08/02/2018

Pascal Rabaté, La Déconfiture, seconde partie

Pascal Rabaté, La Déconfiture, seconde partie, Futuropolis, 8 février 2018, 120 p., 20 €. ISBN : 9782754823128


 

Présentation de l’auteur. « Juin 1940. Videgrain, soldat du 11e régiment, est sur les routes…

Les Allemands ont enfoncé tous les fronts, c’est la débâcle. Les Stukas viennent faire des incursions meurtrières sur les colonnes de réfugiés qui fuient l’avancée allemande. Videgrain, qui a été séparé de son régiment, le rejoint à temps pour être fait prisonnier par l’armée allemande avec tous ses camarades. Au fil du chemin qui les emmène vers leur camp de détention,
leur nombre s’accroît de jour en jour, confirmant l’étendue de la défaite française. Videgrain, son copain Marty et quelques autres soldats, veulent profiter de la pagaille créée par cette colonne de prisonniers qui s’étire de plus en plus, pour s’évader…

Juin 1940. C’est la débâcle de l’armée française et l’exode pour de nombreux civils. À travers le destin d’un simple bidasse, Rabaté signe, 18 ans après Ibicus, un grand récit en deux parties sur une période trouble où tous les repères quotidiens ont sauté… ».

 

10/01/2018

Pierre Alary, Mon Traître (d’apr. le roman de Sorj Chalandon), éd. Rue de Sèvres, 10 janvier 2018, 144 p., 20 €. ISBN 978-2-36981-474-0


Présentation de l'éditeur.  « Le salaud, c'est parfois un gars formidable qui renonce.

Antoine, luthier parisien se prend d’amour pour l’Irlande. Fasciné par sa culture, ses paysages et par la chaleur des gens, le jeune français rencontre Jim et Cathy qui deviendront des amis précieux. Tous font partie du mouvement républicain irlandais, et mènent des actions pour le compte de l’IRA . Un soir à Belfast, il fait la connaissance du charismatique Tyrone Meehan,  responsable de l’IRA, vétéran de tous les combats  contre la puissance britannique. Antoine ne tarde pas à embrasser la cause de ce peuple. Captivé, le jeune Français trouve en Tyrone un mentor, un ami très cher, presque un père. Puis un traître... « Mon traître », comme l’appelle Antoine, pour désigner cet homme qui fut en réalité, vingt-cinq ans durant, un agent agissant pour le compte des Anglais. Il les avait tous trahis, ses parents, ses enfants, ses camarades, ses amis et lui, chaque matin, chaque soir… ».



Pierre Alary a adapté le roman éponyme de Sorj Chalandon, paru chez Grasset et Fasquelle en 2007 (et réédité depuis au Livre de poche). De l’écrivain, je n’ai pas lu grand chose, sinon les trois ouvrages suivants : Profession du pèreLe Quatrième MurUne Promesse. Mais à chaque fois, j’ai été agréablement par le talent d’évocation de l’auteur, sa faculté à emmener le lecteur dans le sillage qu’il a défini, au gré d’une intrigue qu’il ne fait que dévoiler par petites touches, préservant tout l’intérêt de son récit.

Avec l’adaptation de Mon Traître (dont je vais m’empresser de lire le roman originel), on retrouve ces mêmes qualités. Les illustrations de Pierre Alary (que je découvre) ne sont certainement pas pour rien dans l’intense plaisir que l’on éprouve à lire la bande dessinée : les cent quarante-quatre pages sont absorbées d’une seule traite (sans jeu de mots), exactement comme l’on fait des romans de Sorj Chalandon. Les personnages, d’abord, ressemblent beaucoup à ceux qui peuplent les Blueberry, de Jacques Charlier : des visages burinés, durs, sévères, stoïques et fermes dans l’adversité. Il y a également le choix des couleurs, avec des tons fauves (des verts, des orangés, des bistres…), qui viennent accentuer la lourdeur de l’atmosphère, sans parler de la pluie, quasiment omniprésente. Les paroles échangées, enfin, sont réduites au minimum : il suffit de lire dans les yeux, et ceux de Tyrone Meehan sont terribles…

Le récit est basé sur l’histoire personnelle de Sorj Chalandon. Journaliste au journal Libération entre 1973 et 2007, il a été amené à aller en Irlande du Nord. On est alors au moment où le conflit est au plus vif. Le 1er août 2007, le gouvernement britannique mettait un terme à ses opérations militaires et à trente-huit ans de conflit. Entre temps, des épisodes sanglants avaient marqué l’Irlande du Nord. Lors du « Bloody Sunday » (dimanche 30 janvier 1972), vingt-sept personnes furent abattues par l’armée britannique. Une grève de la faim entamée en 1981 par plusieurs membres de l’IRA emprisonnés à Long Kesh, menée par Bobby Sands, se soldaient par la mort de onze d’entre eux, sans que le gouvernement Thatcher ait accepté d’ouvrir des négociations.

