Philippe Collin (sc.), Sébastien Goethals (sc. et ill.), La Patrie des frères Werner, Futuropolis, 26 août 2020, 152 p., 23 €
Juin 1956. Les deux frères ont rejoint les rangs de la Stasi pour échapper au camp de rééducation. Ils seront les fils de l’Est.
Juin 1974. Lors de la 10e coupe du monde de football, un match historique va opposer la RFA et la RDA.
C’est le match de la guerre froide. Le retentissement est mondial.
Pour faire gagner la RDA, Erich Honecker décide d’impliquer les
meilleurs agents de la Stasi. Il faut prouver la supériorité du régime
socialiste sur le monde capitaliste. Konrad Werner est infiltré depuis
des mois dans l’équipe de la RFA. Andreas Werner fait partie de la
délégation de RDA. Voilà douze ans qu’ils ne se sont pas vus.
Le choc des deux blocs va ébranler leurs convictions ».
Il y a deux ans paraissait le premier ouvrage signé à la fois par Philippe Collin et Stéphane Goethals, Le Voyage de Marcel Grob, dont il a été rendu compte sur ce même site. Alors que cet album prenait pour cadre la fin de la seconde guerre mondiale [1], La Patrie des frères Werner ne fait que prendre naissance lors de sa conclusion en Europe, puisque nous sommes alors à Berlin lors de l’assaut final mené par les Soviétiques contre la capitale du Reich de mille ans. L’album offre d’ailleurs deux références. L’une est très explicite, puisqu’il s’agit de la célèbre photographie d’Evgueni Khaldeï, sur laquelle on voit la mise en scène de trois soldats soviétiques [2] dressant le drapeau soviétique au sommet des ruines du Reichstag, le 2 mai (et non le 8 comme l’indique l’illustration de la page 3). Les premières scènes évoquent également le film de Roberto Rossellini, Allemagne année zéro (1948), même si le cadre est celui de l’après-guerre, avec la capitale en ruine.
Deux enfants [3] cherchent à échapper aux combats : Konrad et Andreas Werner, dont les parents, juifs, ont péri dans les camps nazis. Wolfskinder
(enfants-loups), ils se retrouvent finalement dans la zone occupée par
les Soviétiques. En 1953, ils sont installés à Leipzig, et assistent au
soulèvement qui suit la mort de Staline. Konrad est saisi par la police
politique ; le colonel Gronau exerce un chantage sur lui : il doit
s’engager pour éviter à son jeune frère d’être placé dans une maison de
correction en Pologne. En 1956, les deux frères terminent leur formation
d’officiers de la Stasi, dont Erich Mielke prend la tête l’année
suivante. On les suit à nouveau à Berlin, en août 1961, quand s’édifie
le mur, puis à Rostock, en décembre, où ils sont chargés d’arrêter Otto
Priebke. Il s’agit d’un homonyme d’Erich Priebke, condamné en 1998 par
la justice italienne pour avoir organisé le massacre des Fosses
ardéatines, à Rome, en mars 1944. Celui-là, Oberstrurmführer à
Ravensbrück où la mère des frères Werner est morte. Il est abattu par
Andreas au moment de son évasion. C’est le véritable point de départ de
l’histoire. Quand il termine ses trois mois d’emprisonnement, Andreas
apprend que son frère s’est vu confier une mission d’infiltration à
l’Ouest, ce qui signifie qu’ils sont séparés de fait.
En 1974, Konrad est installé à Hambourg, et a fondé une famille. Il est
parfaitement intégré à la société ouest-allemande : il est d’ailleurs
devenu intendant de la Mannschaft, l’équipe nationale de football
de la RFA entraînée par Helmut Schön, qui comprend alors des joueurs
aussi prestigieux que Paul Breitner, Franz Beckenbauer, Gerd Müller,
Sepp Maier… Elle doit affronter la RDA le 22 juin 1974 lors du premier
tour de la Coupe du monde de football organisée en RFA, puisque les deux
équipes font partie du groupe I (avec le Chili et l’Australie). Konrad
voit que son frère fait partie de la délégation est-allemande, comme
physiothérapeute. On ne dira rien de plus sur ce qui attend les deux
frères, qui se retrouvent après treize ans de séparation. On se
contentera de rappeler la victoire inattendue de l’équipe de la RDA sur
la Nationalmannschaft, avec un but marqué par Jürgen Sparwasser à
la soixante-dix septième minute. Les deux équipes sont qualifiées pour
le deuxième tour, l’équipe de la RDA devançant la RFA au classement
final. L’équipée s’arrête peu après, avec la perte de tous les matches
face au Brésil et aux Pays-Bas et un nul face à l’Argentine. Celle de la
RFA, comme on le sait, ne s’arrêtera qu’avec la victoire finale par
deux buts à un, obtenue le 7 juillet face aux Pays-Bas de Johan Cruijff
et Johnny Rep.
La Patrie des frères Werner présente un intérêt historique
indéniable, que vient bien compléter le dossier préparé par Fabien
Archambault, maître de conférences en Histoire contemporaine à Limoges.
Peu de bandes dessinées se sont en effet intéressées jusque à l’histoire
de la RDA, puisque les lecteurs sont emmenés jusqu’à la finale de
l’Euro 1992. À travers le parcours des deux frères, on y aperçoit les
pratiques de la Stasi, mais aussi l’imprégnation idéologique. Leur cas
n’est évidemment pas à généraliser. Plus encore, on retrouve le sport
comme élément d’unification de la population, mais aussi comme un moyen
mis au service du prestige du régime et du communisme. On retrouve
d’ailleurs dans la BD la « sécurisation »des matches à l’étranger : la
Stasi contrôle l’attribution des billets, donnés à des personnes de
confiance.
On regrette que le contexte retenu soit uniquement celui d’une rivalité
entre Allemands de l’Ouest et de l’Est. On est pourtant au moment de la Neue Ostpolitik
du social-démocrate Willy Brandt, lequel, il est vrai, vient tout juste
d’être écarté de la Chancellerie, le 7 mai 1974, après la découverte du
scandale Gunther Guillaume. Helmut Schmidt poursuit ensuite cette
politique, un peu plus timidement que son prédécesseur.
Notes
[1] Pour rappel, le héros de l’histoire, Marcel Grob, était un jeune Alsacien enrôlé de force dans la Waffen SS, et précipité dans le massacre de Marzabotto. Il avait été confronté à son passé à l’extrême fin de sa vie.
[2] Les trois soldats qui ont placé le drapeau rouge sur le Reichstag étaient Alekseï Kovalev, Abdoulkhakim Ismaïlov et Léonid Goritchev, mais Evgueni Khaldeï utilisa les services de trois autres pour les besoins de ses prises de vue.
[3] La couverture placent étrangement leur tête dans le rond central du terrain de football de Hambourg, leur donnant l’aspect de saints.
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