11/11/2020

Raphaëlle Branche, Papa, qu'as-tu fait en Algérie ? Enquête sur un silence familial, éd. La Découverte, 3 sept. 2020, 512 p. 25 €. ISBN : 9782707198785

Présentation de l'éditeur. « De 1954 à 1962, plus d’un million et demi de jeunes Français sont partis faire leur service militaire en Algérie. Mais ils ont été plongés dans une guerre qui ne disait pas son nom. Depuis lors, les anciens d’Algérie sont réputés n’avoir pas parlé de leur expérience au sein de leur famille. Le silence continuerait à hanter ces hommes et leurs proches. En historienne, Raphaëlle Branche a voulu mettre cette vision à l’épreuve des décennies écoulées depuis le conflit.

Fondé sur une vaste collecte de témoignages et sur des sources inédites, ce livre remonte d’abord à la guerre elle-même : ces jeunes ont-ils pu dire à leur famille ce qu’ils vivaient en Algérie ? Ce qui s’est noué alors, montre Raphaëlle Branche, conditionne largement ce qui sera transmis plus tard. Son enquête suit ensuite les métamorphoses des silences et des récits jusqu’à nos jours. Elle pointe l’importance des bouleversements qu’a connus la société française et leurs effets sur ce qui pouvait être dit, entendu et demandé dans les familles à propos de la guerre d’Algérie. Elle éclaire en particulier pourquoi, six décennies après la fin du conflit, beaucoup d’enfants ont toujours la conviction qu’existe chez leur père une zone sensible à ne pas toucher.

Grâce à cette enquête, c’est plus largement la place de la guerre d’Algérie dans la société française qui se trouve éclairée : si des silences sont avérés, leurs causes sont moins personnelles que familiales, sociales et, ultimement, liées aux contextes historiques des dernières décennies. Avec le temps, elles se sont modifiées et de nouveaux récits sont devenus possibles. 

Prix Augustin Thierry 2020 ».

 

Le livre de Raphaëlle Branche a paru le 3 septembre dernier. Nous sommes le 11 novembre, et le compte rendu de sa lecture n'a toujours pas été fait. Les excuses pour en repousser la rédaction n'ont pas manqué. La principale tient — je dois le constater aujourd'hui — à une difficulté personnelle : celle d'être confronté à ma propre histoire. Disons-le tout de suite pour qu'il n'ait aucune ambiguïté, c'est au travers de l'expérience de ma vie que cette lecture s'est faite. Celle de quelqu'un qui a posé la même question à son père que le titre qui a été choisi : « Papa, qu'as-tu fait en Algérie ? ». C'est donc sous ce double rapport, de lecteur et de fils d'appelé, que je rendrai compte de ma lecture, qui ne tient en rien à l'objectivité, comme on peut s'en douter. C'est au contraire mon passé, aussi bien que celui de mon père, qui a surgi au fil des pages, en se révélant souvent.