Le héros du récit, Antoine, est évidemment le double de Sorj Chalandon, qui l’indique lui-même dans la préface. Cet Antoine est luthier à Paris, et il est amené à aller en Irlande en 1975. L’année précédente, il avait été sensibilisé au drame vécu par le Nord par l’un de ses clients, un professeur d’anglais anglophobe (cela existe) et néanmoins violoniste. C’est à Belfast qu’il croise Jim par hasard, et par la femme de celui-ci, Cathy, qu’il apprend l’histoire de Tyrone Meehan. Pierre Alary évoque un certain Denis (p. 27), sur qui on reviendra un peu plus loin. Dans la réalité, Tyrone Meehan est aussi un double : celui de Denis Donaldson, membre de l’IRA, avec qui Sorj Chalandon avait lié amitié à la fin des années soixante-dix.
Pierre Alary raconte la progression d’Antoine dans son engagement aux côtés de l’IRA. L’album commence néanmoins par la journée du vendredi 15 décembre 2006, quand le héros apprend dans la presse (dans un journal dont la mise en page rappelle Libération) l’existence d’« Un traître au sein de l’IRA», l’article proposant la photo de Tyrone Meehan. En même temps que l’on prend connaissance d’épisodes qui ont marqué l’engagement progressif d’Antoine, Pierre Alary présente entre chacun des extraits de l’interrogatoire du traître par le conseil de l’IRA. Le point culminant se situe à la fin de l’album, après Antoine ait appris la trahison de son ami, et qu’il voudrait en comprendre les raisons. Pour les découvrir, il faut lire un autre roman de Sorj Chalandon, Retour à Killybegs (Grasset, 2011), la ville du comté de Donegal dont est originaire Tyrone Meehan, et où s’est effectivement retiré Denis Donaldson.

La bande dessinée offre plusieurs registres de lecture. On peut l’aborder comme un récit du conflit nord-irlandais, vu du côté catholique, au travers les yeux de l’un de leurs partisans étrangers. On se trouve alors à le voir sous un angle évidemment subjectif, très manichéen, à savoir des gentils face à des méchants. Le récit met en effet l’accent sur la souffrance vécue par la population, qu’elle soit impliquée volontairement ou absolument pas, à l’image de l’enfant prénommé Denis (p. 27), l’enfant de Jim et Cathy qui a été abattu alors qu’il passait pour aller acheter du pain.

Mais on peut aussi conserver à l’esprit la phrase qui figure sur la jaquette rouge qui entoure la couverture de l’album : « Le salaud, c’est parfois un gars formidable qui renonce ». Elle est prononcée par Tyrone Meehan, après qu’il ait été relâché par l’IRA, et qu’il adresse à Antoine après celle-ci : « Personne ne naît tout à fait salaud, petit Français. Mais on en a tous un bien planqué dans notre ventre ». Y a-t-il de véritables êtres purs, de véritables héros sans peur et surtout sans reproches, à s’adresser à eux-mêmes ? Je me suis souvenu d’un roman qui avait inspiré à Jean-Pierre Chabrol par son passé de résistant FTPF : Un Homme de trop (1958), que Costa-Gavras avait mis en images en 1967. Là encore, il s’agissait d’interroger la limite entre la banalité de l’existence (qui consistait, en l’occurrence, à vivre en dehors des événements) et l’engagement au service d’une cause. Un autre film reprend un thème similaire : celui de Louis Malle, Lacombe Lucien (1974), où l’on retrouve une exploration sur ce qui peut provoquer le basculement entre le salaud et le résistant. Sorj Chalandon, et donc Pierre Alary, ajoute à cela la dimension de l’amitié : Antoine s’interroge sur la fidélité à ces liens, malgré la trahison, d’autant que Tyrone ne cesse de l’appeler « fils ». Cette amitié est-elle réelle, et l’était-elle même avant la trahison ? Liberté est laissée au lecteur de trouver la réponse, car les auteurs cultivent l’ambiguité. La dernière page (sans qu’on dévoile quoi que ce soit) va dans ce sens, quand Tyrone demande à Antoine de bien l’écouter et de ne rien dire : « Je t’aime, fils […]. Ne dis rien, s’il te plaît. Écoute. Je t’aime ».

30/09/2017

Bruno Loth (texte et dessins), Les Fantômes de Ermo, vol. 1/2, éd. La Boîte à bulles, août 2017, 160 p., 25 €


Présentation de l'éditeur. « 
Ermo rejoint, à l’été 1936, la troupe du magicien Sidi Oadin qui parcourt l’Espagne en roulotte, le jeune garçon ne se doute pas que ce voyage s’avèrera plus mouvementé et dangereux que prévu car le pays bascule peu à peu dans la guerre civile.

À peine arrivés dans une première ville en Andalousie, Ermo et ses compagnons se retrouvent confrontés à la montée en puissance du fascisme qui cherche à renverser le pouvoir en place. Il faudra à Ermo du courage, de l’inventivité et l’aide - effective ou fantasmée ? - de ses défunts parents pour tirer la troupe de ce mauvais pas. Malgré tout, l’Histoire s’est mise en marche avec ses sanglants dégâts collatéraux.

Bien vite, le petit groupe rejoint les factions anarchistes et la colonne du célèbre Durruti pour défendre la cause du peuple espagnol. Ainsi, de Barcelone à Saragosse, hommes et femmes espagnols s’entraident et résistent tant bien que mal, tandis que le jeune Ermo tente de conserver son innocence…

Un album qui offre un regard éclairé sur la Guerre Civile espagnole – en particulier sur le rôle joué par les anarchistes, et qui est aussi un récit initiatique universel, au discours profondément humaniste ».


La présente édition reprend les trois volumes publiés par les éditions Libre d’images, sous le titre Ermo, que Bruno Loth avait donné en 2006. C’était sa première publication. Depuis, l’auteur s’est fait connaître avec une série pour laquelle il s’est inspiré de la vie de son père, dont l’album intégral, Mémoire d’un ouvrier1 , a aussi été édité par La Boîte à bulles.

