On peut se demander ce qui a attiré l’attention de Gilles Perret : il se trouve simplement que ces deux-là sont voisins. L’effet de proximité joue à plein dans ce film : l’auteur entre chez Walter Bassan (c’est son nom) et l’accompagne partout. On comprend que l’utilisation du seul prénom dans le titre du film est un reflet de cette familiarité, mais aussi de la sympathie qu’éprouve le réalisateur pour son voisin. Pour autant, on aurait du mal à parler de connivence, dans son sens négatif. Au contraire, Gilles Perret donne de Walter un portrait tout en retenue, même si on sent bien que leur façon de voir le monde s’accorde. Pendant l’inauguration d’un musée par Bernard Accoyer et les discours officiels, les deux sont à l’extérieur, comme en dehors des conventions auxquelles il faudrait souscrire.
Qui est Walter Bassan ? Né le 5 novembre 1926 à Rovigo (Italie), sa famille
fuit ensuite le régime fasciste pour migrer. On l’a dit, Walter Bassan est
résistant, avec une vingtaine de camarades très jeunes (la plupart n’ont
pas vingt ans). Mais au moment où il s’engage, cela n’a pas un sens
profond pour lui. Il distribue des tracts ; il échappe aux poursuites
nocturnes dans les rues : c’est plutôt un jeu, pour un garçon de 17 ans,
qu’une lutte consciente. Dénoncé avec d’autres, il est arrêté par la
Milice le 23 mars 1944, transféré à l’intendance d’Annecy puis à la
prison Saint-Paul, à Lyon, où il est « interrogé » (pour utiliser le mot
convenu, mais qui ne dit rien des souffrances endurées). Il est déporté
par convoi I. 234 parti de Lyon le 29 juin 1944 vers Dachau le 29 juin
1944 (convoi I 234), où il arrive le 2 juillet. 350 hommes rentreront
onze mois plus tard, sur les 720, essentiellement français1 .
Au départ, il ne sait pas ce qu’il va advenir de lui, ni même ses
camarades : on se figure aller travailler à l’Est. Les premières images
du camp provoquent un profond traumatisme. Walter Bassan (matricule 75823)
évoque les coups, dont on se protège au mieux, car l’infection des
plaies est synonyme de mort. Il évoque aussi la solidarité : une
cuillerée de la maigre soupe va à ceux qui ont le plus besoin. Mais cela
s’avère souvent insuffisant : le frère aîné de Walter, Serge Bassan,
déporté en même temps que lui, il en est rapidement séparé : Walter part
pour le kommando de Kempten ; Serge est transféré à Weißensee (kommando
dépendant de Dachau), et il meurt dans celui d’Ohrdruf (qui dépend de
Buchenwald) le 2 mars 1945. Walter est libéré le 29 avril à Füssen.
Toujours vivant, Walter Bassan préside la Fédération nationale des
déportés et internés, Résistants et patriotes (FNDIRP). Il participe à
l’activité de l’association CHRA (Citoyens résistants, d’hier et d’aujourd’hui) :
c’est bien là le cœur du film de Gilles Perret. On suit Walter Bassan
accompagnant des élèves dans la visite de la prison Saint-Paul et à
Dachau : il aide à la compréhension de cette époque et œuvre au travail
de mémoire. On le suit également sur le plateau des Glières, dont un
candidat à la présidence de la République a voulu faire son éphémère
Roche de Solutré2 ,
ce qui a eu pour effet de lancer une contre-manifestation qui se
prolonge encore aujourd’hui. Ainsi, le 13 mai 2009, environ trois mille
personnes s’y sont rendus à l’initiative de CRHA, avec, parmi elles, de
grands noms de la Résistance : Raymond Aubrac, Stéphane Hesse et
d’autres ont cherché à rendre toute sa dignité à ce lieu, en rappelant
les valeurs pour lesquelles ils s’étaient battus et la programme du
Conseil national de la Résistance du 15 mars 1944, mis à mal par le
MEDEF et le gouvernement d’alors 3 .