Raphaëlle Branche a choisi un plan chronologique qui donne toute sa cohérence à son ouvrage, en suivant le parcours d'un appelé, de sa construction en tant qu'enfant, de pré-adulte quand il a (pour beaucoup d'hommes de ces générations) terminé sa formation scolaire et professionnelle, puis d'appelé basculé dans une Algérie imaginée. Elle le considère enfin à son retour, plus de deux ans après son départ, dans une société en pleine mutation, devenu à la fois adulte et « ancien combattant » (qualité qu'on se refuse à lui reconnaître pendant longtemps), de père et de grand-père. Sous l'expression « un appelé », c'est en réalité une mise en parallèle d'autant d'expériences qu'elle effectue, tant les conditions ont évolué de 1954 à 1962 (et même au-delà). Influent également de multiples facteurs : l'origine sociale et géographique, l'histoire familiale (et notamment la prégnance des deux guerres mondiales, voire de la guerre d'Indochine, vécues par le père, le grand-père, un oncle, un frère, etc.), l'âge au départ, la formation professionnelle et intellectuelle, l'implication dans la société, dans un groupe (association, syndicat, parti...), le fait d'être déjà marié (ou presque), d'avoir un enfant, etc. Ajoutons à cela l'endroit (ou les lieux) où l'appelé (qui a parfois devancé l'appel) a été envoyé, les fonctions qu'on lui a attribué, la période de la guerre, etc. Tout cela donne à penser qu'il y a eu non « une » mais « des » guerres d'Algérie, tout autant que le nombre d'individus qui y ont participé. Enfin, cette guerre « sans nom » (pour reprendre le titre du long et passionnant film de Bertrand Tavernier, 1992) ne s'est pas arrêtée en juillet 1962, au moment de l'indépendance algérienne. Entrés individuellement pour une période de service militaire, chacun de ces appelés en est sorti tout aussi individuellement, par petits contingents « renvoyés dans leurs foyers », selon l'expression militaire, ce qui est tout à fait significatif du peu de cas que l'armée (et les institutions publiques d'une façon générale) a fait de ces hommes, blessés, traumatisés, cassés, à un titre ou à un autre, à différents degré de gravité. Aucune action publique n'a marqué ni la fin des « événements», ni le retour des combattants. On sait que le terme de « guerre  » a été concédé très tardivement à ce qui s'est déroulé en Algérie. Raphaëlle Branche rappelle aussi les grandes difficultés qu'ont eues ces jeunes à se faire reconnaître comme combattant, à obtenir des droits afférents à cette qualité, et même à se faire admettre au sein de groupements d'anciens combattants.  Le retour dans les familles ou dans le couple a aussi très difficile, car il convenait de reprendre le cours normal de la vie. Cette période algérienne, au soleil, n'avait souvent été perçue que dans ses aspects exotiques, la faiblesse de l'information sur ce qui s'y déroulé réellement y contribuant. S'y ajoute — et c'est l'objet de ce livre — la construction d'un « silence familial » aux conséquences parfois ravageuses, pour l'ancien appelé que pour sa famille, sur la base de traumatismes tus et d'une expérience souvent indicible. Cette intériorisation est parfois à l'origine — car il faut se garder de généraliser, chaque expérience étant individuelle, comme on l'a rappelé plus haut — l'apparition de phénomènes divers : dépendances (alcool, tabac, drogue...), violence retournée contre soi (mutilation, mise en danger, suicides...) ou les autres (à commencer par sa famille), rapport difficile à l'autorité (délinquance, rébellion...), colères, cauchemars... On lit également que ces phénomènes se sont parfois transmis aux enfants, et on prend conscience que les effets concernent aussi les famille de ceux-ci : la guerre continue, en touchant trois générations, en ne considérant que l'appelé et ses descendants.

Puisque cette lecture s'est largement faite au regard de ce que j'ai vécu, je dois l'éclairer de cette façon. Mon père est né en septembre 1936. Il appartient à cette génération qui, née avant la seconde guerre mondiale, est décrite par Raphaëlle Branche comme largement influencée par 1914-1918. Il porte en effet le prénom de son grand-père, Gaston, mort en septembre 1918 ; la grand-mère veuve a grandement contribué à son éducation, d'autant que c'est son seul petit-fils vivant (un frère aîné meurt à dix ans, en 1944). Le portrait du grand-père, ses titres de reconnaissance acquis du fait de la guerre, sont en évidence dans la maison d'habitation de la ferme familiale. En second lieu, c'est aussi sur cette génération que pèse le plus l'autorité du père, sans aucune contestation possible. Celui-ci n'a pas participé à la guerre mondiale, mais il l'a vécue dans les régions envahies ; devenu adulte, il participe à l'occupation de la Ruhr avec l'armée belge (il a cette nationalité bien qu'étant né en France en 1902) : il se considère comme héritier des vainqueurs de 1918, et aussi comme Français du fait de son intégration à la société française. Sans entrer dans la Résistance, il contribue à l'aider, en ouvrant ses bâtiments à des blessés, en cachant des armes, ce pour quoi il n'a jamais eu seulement l'idée de demander une forme de reconnaissance. À la fin du mois d'août 1944, deux SS entrent dans la cour, en exigeant un cheval et un équipage ; le père leur tient tête calmement, leur baragouinant en allemand, leur demandant une cigarette, le tout sous les yeux de son fils. Au même moment se déroulent deux massacres, à une dizaine de kilomètres de là, ce qu'il ignore encore. Les Américains arrivés peu après, il se lance à la poursuite de ses biens, qu'il finit par retrouver. On voit que cette image n'a pas manqué d'impressionner son fils, puisque j'ai également eu sa version des faits, trente ou quarante ans après. Ce père, autoritaire (mais qui n'a jamais levé la main sur ses enfants, comme il me l'a très souvent dit), est aussi agriculteur, très conservateur et catholique pratiquant. C'est aussi la vision d'une société basée sur l'ordre qui s'impose à son fils, destiné à reprendre la ferme.