Si Ermo a maintenant une petite douzaine d’années, il y aurait beaucoup de mauvaise de foi à prétendre que l’album a vieilli. Au contraire, on a une histoire qui tient en haleine tout au long des 160 pages (un beau volume, pour une bande dessinée…). Le dessin rappelle le coup de crayon de Jacques Tardi, avec un souci du détail qui en également proche.

Le seul reproche qu’on pourrait lui adresser tient au vocabulaire parfois employé par les personnages, trop contemporain, et qui apparaît ainsi anachronique dans le contexte de ces années d’avant-guerre mondiale2 , et quelques fautes d’inattention3 . Mais les doigts d’une main suffiront pour dénombrer ces très rares erreurs, de ce fait d’autant plus pardonnables.
De la même façon, l’assistance de l’aviation allemande peut paraître légèrement prématurée. On voit des Junkers attaquer la colonne Durruti lors de son offensive sur Saragosse, à partir du 24 juillet 1936, alors que les premiers appareils allemands arrivent le 27. Les événements relatés dans l’ouvrage — en dehors des faits notoires — ne sont toutefois pas forcément datés avec précision, ce qui absout l’auteur qui s’est visiblement bien documenté, comme on le verra par la suite.

Il vaut donc mieux s’intéresser à l’histoire elle-même. Nous sommes plongés dans l’Espagne de l’été 1936, dans un contexte assez lourd que rend bien le recours à l’encre noire, à peine rehaussée de couleurs assez ternes. Une troupe de cirque a recueilli un enfant orphelin, Ermo, qui a en réalité imposé sa présence en se cachant, puis par ses talents de magicien. La compagnie a dû fuir précipitamment le sud du pays, où les phalangistes locaux préparent le coup d’État du 18 juillet. C’est à Barcelone qu’elle finit par arriver, dans un théâtre, le samedi 18 juillet 1936. Ermo devient l’un des éléments essentiels du spectacle de la troupe, en raison de ce qui est pris pour des dons extraordinaires. En réalité, il vit avec les fantômes de son père et de sa mère, avec qui il dialogue sans cesse. Ceux-là interviennent sans cesse, quand leur enfant est en danger ou a besoin d’aide, sans que cela puisse être perçu par les autres hommes.

Résumé comme cela, on a les ingrédients qui font une belle histoire pour les enfants. Ce serait oublier le contexte historique, bien restitué par Bruno Loth. Sitôt arrivé au théâtre barcelonais, la troupe est confronté à l’imminence du coup d’État, que des militaires et phalangistes préparent sans guère se cacher. Une partie de la population est en alerte, notamment un couple d’artistes, Luz et Lecha, affiliés à la CNT-AIT4 . D’autres, quand les choses tournent en leur défaveur, s’enfuient : c’est le cas du propriétaire du théâtre, qui se réfugie en France. Bruno Loth montre les enjeux politiques et sociaux, vus à partir de la ville du sud, avec un curé caricatural (pervers à souhait) soutenant les forces réactionnaires face au péril communiste (ou pire : anarchiste). Mais on est aussi dans les casernes, où des officiers tentent d’embrigader (si l’on peut dire…) les conscrits, alors qu’une partie de l’armée, restée légaliste, se bat avec la population face aux insurgés. On suit le général Goded qui arrive de Majorque pour organiser la chute de Barcelone, avant que la sienne l’oblige à accepter de prononcer un discours destiné à éviter un bain de sang. On est aux côtés de la population, qui réclame des armes pour défendre la jeune République, et des artistes qui sortent affiche sur affiche, alors que la propriété privée disparaît5 . On est dans le palais de la généralité de Catalogne, avec l’incertain Lluís Companys6 , qui ne sait pas s’il doit céder ou résister à la pression populaire, et risquer d’aggraver les tensions. Les olympiades populaires, qui doivent avoir lieu à partir du 19 juillet au stade de Montjuic, sont même évoquées. On suit Buenaventura Durruti, qui part organiser une offensive visant Saragosse, le 24 juillet, défendue par le général Ponte. L’attaque républicaine cherche à rejeter les troupes nationalistes vers le nord et le sud, malgré les difficultés de l’intendance. Bruno Loth s’attache d’ailleurs à un angle de vue qui privilégie la CNT-AIT ; c’est à peine si l’on voit de temps en temps un drapeau rouge frappé de la faucille et du marteau, et un peu plus souvent le POUM.

Comme on le voit, les tribulations de Ermo7 servent à la fois à entrer dans son propre monde intérieur, peuplé des fantômes de ses parents, mais aussi à suivre le bouillonnement qui caractérise la Barcelone de juillet 1936 et la défense de la Seconde République espagnole face au pronunciamento franquiste. C’est ce qui constitue l’intérêt de cette bande dessinée, en plus de l’aspect esthétique. De ce fait, on peut — on le recommande très vivement, d’ailleurs — la mettre dans les mains des élèves aussi bien que dans celles des adultes, d’autant qu’un court mais très précis dossier documentaire achève l’ouvrage, qui permet de mieux comprendre la période. On ne peut que saluer cette attention pédagogique.