L’historien médiéviste Offenstadt, interrogé, indique clairement que cela reflète une manière romanesque d’appréhender le passé, constitué de grandes figures, de grands événements, de façon à se placer dans une continuité aseptisée, idéalisée, qui évite toute approche critique, toute tension, ce qui contribue à « désinscrire les gens de leur contexte social » et à saisir les véritables enjeux.
Et l’enjeu, ici, est de comprendre l’importance politique du programme du CNR, que les partisans du néo-libéralisme s’efforcent de réduire depuis les années 1970-1980, selon l’économiste Christophe Ramaux, par le biais de la privatisation de la protection sociale, des services publics, de la flexibilisation du droit du travail, et de la remise en question des politiques publiques. Cela prend l’aspect de la libéralisation financière, du libre-échange, de la mise en concurrence, de l’austérité salariale, de la contre-révolution fiscale (les plus aisés doivent payer moins d’impôts).
Il est aussi de comprendre quelle a été la portée de ce texte, approuvée par des représentants syndicaux et politiques, de gauche et de droite, et évidemment ceux des formations résistantes. Il comprend deux parties : un plan d’action immédiate (dont le but est la libération du territoire), dont le sens est donnée par le projet politique à appliquer après-guerre. Par son ambition, il est révolutionnaire, sans proposer d’abolir le capitalisme pour autant. Sa mise en œuvre est rendue possible par le contexte : la droite collaborationniste est à terre ; la droite modérée a signé le programme ; de Gaulle accepte les mesures d’étatisation, conforme à son approche colbertiste ; la guerre froide n’est pas encore tout à fait engagée ; et il n’y a pas encore de constitution, ce qui laisse les coudées franches à des gens comme Pierre Laroque, qui lance la Sécurité sociale en octobre 1945.
C’est cette portée qu’expliquent les résistants qui participent aux rassemblements annuels des Glières. Raymond Aubrac indique clairement en 2009 que « le combat des Glières, c’est une promesse d’avenir, qui s’exprime à cette époque-là, dans le monument de la résistance qu’on appelle le programme du CNR ».
Au-delà de la défense de ce texte important, c’est aussi une conception du monde qui réunit les protagonistes de ces deux films, qui entendent poursuivre leur combat contre l’injustice et les inégalités, ce que Daniel Cordier résume bien : « Jusqu’à la fin du monde, vous aurez — hélas — des opprimés. Eh bien, si vous vous battez pour leur libération, pour leur avantage — je ne veux pas dire leur domination —, mais si vous vous battez pour eux, vous ne vous trompez jamais ».
- 1. Source : http://www.bddm.org/liv/details.php?id=I.234
- 2. Il s’y était rendu à la veille des élections, en 2007 et avait déclaré vouloir y revenir chaque année. Sa défaite l’a amené à réviser sa promesse : on ne l’y a plus revu depuis 2012.
- 3. Il n’en fut malheureusement pas l’initiateur — la mise au pas de la Sécurité sociale commence avec les ordonnances Pompidou de 1967 —, ni le seul, ni le dernier. Mais il soutint la politique du MEDEF de démantèlement du programme du CNR, ouvertement combattu par le vice-président de cette organisation, dénis Kessler : « Le modèle social français est le pur produit du Conseil national de la Résistance. Un compromis entre gaullistes et communistes. Il est grand temps de le réformer, et le gouvernement s’y emploie. Les annonces successives des différentes réformes par le gouvernement peuvent donner une impression de patchwork, tant elles paraissent variées, d’importance inégale, et de portées diverses : statut de la fonction publique, régimes spéciaux de retraite, refonte de la Sécurité sociale, paritarisme… À y regarder de plus près, on constate qu’il y a une profonde unité à ce programme ambitieux. La liste des réformes ? C’est simple, prenez tout ce qui a été mis en place entre 1944 et 1952, sans exception. Elle est là. Il s’agit aujourd’hui de sortir de 1945, et de défaire méthodiquement le programme du Conseil national de la Résistance ! ». Challenges, nº 94, 4 octobre 2007, p. 38.
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