Présentation de l'éditeur. « Pourquoi
les sociétés modernes ont-elles décidé de sacrifier les paysans ? Qui
est responsable de ce processus qui semble irréversible ? Pour tenter de
répondre à ces questions fondamentales, ce livre montre comment, depuis
des décennies, en France comme ailleurs, le productivisme s’est étendu à
l’ensemble des activités humaines. Avec pour conséquences :
déracinement et marchandisation, exploitation du travail et des
ressources naturelles, artificialisation et numérisation de la vie.
L’époque est aujourd’hui aux fermes-usines et aux usines que l’on ferme
ou délocalise, tandis que dominent, partout, finance et technoscience.
Le sacrifice des paysans est l’un des éléments du processus global de
transformation sociale dont il faut, au préalable, comprendre les
causes. Ainsi, les auteurs analysent le mouvement historique au sein
duquel s’est déployé le projet productiviste au cours des 70 dernières
années, des « Trente Glorieuses aux Quarante Honteuses ». Puis ils
expliquent comment le long travail d’« ensauvagement des paysans » a
mené à la destruction des sociétés paysannes et des cultures rurales.
De ce véritable ethnocide, qui a empêché l’alternative au capitalisme
dont une partie des paysans était porteuse, nous n’avons pas fini, tous,
de payer le prix ».
Il faut lire l’analyse stimulante qu’est Le Sacrifice des paysans.
Loin de s’attacher à une vision doloriste d’un monde disparu, et de
proposer des arguments propres à nourrir une certaine nostalgie, Pierre
Bitoun et Yves Dupont nous permettent de mieux comprendre nombre
d’enjeux du monde actuel.
Les auteurs
Yves Dupont a été chercheur à l’INRA (1975-1990). Il a ensuite
enseigné la socioanthropologie à l’université de Caen (1991-2006).
Depuis 2006, il est professeur émérite et membre du conseil scientifique
du Comité de recherche et d’information indépendante sur le génie
génétique (CRIIGEN)
Pierre Bitoun a cosigné avec Yves Dupont et Pierre Alphandéry, Les Champs du départ (La Découverte, 1989) et L’Équivoque écologique (La Découverte, 1991). Il est également l’auteur de Campagnes d’enfance (Cénomane, 2005).
Leur travail permet de les compter parmi les spécialistes du monde rural.
Pourquoi aborder la question paysanne ?
L’objectif du Sacrifice des paysans n’est d’être seulement
une analyse sur la disparition de la paysannerie. Les auteurs insistent
bien évidemment sur la fonte de cette population. En 1950, en France, il
y avait plus de 7,5 millions de paysans, soit un tiers de la population
active. On dénombre environ 800 000 agriculteurs aujourd’hui,
exploitant un demi-million d’exploitations, autant qu’il en est disparu
depuis 2010) ; ils ne représentent cependant plus que 3 % de la
population active. Toutefois, l’exemple de la France n’est pas
exceptionnel : les autres pays occidentaux connaissent le même
phénomène.
Les auteurs se proposent donc de l’étudier, mais en croisant
plusieurs facteurs, sociaux, culturels, politiques, etc. Ils sont
ensuite partis de l’hypothèse selon laquelle l’analyse de la question
paysanne, aussi intéressante soit-elle elle-même, permet surtout d’être
un révélateur de la modernité. Autrement dit, leur problématique de
savoir en quoi une société se reconnaît-elle comme moderne au travers du
sacrifice qu’elle fait de sa paysannerie ?
Un ethnocide
Le terme, présent en quatrième de couverture, peut paraître exagéré.
Les auteurs rappellent qu’il se rapporte à la destruction d’un groupe
social (ici, la paysannerie, composée en réalité d’une multitude de
paysanneries) mais aussi de sa culture. À leur place triomphe
l’uniformisation des paysages, de la société.
En remontant dans le passé, Pierre Bitoun et Yves Dupont considèrent
l’expérience des camps d’extermination pour montrer que cette logique
productiviste était déjà à l’œuvre. On le voit d’ailleurs bien exprimée
dans le roman de Robert Merle, La Mort est mon métier. Le
caractère mortifère, but du programme d’extermination, éclaire ce qui se
passe aujourd’hui. L’analogie permet de comprendre de cette façon les
suicides de paysans, tant en France qu’ailleurs (en Inde). Il s’agit de
l’une des stratégies utilisées pour hâter la disparition du monde
paysan, en opérant un tri. Paradoxalement, les victimes sont précisément
ceux qui font les efforts les plus importants pour intégrer le monde
moderne : pour produire davantage, ils ont contractés des emprunts. Mais
pour les rembourser, il leur faut produire davantage encore, et les
voici broyés dans un mécanisme qu’ils ne maîtrisent pas.
Autre paradoxe, ceux-là ont abandonné le qualificatif de « paysan »
au profit de celui d’« agriculteur », jugé plus noble. Ce recouvrement
est en effet un autre moyen, à l’œuvre depuis longtemps, de l’ethnocide.
Il tient à la construction d’une perception péjorative des paysans, un
« ensauvagement » qui a conduit à la destruction des sociétés et des cultures rurales, marginalisées. Les
paysans apparaissent comme un « brouillon d’humanité», base d’un
discours destiné à produire un sentiment de honte. Les auteurs rapproche
ce phénomène de la façon dont on a considéré les indigènes des
colonies, pour mieux les acculturer, ce qui était une façon de les faire
disparaître.
Le monde paysan, porteur de tous les archaïsmes possibles, ne pouvait être que supprimé sur l’autel de la modernité.
Un monde paysan à détruire
L’étude porte sur le monde rural depuis la fin de la Seconde Guerre
mondiale. Les auteurs y voient l’amorce d’un point d’inflexion : s’il
n’est pas le premier, il a été décisif, tant ses effets portent encore
aujourd’hui.