Notes 

  • 1.Bruno Loth, Mémoire d’un ouvrier, éd. La Boîte à bulles, 320 p., 39 €.
  • 2.« Nous devons sécuriser le port » (p. 32), qui rend plutôt compte de préoccupations bien actuelles. « J’ai reçu une bastos » (p. 139), alors que les cigarettes de cette marque oranaise — à l’origine de cette expression — ne semblent pas avoir été vendues en Espagne.
  • 3.« Dangeureux », p. 26.
  • 4.CNT-AIT : Confederación Nacional del Trabajo, membre de l’Association internationale des travailleurs.
  • 5.Le théâtre où s’est installée la troupe de cirque est rebaptisé « Teatro Bakounine ».
  • 6.Lluís Companys est aujourd’hui considéré comme l’une des figures marquantes de l’indépendantisme catalan.
  • 7.« De Ermo », et non « d’Ermo » : il n’y a pas d’erreur.








19/09/2017

Arnaud Tomès, Philippe Caumières, Pour l’autonomie. La pensée politique de Castoriadis, L’Échappée, coll. « Versus », 19 sept. 2017, 240 p, 18 €. EAN : 9782373090253


Présentation de l’éditeur. « Venu du marxisme, dont il a constaté très tôt les impasses, Cornelius Castoriadis a voulu réinventer la révolution. Selon lui, la modernité voit s’affronter deux projets de société : celui d’une maîtrise rationnelle du réel et celui d’une autonomie de toutes et de tous. Le premier a donné des résultats désastreux en engendrant le règne de la technique et de l’économie. Le second reste encore à construire pour qu’advienne une société vraiment démocratique dans laquelle le peuple se gouverne lui-même, se passant de toute classe dirigeante.

Castoriadis a mis en lumière les origines de ce projet d’autonomie qui remontent à la Grèce antique. Il en a analysé les expressions modernes, de la révolution russe de 1917 aux révoltes des années 1960. Mais surtout, il en a examiné les conditions pour que se développe une politique émancipatrice aujourd’hui : auto-organisation des luttes, pratique de l’égalité et sens des limites.

Ce projet d’autonomie n’est pas un programme clés en main. Il est un imaginaire autant qu’une expérience. Il est un horizon, celui d’une société consciente du fait que le pouvoir est l’affaire de tous. C’est cette réflexion multiforme et souvent complexe que présente et questionne ce livre qui offre pour la première fois une synthèse claire, accessible et percutante de la pensée politique de Castoriadis ».

 

Vouloir restituer la pensée politique de Cornelius Castoriodis [1], même en 240 pages, est une gageure. Les auteurs s’attaquent en effet à l’un des penseurs dont on redécouvre la philosophie, notamment au travers d’un colloque, vingt ans après sa mort [2]. Ils n’en sont cependant pas à leur coup d’essai, puisqu’ils publièrent, voici un an, un Cornelius Castoriodis. Réinventer la politique après Marx [3]. Force est de reconnaître d’ors et déjà que le pari tenté est réussi.

Le maître-mot de la pensée de Castoriodis est l’autonomie [4] : chaque être doit pouvoir y parvenir, et, ce faisant, c’est l’ensemble de la société qui doit en bénéficier et maîtriser son destin. C’est, aux yeux du philosophe, le stade ultime de la démocratie, dont la base (le « germe » comme disent ici les deux auteurs) a été posée par l’antique Athènes. On mesure dès lors l’écart qui sépare cet idéal de la situation du modèle libéral de nos démocraties occidentales, aussi avancées soient-elles. Coincée entre la personnalisation du pouvoir, incarné par un seul personnage, l’administration bureaucratique, sans parler des inégalités entre les classes sociales, notamment du point de vue culturel, et de celles qui existent entre les individus, quelle est la place de la démocratie ? Quel crédit accorder à la définition que l’on continue à enseigner, à savoir d’un régime où le pouvoir est le fait de tous au bénéfice de l’ensemble des citoyens ? Bref, sommes-nous dans une véritable démocratie ? La question soulevée par Castoriodis est bien sûr celle d’un accaparement du pouvoir par un petit nombre. Son analyse contribue à identifier une oligarchie qui, même élective, se paie de mots en s’affublant de celui de « démocratie ». À quel point les citoyens maîtrisent-ils les règles du jeu, qu’ils s’activent ou non au sein de structures partisanes ? Cette pression qui s’exerce sur eux et qui empêche d’agir se nomme « hétéronomie » ; elle crée même une situation de dépendance à l’égard de ces moyens, que ce soit la religion, la publicité, aussi bien que n’importe laquelle des normes auxquelles il faudrait se conformer. Castoriodis n’est d’ailleurs pas le premier à utiliser le terme d’hétéronomie : Kant y avait réfléchi en son temps [5], voyant dans la Raison un moyen de s’en abstraire. La notion a depuis été reprise et développée par d’autres penseurs, comme, pus proches de nous, André Gorz ou Ivan Illich. Être conscient de ces formes d’asservissement, c’est déjà être sur le chemin de l’autonomie : là est la véritable révolution à laquelle Castoriodis appelle.

À le lire trop vite, on pourrait reconnaître en Castoriadis un marxiste : classe contre classe ; citoyens opprimés contre une minorité d’oligarques au pouvoir. Ce serait oublier son passé, notamment le rôle qu’il a tenu au sein de Socialisme ou Barbarie (1948-1967), groupe de réflexion (et d’action) qu’il a animé au plus fort de la guerre froide avec Claude Lefort [6], pour analyser le totalitarisme, et notamment le soviétisme. À l’heure de commémorer le centenaire de la Révolution russe, la lecture de Pour l’autonomie permettra de nuancer ce qu’on en dira.