Comme la plupart des appelés, il n'a qu'une image largement idéalisée de l'Algérie quand il part en octobre 1956. Mais sa famille est plus ou moins informée de ce qui s'y passe, et a une certaine conscience du danger encouru. On est en effet quelques mois après le drame de l'embuscade de Palestro, en avril 1956, événement qui, après les attentats de la Toussaint 1954, donne une certaine consistance à ce qui se déroule de l'autre côté de la Méditerranée, ce qui justifie les opérations de « maintien de l'ordre » aux yeux de l'opinion publique, tel que tout cela transparaît dans la presse locale.  C'est à ce point qu'elle descend en voiture à Lourdes pour un pèlerinage, ce qui l'oblige à traverser toute la France, depuis le nord de l'Aisne. C'est aussi son vingtième anniversaire, et sa grand-mère lui fait le cadeau d'une montre (une Lip) : c'est son dernier présent, car elle meurt en janvier 1959, quelques semaines à peine avant le retour de mon père.


Il effectue ses « classes » à Suippes, là encore dans un camp militaire dont l'emprise s'étend sur les anciennes lignes de la première guerre mondiale (la Main de Massiges, etc.), avec les risques d'explosion d'engins militaires que cela implique. Sait-il s'il partira en Algérie ? C'est en mars 1957 que sa batterie de nouveaux appelés prend le train pour Marseille, dont les membres sont dispersés dans différentes unités. Le cheminement est fréquemment perturbé par les actions de rappelés, ce qui impressionne mon père : il m'a souvent raconté les hurlements des manifestants dans les gares, aux prises avec la police. L'arrivée à Marseille (probablement au camp de Sainte-Marthe) est strictement encadré par les CRS, jusqu'à l'embarquement sur le Ville d'Oran. L'accueil est identique à Alger, après une traversée difficile du fait des conditions de la mer. Les membres de la batterie sont dispersés dans différentes unités et embarqués immédiatement. Mon père se retrouve dans un train qui le conduit en Petite Kabylie, à Beni-Amran, dans l'une des compagnies du 137e régiment d'infanterie qui stationne près de la gare et d'une huilerie, au débouché des gorges de... Palestro. De ce qui se passe alors, de mars 1957 à janvier 1959, je n'ai que des bribes d'information. Des éléments qui concernent les « opérations », sans que soient jamais évoqués le risque ou la moindre embuscade. Les seules mentions du danger tenaient aux tours de garde dans le camp et dans les petites tours édifiées sur la route dans les gorges. Danger fantasmé (les gardes étaient nocturnes, et les chacals rôdaient), ou bien réel ?  Je ne me souviens pas avoir entendu parler du moindre coup de feu et du moindre blessé, encore moins de morts. L'autre mention du danger concernait la présence d'harkis et de la méfiance à leur égard, notamment lors des gardes dans les tours. Certains avaient pris la fuite, une nuit, avec leurs armes et leur équipement militaire. Ce rapport à l'étranger concernait également le reste de la population : lors des opérations, des armes étaient retrouvées dans les mechtas, mais j'ignore quelles ont été les conséquences de ces découvertes. Les photographies (une vingtaine tout au plus) confirmaient cette distance : on y voit parfois une femme portant une jarre sur la tête, un âne, ou personne comme ce cliché où l'on voit mon père, casqué et souriant, participant au démontage d'un toit en tuiles. Un autre élément tient au contexte de mai 1958, au retour de de Gaulle et aux opération de vote lors du référendum sur la nouvelle constitution. Mon père me disait l'admiration de vieux Algériens voulant voter pour « di Gaulle », et que l'on forçait à prendre un bulletin « non » — sous la menace des armes ! —, l'autre tas étant épuisé. En même temps, il a témoigné pour beaucoup de la beauté des paysages qu'il a eu le temps de parcourir. Il en a profité pour acheter un ouvrage d'agronomie concernant spécifiquement l'Algérie, sans que j'aie pu le questionner sur ses intentions : simple besoin d'affermir ses connaissances (très probablement) ; intention de s'installer là-bas (ce qui m'étonnerait). Mais il a dit le souvenir qu'il avait gardé des grands domaines qu'il avait dû garder, et notamment des orangeraies, des  palmiers-dattiers, des figuiers. Ce qui l'amenait invariablement à l'égoïsme et la rapacité des colons propriétaires, qui interdisait aux soldats de manger des fruits ou même d'accéder aux citernes d'eau. Il en venait aussi à sa perception des inégalités, très vive, une perception multiforme qui concernait la misère des paysans algériens, mais aussi la protection de coureurs cyclistes qui pouvaient, comme Jacques Anquetil, s'entraîner sans la moindre crainte, élément qui semblait indiquer des accords avec les « fellaghas ». De ces années, c'est aussi le rapport à ses camarades d'infortune qu'il rappelait beaucoup : un Tahitien qui jouait de la guitare ; un Parisien vantard (et probablement « gangster ») ; un cultivateur de melons originaire de Cavaillon... Mon père a cherché à entretenir ces liens jusqu'à sa mort, en novembre 1990, il y a trente ans exactement. L'envie lui prenait un matin de fin août de se rendre du côté de Domrémy, ou de Sancerre, ou en Normandie, pour une visite impromptue à d'anciens appelés, qui voyaient brusquement débarquer une famille de cinq personnes. C'est avec un gendarme mobile, engagé après son service, qu'il a gardé les liens les plus étroits, puisque nous nous rendions visite au moins une fois l'an, la proximité géographique aidant (sa caserne était à Arras), jusqu'à son suicide en avril 1988. C'est à son enterrement que j'ai vu pour la première fois de ma vie mon père pleurer.
Les liens avec la métropole étaient assez ténus. Il s'agissait de la correspondance avec la famille et avec des camarades du village (souvent appelés ou anciens appelés) ou des soldats affectés dans d'autres unités, sous forme de lettres, de cartes postales ou de commémoration (de fêtes religieuses, par exemple). Elle s'accompagnait de photographies, de colis, de mandats postaux. Des mots que j'ai pu lire (on verra plus tard pourquoi) et des photographies, on voit nettement un souci de mon père d'atténuer les risques (ne pas affoler ses lecteurs), de raconter l'ennui, la lenteur du temps à s'écouler, la nostalgie du pays, mais le plaisir de s'emparer des moindres plaisirs (une partie de pétanque, une baignade...). Je ne me souviens pas y avoir lu, comme je l'ai dit, quoi que ce soit qui eut évoqué une guerre. C'est au contraire une litanie de ce qui, a priori, apparaît comme des lieux communs, des banalités (des nouvelles de tel ou tel cheval, des récoltes...). Ils traduisent en fait une volonté de montrer que les choses se déroulent sans heurts tout comme celle de réintégrer le cours normal de la vie d'avant l'appel. Derrière cette absence somme toute provisoire, on ne masque pas le retour qui tarde trop, et l'envie de raccourcir les distances géographiques. Un autre moyen utilisé a été la presse locale. L'Union a ainsi entretenu une rubrique intitulée « Nos soldats nous écrivent » ; mon père y figure au milieu de quatre autres appelés du nord de l'Aisne, tous souriants, le texte soulignant que tout allait bien.