Le productivisme, qui caractérise l’agriculture actuelle, embrasse en
réalité bon nombre d’autres domaines. L’homme est ainsi vu comme une
simple ressource humaine ,
par exemple. Dominé par l’économie, il n’en est plus qu’un élément au
même titre que les matières premières qu’il travaille ou les machines
qu’il manipule, qu’on peut déplacer au gré des besoins économiques. Les
auteurs établissent à cette occasion une proximité avec l’idée du
déracinement, propre au monde paysan, mais que l’on retrouve également
dans la mobilité et la « flexibilité » exigées de bien d’autres
catégories de salariés. Ils y voient le triomphe d’une technocratie, à
l’image de l’actuel gouvernement mis en place en mai-juin 2017, qualifié
de « gouvernement d’experts ». Ce déracinement s’accompagne de la
marchandisation, de l’artificialisation, notamment de la production :
que ce soit celle des animaux ou des végétaux, le « hors-sol » permet de
s’affranchir de l’élément fondamental qu’est la terre.
Un sacrifice en deux temps
Dans un premier temps, les « Trente Glorieuses » préparent le terrain
au néo-libéralisme, qui se développe au cours des « Quarante
Honteuses » (lesquelles se prolongent…). P. Bitoun et Y. Dupont
rapportent les propos des responsables du Commissariat au Plan, qui
imposent leurs vues aux gouvernements qui se succèdent, alors qu’ils
représentent un élément de stabilité. On voit aussi le rôle très
important joué par la FNSEA (fédération nationale des syndicats
d’exploitants agricoles) et de ses annexes (CNJA, etc.), tant dans
l’émergence de la Politique agricole commune que dans l’orientation des
subventions européennes. La centrale pratique délibérément la cogestion,
au niveau national et supra-national. Elle n’hésite à user de la
violence, comme moyen de pression sur les pouvoirs publics, avec
l’avantage de rassembler ses adhérents autour de l’idée fictive d’une
unité du monde agricole. Rien d’original à cela : les premières
organisations recouraient déjà à ce stratagème, porté au plus haut point
par la Corporation paysanne de Vichy.
Une agriculture industrialisée apparaît, fermement productiviste et
hautement capitaliste. Les auteurs notent d’ailleurs que sa montée en
puissance se fait dans le même temps que progresse l’État social, avant
que les néo-libéraux en entreprennent une destruction qui se poursuit
aujourd’hui.
Un ordre néo-libéral se met en place, qui repose sur l’idée d’une
prééminence de l’économie sur l’homme, laquelle entraîne celle du
progrès identifié aux seuls aspects techniques (la mesure de la
performance passe d’abord par là). Il repose également sur l’idée d’une
démocratie accaparée par une oligarchie, sous couvert de technicité : le
fameux « gouvernement d’experts » en est une bonne expression.
Le monde rural apparaît comme totalement déboussolé : le sens de son
activité s’est perdu, ce qui en fait une proie de choix pour le FN. Les
suffrages qu’il rassemble doit être compris comme l’expression d’une
revanche sociale. La disparition de la paysannerie pose donc des
questions démocratiques.
Comment sortir de l’impasse ?
Les auteurs estiment que l’une des voies possibles est de retrouver
l’un des éléments qui caractérise la paysannerie, à savoir ce qui fait
société, le commun, pour mieux lutter contre l’individualisme. Ils
prennent la précaution d’affirmer qu’il faut se déprendre de l’idée
d’une paysannerie bornée à son coin de terroir ; au contraire, il y a
lieu d’associer le local et l’universel.
Ils expriment une certaine méfiance à l’égard du discours
agro-écologique en vogue, portée par des gens comme Pierre Rabhi. C’est
qu’il en appelle à une prise de conscience individuelle, alors que les
auteurs préconisent un effort collectif comme la lutte que mène la
Confédération paysanne. Une organisation internationale comme Via
Campesina à laquelle appartient la Confédération paysanne) rassemble 200
millions de paysans dans le monde entier. Cela permet de mieux
percevoir les enjeux collectifs [« la singularité et la force de la
Confédération paysanne résident essentiellement dans la capacité de ses
membres non seulement à ne pas vivre les situations qui leur étaient
faites comme des épreuves personnelles, mais à les transformer en enjeux
collectifs de structure sociale »], et d’apporter une solution qui
repose sur la solidarité (notamment Nord-Sud), le respect de la nature
(travailler avec elle, et non contre elle), la lutte contre l’emprise
des multinationales (fauchage des OGM…). Le projet est donc résolument
humaniste.
Les auteurs observent avec satisfaction que les valeurs de la
Confédération paysanne progresse dans la société, notamment avec les
idées de la recherche d’une société post-productiviste,
post-capitaliste, de la solidarité, du pluralisme (face à l’hégémonie de
la FNSEA), de la désobéissance (avec le démontage du MacDo de Millau ou
la lutte contre les OGM). Mais ces valeurs restent cependant encore
trop marginalisées.
Pourquoi s’acharner à faire disparaître la paysannerie ?
Les auteurs identifient sept raisons pour expliquer l’élimination du
paysan. Parmi celles-là, retenons le lien avec la matière organique,
fondamentalement contraire aux conceptions hygiénistes, aseptisées qui
caractérisent le monde moderne. C’est aussi le lien avec le sol, qui
exprime un lien social et naturel, alors que le nomadisme moderne ne
prospère que sur l’artificiel. Enfin, le paysan est l’expression de
l’autonomie : il privilégie la valeur d’usage contre la valeur d’échange
(c’est-à-dire le capital).
Notes