Le mérite de l’ouvrage tient à ce que ses auteurs expriment l’actualité de la pensée politique de Castoriadis, s’attachant notamment à faire le détail de ses liaisons avec certains champs en particulier. On sera notamment attentif à ce qui est dit de l’éducation. Encore ne doit-on pas la réduire à la seule scolarisation, tant que celle-ci demeurera ce que Castoriadis estime être un processus de dressage. Il entend en réalité l’effort permanent qui s’étend à la vie entière et englobe toutes les expériences que l’on peut faire, notamment dans les débats auxquels on peut participer. Cette confrontation dynamique doit permettre l’affermissement d’une faculté de chacun à « s’orienter dans la histoire (et dans la vie) » (p. 165). C’est sur cette idée que le projet de Castoriodis est fondamentalement optimiste, sans que cela soit entendu comme un défaut : il est possible de progresser sur la voie de l’autonomie individuelle et collective (que les auteurs ne se privent pas d’explorer), et, partant, d’approfondir la démocratie, à la condition (entre autres) que les plus conscients ne cessent leur combat.

Dire que Pour l’autonomie est un ouvrage d’un abord facile d’accès serait exagérer : il suppose en effet une solide culture. Il manque, de plus, un index, qui permettrait de faire de l’ouvrage une sorte de manuel et d’en faciliter l’usage. Pour autant, l’accès à la pensée politique de Castoriadis mérite bien que l’on prenne le temps nécessaire de lire cette synthèse, d’y réfléchir, et d’y revenir ultérieurement. Pour qui se prétend être un citoyen actif, et a fortiori pour qui prétend faire acte d’éducation, cet effort est même une nécessité.

Notes

[1Sur sa vie, lire François Dosse, Castoriadis, une vie, La Découverte, 2014.

[2« Actualité dʼune pensée radicale, Hommage à Cornelius Castoriadis », 26 au 28 octobre 2017, organisé par l’EHESS et Paris VII Denis-Diderot.

[3PUF, coll. « Fondements de la politique », déc. 2016.

[4Les auteurs y consacrent spécifiquement une vingtaine de pages, mais la notion surgit partout ailleurs dans l’ouvrage. Philippe Caumières a par ailleurs été l’auteur d’un Castoriodis. Le projet d’autonomie, publié chez Michalon en 2007.

[5Emmanuel Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, 1796.

[6Sur ce point, lire Nicolas Poirier, Cornelius Castoriadis et Claude Lefort : l’expérience démocratique, Le Bord de l’eau, 2015 .

 

 

 

 

 

 

 

 

15/09/2017

Patrick Rotman, Benoît Blary, Octobre 17

Patrick Rotman, Benoît Blary, Octobre 17, co-éd. Seuil-Delcourt, 13 septembre 2017, 112 p., 19,99 €. EAN 9782756096117

Présentation de l'éditeur. « La vision intime d'un moment qui marqua au fer « rouge » le XXe siècle. Le grand documentariste Patrick Rotman et le dessinateur Benoît Blary retracent la révolution russe, entre grèves ouvrières et débats révolutionnaires à Petrograd.1917, le Tsar abdique et laisse le pouvoir à un gouvernement bourgeois. Lénine et Trotsky, deux leaders que leurs ambitions opposaient, organisent alors le basculement révolutionnaire. Ensemble, ils se saisissent d'une opportunité historique, et posent la fondation de l'empire soviétique. Ce sont les fameux jours d'Octobre 17 ».

 

13/07/2017

Perrine et Charles Hervé-Gruyer, Permaculture – Guérir la terre, nourrir les hommes – La ferme du Bec-Hellouin, Actes Sud, coll. « Domaine du Possible », 2e éd., mars 2017, 23,80 €. ISBN : 978-2-330-07416-6


Présentation de l'éditeur. «
En 2004, Perrine et Charles Hervé-Gruyer créent la Ferme du Bec Hellouin, en Haute-Normandie. Cette ferme fait aujourd’hui référence en matière d’agriculture naturelle et attire des visiteurs du monde entier.

Ce récit est celui d’une famille qui réussit à créer, en quelques années seulement, une oasis de vie généreuse sur des terres peu fertiles. C’est également une vaste enquête menée autour du monde, à la rencontre de pionniers de l’agriculture qui explorent des voies novatrices et inventent le monde de demain.

La démarche de Perrine et Charles Hervé-Gruyer repose sur la permaculture. Son principe est de prendre la nature comme modèle et de concevoir des installations humaines fonctionnant comme des écosystèmes productifs et économes en ressources.

Les résultats obtenus à la ferme du Bec Hellouin, grâce à l’énergie du soleil, stupéfient aujourd’hui les agronomes : en travaillant entièrement à la main, Charles et Perrine produisent des récoltes abondantes et de qualité sur une toute petite surface, tout en créant de l’humus, en aggradant la biodiversité, en embellissant les paysages, en stockant du carbone dans les sols et les arbres. Une étude agronomique menée en partenariat avec d’éminents chercheurs démontre la pertinence sociale, économique et écologique d’une agriculture permaculturelle qui dessine une nouvelle manière d’être paysans au XXI<sup>e</sup> siècle, source potentielle de millions d’emplois.

Perrine Hervé-Gruyer a mené une carrière de juriste en Asie avant de se consacrer à la psychothérapie. Éducateur de formation, Charles Hervé-Gruyer a sillonné le globe à bord du voilier-école Fleur de Lampaul pendant vingt-deux ans. Il est l’auteur de nombreux documentaires et livres sur la nature. Tous deux sont ensuite devenus paysans et formateurs en permaculture ».

