Pour comprendre ce phénomène, ce livre replace le cas Zemmour dans une perspective historique qui prend comme point de départ les années 1880, période où se mettent en place les institutions démocratiques qui nous gouvernent encore aujourd’hui. Ce faisant, il met en regard le parcours d’Éric Zemmour et celui d’Édouard Drumont, le chef de file du camp antisémite à la fin du XIXe siècle. Car les deux hommes ont chacun à leur époque su exploiter un contexte favorable à leur combat idéologique. Issus des milieux populaires et avides de revanche sociale, tous deux ont acquis leur notoriété pendant des périodes de crise économique et sociale, marquées par un fort désenchantement à l’égard du système parlementaire.
Dans ce saisissant portrait croisé, Gérard Noiriel analyse les trajectoires et les écrits de ces deux polémistes, en s’intéressant aux cibles qu’ils privilégient (étrangers, femmes, intellectuels de gauche, etc.) et en insistant sur les formes différentes que ces discours ont prises au cours du temps (car la législation interdit aujourd’hui de proférer des insultes aussi violentes que celles de Drumont). L’historien met ainsi en lumière une matrice du discours réactionnaire, et propose quelques pistes pour alimenter la réflexion de ceux qui cherchent aujourd’hui à combattre efficacement cette démagogie populiste ».
On connaît Gérard
Noiriel pour les nombreux publications qu’il a consacrées depuis une
quarantaine d’années à l’immigration. Il s’implique également dans
l’éducation populaire1, et anime un blog (« Le Populaire dans tous ses états »).
C’est dire à quel point on retrouve l’une des fonctions de l’Histoire, à
savoir qu’elle sert à constituer de la connaissance sur le passé, mais
de façon à éclairer le présent. Et c’est bien en tant qu’historien fait
une analyse comparative très précise des deux figures que sont Drumont
et Zemmour, à un siècle et demi de distance, tant dans leur progression
sociale que les moyens (médiatiques, rhétoriques…) dont ils se servent.
Leur but commun est d’établir une contre-histoire identitaire, sciemment
déformée, destinée à lire l’actualité sous l’angle d’une société
française supposée pure dans ses fondements, et agressée de toutes parts
par une perversion étrangère. Faisant cela, les deux se posent en
dénonciateurs de faits que l’élite ne veut pas voir. Les réactions ne
tardent pas à arriver, et les deux auteurs ont alors beau jeu de se
présenter en victimes d’un système qui cherche à étouffer leur voix par
tous les moyens : la presse, la publication d’ouvrages, les poursuites
judiciaires et les peines qui leur sont infligées. Tout est alors
retourné par les polémistes xénophobes : ces attaques sont la preuve
qu’ils dérangent en énonçant la vérité.
Pourtant, pour
arriver à leurs fins, les deux utilisent intensivement les moyens de
communication que leur époque leur offre. Si Drumont n’avait que les
conférences, la presse écrite et le livre pour s’exprimer, Zemmour y
ajoute la télévision, la radio et le réseau Internet. Gérard Noiriel
note d’ailleurs que les deux personnages ne surgissent pas à n’importe
quel moment. Drumont profite du développement de la presse écrite,
portée à la fois par une baisse des coûts de fabrication et des progrès
techniques qui ont font un média de masse. L’ascension d’un Zemmour
commence dans les années quatre-vingt, quand les chaînes de télévision
se multiplient, un peu avant le développement de l’Internet, une
quinzaine d’années après. Leur succès tient ainsi à leur capacité de
voir le parti qu’ils peuvent en tirer. C’est aussi pour eux une
formidable opportunité pour prendre leur revanche sociale. Tous deux
issus de milieux sociaux relativement modestes, leur rêve d’ascension
sociale est rapidement brisé. Zemmour échoue ainsi à entrer à l’ENA à
plusieurs reprises (p. 50). Après les promesses d’une scolarité
honorable, les portes semblent se fermer. Peu à peu, un ennemi se
dessine dont ils pourront tirer un profit important, propre à servir
leur renommée et assurer leur prospérité. Drumont s’attaque au juif. En
1886, il fait paraître à compte d’auteur (ou presque) La France juive,
dont plus de 60 000 exemplaires sont vendus en une année, à quoi
succèdent des rééditions, y compris en dehors de la France (p. 25). Cela
permet à Drumont de lancer son propre journal en 1892, La Libre Parole.
Zemmour s’en prend au musulman, mais aussi au féminisme (entre autres),
et publie des ouvrages dont la diffusion est également massive : en
2014, son Suicide français atteint un demi-million
d’exemplaires. Il assure la publicité lui-même au travers des
invitations à la télévision et à la radio (sans parler de la presse
écrite), et bien sûr dans les chroniques qui tient ça et là, ce qui ne
l’empêche pas de continuer à jouer la carte de la victimisation en
criant au musellement : la liberté d’expression est décrite comme un
délit, détournée qu’elle est par la « bien-pensance » (p. 219).
