la création de la fondation « Familie Dieter Mengele Sozialstiftung » tente de tourner le dos au passé. De même la commune de Günzburg veut-elle faire oublier qu'elle a vu naître l'Ange de la mort d'Auschwitz. On y trouve pourtant toujours une rue portant le nom du son père, la Karl-Mengele-Strasse, en l'honneur de celui qui en fut bourgmestre après 1945. Il est vrai qu'il y a également un monument commémorant les victimes du fils. On peut y lire une citation du résistant déporté Jean Amery : « personne ne peut échapper à l'histoire de son peuple ». Voilà qui désigne assez bien le point contre lequel finissent par se heurter la famille Mengele, Günzburg, et, au-delà, l'ancienne RFA.

Le récit est découpé en trois parties, chacune associée à un animal. On commence par Le Pacha, illustré par un scorpion, soit Mengele lui-même vu comme tel par Olivier Guez (voir la présentation de l'éditeur, ci-dessus). Suit Le Rat (p. 80), en regard d'une araignée. Un scolopendre vient enfin marquer l'épilogue : Le Fantôme (p. 181). Tout conduit au suicide de Mengele, en 1979.

On ne saurait trop recommander de lire La Disparition de Josef Mengele, notamment au public des lecteurs les plus jeunes. Mais la bande dessinée s'adresse aux autres, y compris les lecteurs du roman d'Olivier Guez, qui pourront alors le redécouvrir d'une autre façon.

Jean-Yves Le Naour (sc.), Iñaki Holgado et Marko (ill.), Aretha Battistutta (coul.), <i>Le réseau Comète. La ligne d'évasion des pilotes alliés</i>, Bamboo, coll. « Grand Angle », 56 p., 31 mai 2023. ISBN 978 2 8189 9395 8

Présentation de l'éditeur . « Des centaines de résistants de « l’armée des ombres », discrets, silencieux, un « ordre de la nuit » fait...