Le retour en France s'est effectué dans un contexte assez douloureux. Sa grand-mère meurt donc en janvier, ce qu'il apprend par un télégramme. Mais on lui refuse la permission de revenir en métropole, alors qu'il n'a plus qu'une poignée de semaines à effectuer. Libéré, il ne revient toutefois pas directement à la ferme, pour une raison que j'ignore. Il quitte Marseille (et ses camarades libérés, au fur et à mesure des stations) pour prendre un train qui le conduit à Limoges, où il s'était arrêté lors du pèlerinage à Lourdes, en 1956. Là se trouve un couple de paysans, au Mas Guigou, dont le chef de famille mobilisé en 1939 avait séjourné à la ferme avant l'attaque allemande du 10 mai 1940. Il avait sympathisé avec mon grand-père depuis le jour où il avait dressé l'oreille quand celui-ci avait interpellé ses deux filles aînées : lui-même avait deux filles portant le même prénom.

Mon père parvient donc à la ferme, à la fin de sa permission de libération, seul. On le voit devant la porte de la maison, avec la famille, photographié en uniforme par quelqu'un que je n'ai cherché à identifier. Comme beaucoup, il rapporte des souvenirs matériels d'Algérie : des coussins, des ustensiles divers (un pilon, des plats...) qui serviront d'objets de décoration, des petites poupées folkloriques, etc. Autant de marqueurs de cette période, qu'on retrouve dans les maisons de la famille. À cela s'ajoute quelques effets militaires qu'il n'a pas restitués à la gendarmerie du chef-lieu de canton : deux calots, des épaulettes, une fourragère, deux décorations (jamais portées par la suite). Et deux ou trois balles. Ce retour se complique par le fait des relations avec son père. Celui-ci a alors près de 57 ans et il compte bien continuer à diriger la ferme. Mon père tente en vain de le convaincre d'améliorer la mécanisation : il a en tête l'équipement des domaines coloniaux qu'il a gardés, mais aussi ce qu'il a appris pendant sa formation agricole pendant les années qui ont précédé son départ de 1956. Sans l'avouer d'abord à ses parents, il répond à une annonce demandant un chef d'équipe dans une grosse ferme du Laonnois. Là, il dirige le travail d'ouvriers français, mais aussi portugais. Cela lui permet de rester à distance de son père, en attendant qu'il prenne sa retraite. Il se marie en avril 1962 à un femme dont le frère aîné est rentré d'Algérie également, passablement traumatisé par ce qu'il a vécu (l'assassinat au couteau d'un Algérien, en pleine rue et sans aucun motif, par un légionnaire avec qui il circulait). Le couple s'établit en novembre 1963 dans une petite ferme herbagère, à une quinzaine de kilomètres de ses parents. Son père se décide à prendre sa retraite (le gouvernement avait engagé des incitations financières au départ des vieux agriculteurs), et mes parents peuvent alors lui succéder en novembre 1966. Si on néglige les quelques mois qui suivent son retour d'Algérie, il s'est donc écoulé dix ans depuis son départ à l'armée. Trois garçons naissent entre 1963 et 1969.