 

En 2011, Perrine et Charles Hervé-Gruyer rendaient compte de leur expérience dans un premier ouvrage, dont vient de paraître une nouvelle édition en mars 2017 qui tient évidemment compte des évolutions de leur expérience paysanne. 

En effet, le couple s’est établi en 2004 dans une ferme normande, désormais bien connue, au Bec-Hellouin (Haute-Normandie). C’est leur cheminement qui est raconté par Charles Hervé-Gruyer, tant dans leurs tâtonnements que dans les influences et rencontres (Eliott Coleman et d’autres) qu’ils ont pu faire et qu’ils continuent à faire.Dans le même temps, on y explique ce qu’est la permaculture, sans pour autant que l’ouvrage soit un manuel : un « guide pratique sur le jardinage et la microagriculture permaculturels » est d’ailleurs annoncé (p. 29). Le livre rend surtout compte d’un itinéraire, de sa construction progressive. Si l’on peut considérer la permaculture comme une méthode agriculturale, elle est avant tout un rapport à la terre qui repose sur des principes que chacun est invité à adapter, à modifier, à inventer, en tenant compte de l’ensemble des éléments qui composent le métier dans lequel il se trouve.

Les résultats sont donc la création d’une « microferme », dont la production intensive rappelle les pratiques culturales des hortillonnages et des Flandres, et le contado de la Toscane : tout est mis en œuvre pour tirer le meilleur parti d’une surface réduite. Pour cela, on pratique une « microagriculture », à savoir l’association des plantes, dont le but est la création d’un écosystème faisant interagir différents éléments. Parmi ceux-là, on trouve la forêt, désignée ici comme une « forêt-jardin », qui fournit ombre, protection contre le vent, mais aussi des matières premières dont le sol a besoin. Celui-ci est enrichi par une conduite très précautionneuse : il est couvert en permanence par un paillis ou des végétaux en place ; la mécanisation est très réduite, car est privilégiée l’économie d’énergie, notamment fossile, par le travail à la main privilégié, ce qui ne veut pas dire absence de moyens mécaniques (semoir de Coleman). Cela permet de reconstituer les sols, ou même de les constituer : le Bec-Hellouin est établi en fond de vallée, sur un sol maigre impropre à la culture. Un autre élément est constitué par les animaux (les poules qui recyclent les rebuts, et produisent ans déjections réutilisées dans un cycle vertueux). Les autres éléments (air, eau, mais aussi l’homme) sont pris en compte dans une démarche globale.

 L’INRA a conduit une enquête sur 1 000 m2, en comptabilisant très scrupuleusement tout ce qui était utilisé et tout ce qui était produit, pour mesurer la productivité de cette surface très réduite. Elle conclut à l’agradation du sol (l’amélioration de ses qualités pédologiques), à une production qui, si elle nécessite un travail de 43 heures hebdomadaires, permet de dégager un revenu net de l’ordre de 1 000 à 1 500 € par mois. Le modèle est donc viable.
 

Au-delà, ces pratiques permettent d’employer une trentaine d’employés à l’hectare (soit une surface dix fois plus importante), sans prendre en compte les emplois indirects (entretien du matériel, valorisation de la production, etc.). On a donc un modèle alternatif à l’agriculture productiviste. Mais il constitue également une réponse à l’éloignement croissant entre la production agricole et les consommateurs. Ainsi, à New York, les producteurs étaient présents dans un rayon de 10 km en 1900 ; aujourd’hui, la déconnexion est totale.

Les auteurs estiment que leur système agricole incite à l’optimisme. Il permet la restauration d’une agriculture à taille humaine, associée à des pratiques qui offrent des rendements importants en protégeant les capacités du sol à se régénérer (par une moindre pression). Il peut convenir à l’agriculture des pays du Sud, particulièrement menacée par l’influence du modèle productiviste. Mais il convient également à celle des pays du Nord : la productivité n’est pas forcément là on croit qu’elle est. Il montre qu’un autre rapport à l’espace est possible, ce qui influe également sur les paysages. Au lieu des vastes openfields hyper-spécialisés, dont les rendements stagnent (au mieux) voire diminuent, on peut mettre en place des parcelles assez réduites très productives. Enfin, ce modèle influe sur les rapports sociaux : il incite à une plus forte coopération, par la mutualisation des moyens matériels et des bras ; par l’échange des pratiques, etc.
On retrouve alors l’ambition du projet permaculturel, à savoir qu’il n’est pas une méthode agricole, mais qu’il incite à considérer un vaste ensemble d’éléments, en interaction, dont les hommes sont partie prenante.

12/07/2017

Pierre Bitoun, Yves Dupont, Le Sacrifice des paysans. Une catastrophe sociale et anthropologique, éd. L'Échappée, coll. « Pour en finir avec », 2016, 334 pages, 19 €. ISBN : 9782373090130


Présentation de l'éditeur
. « Pourquoi les sociétés modernes ont-elles décidé de sacrifier les paysans ? Qui est responsable de ce processus qui semble irréversible ? Pour tenter de répondre à ces questions fondamentales, ce livre montre comment, depuis des décennies, en France comme ailleurs, le productivisme s’est étendu à l’ensemble des activités humaines. Avec pour conséquences : déracinement et marchandisation, exploitation du travail et des ressources naturelles, artificialisation et numérisation de la vie. L’époque est aujourd’hui aux fermes-usines et aux usines que l’on ferme ou délocalise, tandis que dominent, partout, finance et technoscience.