Drumont et Zemmour utilise une arme très efficace appliquée au genre de l’analyse politique : la fait-diversion (p. 60), qui repose sur le triptyque victime – agresseur – justicier. Combinée à des éléments nationalistes et articulée à la vie privée de chacun, ils touchent ainsi aux « identités latentes » (p. 46) de chacun, bâties sur « l’affiliation à [des] groupes fondés sur des critères économiques, sociaux, religieux [qui peuvent] dépasser le strict cadre national » (p. 45). Il est ainsi possible de toucher chaque individu par ce biais, et de mettre en résonance ce qui le constitue avec la xénophobie, de façon à bâtir un « eux » et un « nous » : entendre « agresseurs » et « victimes » (p. 234). La « rhétorique de l’inversion » (p. 94) est aussi mise à contribution : « ceux qu’on avait l’habitude de voir comme des dominants sont en réalité des dominés et réciproquement ». La porte est alors ouverte à la pseudo-théorie du grand remplacement : les minorités immigrées sont alors vues comme les avant-gardes de vagues massives qui déferlent sur l’Europe, en mettant en péril de sa civilisation.
Alors que faire ?
S’acharner à répliquer point par point aboutit à entrer dans le jeu de
la polémique : les arguments fondés sur la connaissance et la raison
sont de peu de poids face à l’irrationalité. Gérard Noiriel montre
comment un débat entre Zemmour et Patrick Weil tourne au jeu du mauvais
élève et du bon professeur : le premier a beau jeu de montrer qu’il a
été placé sciemment dans cette situation pour prouver son amateurisme,
ce qui rompt l’égalité de principe entre les deux rhéteurs. L’argument
anti-intellectualiste peut alors toucher « les gens qui haïssent ceux
qui détiennent un savoir dont ils sont dépourvus » (p. 232), d’autant
que cela « rencontre un certain état d’esprit disséminé dans la
population » (p. 233). Et se refuser au débat, c’est aussi risquer
d’être accusé d’un complexe de supériorité : le piège est parfait et la
marge d’action est mince. Pour le démontrer, Gérard Noiriel met l’accent
sur « le fossé qui sépare la sphère privée et la sphère publique » ;
tant que les pulsions et les préjugés restent dans la première, « elles
n’ont pas d’impact politique ». Le travail des polémistes consiste alors
à exploiter ces pulsions pour les banaliser et faciliter leur entrée
dans l’espace public, de façon à leur assurer une certaine légitimité.
On comprend alors que des arguments rationnels ne puissent pas porter.
Reprenant le philosophe Richard Rorry, Gérard Noiriel estime que l’on
peut utiliser « les règles de cette grammaire identitaire, pour qu’un
nombre croissant de nos concitoyens en viennent à voir d’autres êtres
humains comme des « nôtres » plutôt que comme des « eux » » (p. 234).
Un autre
détournement cette grammaire peut consister à privilégier le critère
social, et faire apparaître la communauté d’intérêt qui peut exister au
sein d’une catégorie socio-professionnelle, par exemple, et faire
émerger le « eux » des dominants (le patronat) et le « nous » des
dominés (le salariat).
C’est aussi utiliser
les « règles de production [du] monde savant », en ne cessant pas de
relever les contradictions du discours polémiste et d’y placer en face
ceux le relaient et occupent « un rôle décisif dans la diffusion de
l’information » (p. 236).
Enfin (p. 237), il
convient de « distinguer le champ politique et le champ scientifique »,
notamment en vulgarisant la connaissance produite pour la rendre
accessible. C’est précisément ce à quoi s’emploie Gérard Noiriel à
travers ses interventions dans l’éducation populaire, et notamment les
conférences gesticulées qui ont marqué la publication du précédent
ouvrage dont on a déjà rendu compte ici, Une Histoire populaire de la France2.
Une autre difficulté demeure, qui est de donner ensuite à tous ces
efforts un prolongement dans l’espace politique, car ce genre d’attitude
révèle aussi les failles de la démocratie telle qu’elle fonctionne
aujourd’hui.
Pour ceux que l’ouvrage intéresse, Gérard Noiriel sera à Laon le 22 janvier 2020 à L’Étoile noire (5, rue Saint Jean).
- 1. Voir notamment les sites de Daja (Des Acteurs culturels Jusqu’aux chercheurs et aux Artistes), et Les Petits Ruisseaux.
- 2. Gérard Noiriel, Une Histoire populaire de la France. De la guerre de Cent Ans à nos jours, Agone, 2018
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