Mon enfance a été constamment été ponctuée d'allusions directes ou indirectes à l'Algérie. Les premières émergeaient lors de rassemblements familiaux : trois des beaux-frères (sur cinq) de mon père étaient d'anciens appelés en Algérie. La plupart de ses anciens camarades d'école l'étaient également. L'Algérie éait un sujet de conversation très fréquent, mais qui tournait autour des mêmes éléments, avec beaucoup de non-dits (que je ne percevais évidemment pas, alors) qui soulignaient une certaine connivence : il y avait clairement ceux qui y étaient allés, et les autres. Mais je ne me souviens pas que cela ait été évoqué entre mon père et mon grand-père. Quand ce dernier m'en parlait, rien n'était précis : un « quand ton père était en Algérie » servait à situer tel événement local dans le temps. Les souvenirs étaient convoqués quand je sortais la vingtaine de photographies, rassemblées pêle-mêle dans une boîte métallique, sans ordre chronologique. Elles servaient de base à mes questions, auxquelles mon père répondait volontiers, mais en revenant sans cesse sur des éléments que je connaissais déjà. Peu de choses extérieures se sont présentées pour en savoir davantage : un numéro spécial de Paris Match ; la diffusion de rares films à  la télévision (Les Centurions de Mark Robson; R.A.S. d'Yves Boisset, etc.).

Ce passé constamment ressassé dans les mêmes termes édulcorés — en plus de celui des deux guerres mondiales porté par les grands-parents — a très largement décidé de mon orientation vers des études supérieures d'histoire. Il a cependant fallu attendre la véritable émergence de la question algérienne, dans les années 1990, pour que ce passé — dont finalement je ne savais pas grand chose — me revienne en pleine face : les accusations contre Le Pen, Massu et Aussaresses, la diffusion du film de Bertrand Tavernier, La Guerre sans nom, du documentaire de Patrick Rottman, L'Ennemi intime, etc. Et tout ce que j'ai pu lire et voir depuis 1990. Chacun de ces événements en soi m'ont amené à m'interroger sur ce que mon père avait réellement fait en Algérie pendant près de deux ans, exactement comme le titre du livre de Raphaëlle Branche. Quelle connaissance avait-il eue de la torture, des exécutions sommaires, des exactions ? Quel rôle, surtout, avait-il pu tenir dans ces circonstances ? Et tout a été prétexte à fouiller dans ma mémoire, et réinterpréter ce qui avait été dit ou tu. Et puis ont paru d'autres ouvrages, portant cette fois sur les enfants d'appelés : celui de Florence Dossé, Les Héritiers du silence. Enfants d'appelés en Algérie (Stock, 2012), dont j'ai rendu compte de la lecture ici, etc., ce qui m'a amené à lire celui de Claire Mauss-Copeaux, Les Appelés en Algérie. La parole confisquée (Hachette, 1999) et beaucoup d'autres. À quoi s'ajoutent maintenant les interrogations des petits-enfants, comme dans Souvenir, souvenir, le film de Bastien Dubois, produit par Blast Production, Arte France, 2020).

« Silence », « Parole confisquée » : voilà ce qui caractérise bien ces mémoires amputées, celle de nos pères en même temps que celle de leurs enfants et petits-enfants. 

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Jean-Yves Le Naour (sc.), Iñaki Holgado et Marko (ill.), Aretha Battistutta (coul.), <i>Le réseau Comète. La ligne d'évasion des pilotes alliés</i>, Bamboo, coll. « Grand Angle », 56 p., 31 mai 2023. ISBN 978 2 8189 9395 8

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