Le sacrifice des paysans est l’un des éléments du processus global de transformation sociale dont il faut, au préalable, comprendre les causes. Ainsi, les auteurs analysent le mouvement historique au sein duquel s’est déployé le projet productiviste au cours des 70 dernières années, des « Trente Glorieuses aux Quarante Honteuses ». Puis ils expliquent comment le long travail d’« ensauvagement des paysans » a mené à la destruction des sociétés paysannes et des cultures rurales.

De ce véritable ethnocide, qui a empêché l’alternative au capitalisme dont une partie des paysans était porteuse, nous n’avons pas fini, tous, de payer le prix ».


Il faut lire l’analyse stimulante qu’est Le Sacrifice des paysans. Loin de s’attacher à une vision doloriste d’un monde disparu, et de proposer des arguments propres à nourrir une certaine nostalgie, Pierre Bitoun et Yves Dupont nous permettent de mieux comprendre nombre d’enjeux du monde actuel. 

Les auteurs

Yves Dupont a été chercheur à l’INRA (1975-1990). Il a ensuite enseigné la socioanthropologie à l’université de Caen (1991-2006). Depuis 2006, il est professeur émérite et membre du conseil scientifique du Comité de recherche et d’information indépendante sur le génie génétique (CRIIGEN)

Pierre Bitoun a cosigné avec Yves Dupont et Pierre Alphandéry, Les Champs du départ (La Découverte, 1989) et L’Équivoque écologique (La Découverte, 1991). Il est également l’auteur de Campagnes d’enfance (Cénomane, 2005).

Leur travail permet de les compter parmi les spécialistes du monde rural.

Pourquoi aborder la question paysanne ?

L’objectif du Sacrifice des paysans n’est d’être seulement une analyse sur la disparition de la paysannerie. Les auteurs insistent bien évidemment sur la fonte de cette population. En 1950, en France, il y avait plus de 7,5 millions de paysans, soit un tiers de la population active. On dénombre environ 800 000 agriculteurs aujourd’hui, exploitant un demi-million d’exploitations, autant qu’il en est disparu depuis 2010) ; ils ne représentent cependant plus que 3 % de la population active. Toutefois, l’exemple de la France n’est pas exceptionnel : les autres pays occidentaux connaissent le même phénomène.

Les auteurs se proposent donc de l’étudier, mais en croisant plusieurs facteurs, sociaux, culturels, politiques, etc. Ils sont ensuite partis de l’hypothèse selon laquelle l’analyse de la question paysanne, aussi intéressante soit-elle elle-même, permet surtout d’être un révélateur de la modernité. Autrement dit, leur problématique de savoir en quoi une société se reconnaît-elle comme moderne au travers du sacrifice qu’elle fait de sa paysannerie ?

Un ethnocide

Le terme, présent en quatrième de couverture, peut paraître exagéré. Les auteurs rappellent qu’il se rapporte à la destruction d’un groupe social (ici, la paysannerie, composée en réalité d’une multitude de paysanneries) mais aussi de sa culture. À leur place triomphe l’uniformisation des paysages, de la société.

En remontant dans le passé, Pierre Bitoun et Yves Dupont considèrent l’expérience des camps d’extermination pour montrer que cette logique productiviste était déjà à l’œuvre. On le voit d’ailleurs bien exprimée dans le roman de Robert Merle, La Mort est mon métier. Le caractère mortifère, but du programme d’extermination, éclaire ce qui se passe aujourd’hui. L’analogie permet de comprendre de cette façon les suicides de paysans, tant en France qu’ailleurs (en Inde). Il s’agit de l’une des stratégies utilisées pour hâter la disparition du monde paysan, en opérant un tri. Paradoxalement, les victimes sont précisément ceux qui font les efforts les plus importants pour intégrer le monde moderne : pour produire davantage, ils ont contractés des emprunts. Mais pour les rembourser, il leur faut produire davantage encore, et les voici broyés dans un mécanisme qu’ils ne maîtrisent pas.

Autre paradoxe, ceux-là ont abandonné le qualificatif de « paysan » au profit de celui d’« agriculteur », jugé plus noble. Ce recouvrement est en effet un autre moyen, à l’œuvre depuis longtemps, de l’ethnocide. Il tient à la construction d’une perception péjorative des paysans, un « ensauvagement » qui a conduit à la destruction des sociétés et des cultures rurales, marginalisées. Les paysans apparaissent comme un « brouillon d’humanité», base d’un discours destiné à produire un sentiment de honte. Les auteurs rapproche ce phénomène de la façon dont on a considéré les indigènes des colonies, pour mieux les acculturer, ce qui était une façon de les faire disparaître.

Le monde paysan, porteur de tous les archaïsmes possibles, ne pouvait être que supprimé sur l’autel de la modernité.

Un monde paysan à détruire

L’étude porte sur le monde rural depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Les auteurs y voient l’amorce d’un point d’inflexion : s’il n’est pas le premier, il a été décisif, tant ses effets portent encore aujourd’hui.

Le productivisme, qui caractérise l’agriculture actuelle, embrasse en réalité bon nombre d’autres domaines. L’homme est ainsi vu comme une simple ressource humaine1 , par exemple. Dominé par l’économie, il n’en est plus qu’un élément au même titre que les matières premières qu’il travaille ou les machines qu’il manipule, qu’on peut déplacer au gré des besoins économiques. Les auteurs établissent à cette occasion une proximité avec l’idée du déracinement, propre au monde paysan, mais que l’on retrouve également dans la mobilité et la « flexibilité » exigées de bien d’autres catégories de salariés. Ils y voient le triomphe d’une technocratie, à l’image de l’actuel gouvernement mis en place en mai-juin 2017, qualifié de « gouvernement d’experts ». Ce déracinement s’accompagne de la marchandisation, de l’artificialisation, notamment de la production : que ce soit celle des animaux ou des végétaux, le « hors-sol » permet de s’affranchir de l’élément fondamental qu’est la terre.

Un sacrifice en deux temps

Dans un premier temps, les « Trente Glorieuses » préparent le terrain au néo-libéralisme, qui se développe au cours des « Quarante Honteuses » (lesquelles se prolongent…). P. Bitoun et Y. Dupont rapportent les propos des responsables du Commissariat au Plan, qui imposent leurs vues aux gouvernements qui se succèdent, alors qu’ils représentent un élément de stabilité. On voit aussi le rôle très important joué par la FNSEA (fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles) et de ses annexes (CNJA, etc.), tant dans l’émergence de la Politique agricole commune que dans l’orientation des subventions européennes. La centrale pratique délibérément la cogestion, au niveau national et supra-national. Elle n’hésite à user de la violence, comme moyen de pression sur les pouvoirs publics, avec l’avantage de rassembler ses adhérents autour de l’idée fictive d’une unité du monde agricole. Rien d’original à cela : les premières organisations recouraient déjà à ce stratagème, porté au plus haut point par la Corporation paysanne de Vichy.

Une agriculture industrialisée apparaît, fermement productiviste et hautement capitaliste. Les auteurs notent d’ailleurs que sa montée en puissance se fait dans le même temps que progresse l’État social, avant que les néo-libéraux en entreprennent une destruction qui se poursuit aujourd’hui.

Un ordre néo-libéral se met en place, qui repose sur l’idée d’une prééminence de l’économie sur l’homme, laquelle entraîne celle du progrès identifié aux seuls aspects techniques (la mesure de la performance passe d’abord par là). Il repose également sur l’idée d’une démocratie accaparée par une oligarchie, sous couvert de technicité : le fameux « gouvernement d’experts » en est une bonne expression.

Le monde rural apparaît comme totalement déboussolé : le sens de son activité s’est perdu, ce qui en fait une proie de choix pour le FN. Les suffrages qu’il rassemble doit être compris comme l’expression d’une revanche sociale. La disparition de la paysannerie pose donc des questions démocratiques.

Comment sortir de l’impasse ?

Les auteurs estiment que l’une des voies possibles est de retrouver l’un des éléments qui caractérise la paysannerie, à savoir ce qui fait société, le commun, pour mieux lutter contre l’individualisme. Ils prennent la précaution d’affirmer qu’il faut se déprendre de l’idée d’une paysannerie bornée à son coin de terroir ; au contraire, il y a lieu d’associer le local et l’universel.

Ils expriment une certaine méfiance à l’égard du discours agro-écologique en vogue, portée par des gens comme Pierre Rabhi. C’est qu’il en appelle à une prise de conscience individuelle, alors que les auteurs préconisent un effort collectif comme la lutte que mène la Confédération paysanne. Une organisation internationale comme Via Campesina à laquelle appartient la Confédération paysanne) rassemble 200 millions de paysans dans le monde entier. Cela permet de mieux percevoir les enjeux collectifs [« la singularité et la force de la Confédération paysanne résident essentiellement dans la capacité de ses membres non seulement à ne pas vivre les situations qui leur étaient faites comme des épreuves personnelles, mais à les transformer en enjeux collectifs de structure sociale »], et d’apporter une solution qui repose sur la solidarité (notamment Nord-Sud), le respect de la nature (travailler avec elle, et non contre elle), la lutte contre l’emprise des multinationales (fauchage des OGM…). Le projet est donc résolument humaniste.

Les auteurs observent avec satisfaction que les valeurs de la Confédération paysanne progresse dans la société, notamment avec les idées de la recherche d’une société post-productiviste, post-capitaliste, de la solidarité, du pluralisme (face à l’hégémonie de la FNSEA), de la désobéissance (avec le démontage du MacDo de Millau ou la lutte contre les OGM). Mais ces valeurs restent cependant encore trop marginalisées.

Pourquoi s’acharner à faire disparaître la paysannerie ?

Les auteurs identifient sept raisons pour expliquer l’élimination du paysan. Parmi celles-là, retenons le lien avec la matière organique, fondamentalement contraire aux conceptions hygiénistes, aseptisées qui caractérisent le monde moderne. C’est aussi le lien avec le sol, qui exprime un lien social et naturel, alors que le nomadisme moderne ne prospère que sur l’artificiel. Enfin, le paysan est l’expression de l’autonomie : il privilégie la valeur d’usage contre la valeur d’échange (c’est-à-dire le capital).

 

Notes 

  • 1. À ce propos, on lira avec beaucoup d’intérêt, en pages 99-100, un article paru dans Le Monde : Jean-Pierre Dautun, « Comment je suis devenu une ressource humaine », 13 mars 1993.

 

Jean-Yves Le Naour (sc.), Iñaki Holgado et Marko (ill.), Aretha Battistutta (coul.), <i>Le réseau Comète. La ligne d'évasion des pilotes alliés</i>, Bamboo, coll. « Grand Angle », 56 p., 31 mai 2023. ISBN 978 2 8189 9395 8

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